BMCR 2024.06.23

Études socratiques

, Études socratiques. Paris: Les Belles Lettres, 2023. Pp. 352. ISBN 9782251454818.

Dix ans après un premier volume consacré à la figure de Socrate chez Xénophon[1], Louis-André Dorion offre aux lecteurs un deuxième recueil afin de poursuivre cette étude trop longtemps considérée comme mineure en raison de la prédominance de la représentation platonicienne de Socrate. Il faut saluer ce travail patient, minutieux et fort bien structuré qui restitue toute sa dignité à la version xénophonienne en l’envisageant sous de nombreux aspects.

Après un avant-propos rappelant l’origine des études publiées dans le recueil et l’objectif de les rendre disponibles dans une édition française, l’ouvrage aborde la question de la méthodologie mise en œuvre, avec l’article “Exégèse comparative et Question socratique”. L’auteur rappelle que l’objectif ne saurait être – au contraire de ce que veut la Question socratique – de déterminer la vérité historique (lequel, du Socrate de Platon – désormais indiqué SocrateP – ou du Socrate de Xénophon – SocrateX – serait le véritable Socrate ?), mais de reconstituer, en le comparant au SocrateP, un “autre Socrate” (p. 12), le SocrateX, dont il s’agit de montrer qu’il présente une cohérence propre: c’est là tout le propos de l’exégèse comparative promue par Louis-André Dorion, qui étend la méthode employée par Paul A. Vander Waerdt[2] pour analyser l’histoire de l’oracle de Delphes à de nombreux autres thèmes. L’auteur souligne, ainsi, les avantages de cette pratique: elle permet de saisir les thèmes socratiques qui sont l’objet d’interprétations conflictuelles de la part des disciples de Socrate; elle détermine la spécificité et la cohérence de chaque représentation de Socrate; elle n’écarte aucun témoignage, permettant de reconstituer le portrait que chaque source construit; enfin, elle est moins risquée qu’une prise de position sur la Question socratique, laquelle peut facilement devenir caduque.

L’article “Discours historique et fiction socratique” argumente en faveur du caractère fictif des logoi sokratikoi, émettant l’hypothèse que les auteurs de dialogues socratiques ont repris la pratique d’historiens comme Thucydide (Histoire de la Guerre du Péloponnèse, I, 22), qui n’hésitaient pas à recréer, de manière peu ou prou fictive, les discours supposément tenus par les acteurs en question. Comparant les passages et l’usage de certains termes, Louis-André Dorion suppose que Xénophon, puisqu’il était historien, ne pouvait ignorer cette “méthode” et qu’il l’a très probablement mise en œuvre aussi dans ses dialogues socratiques. Cette hypothèse repose sur le fait que plusieurs discours dans les Helléniques ont été inventés par Xénophon, souvent afin d’exprimer ses propres idées. Si l’on peut regretter que ce chapitre soit un peu rapide, l’on appréciera, cependant, le renversement effectué par l’auteur qui soutient que les logoi sokratikoi sont des fictions justement parce qu’ils se fondent sur la méthode historique qui, loin d’être objective et neutre, recomposait les discours.

Le troisième chapitre, “Le statut et la fonction de la rhétorique dans les écrits socratiques de Xénophon”, reconstitue, à partir de nombreux textes, la position implicite de SocrateX sur la rhétorique. Dans les textes de Xénophon, Socrate manie avec excellence la rhétorique qui serait l’équivalent public de la pratique, privée, de la dialectique. Sa maîtrise de la rhétorique-dialectique peut être présentée comme l’une des qualités propres de SocrateX au même titre que l’autarcie et la maîtrise de soi (enkrateia), laquelle serait au fondement du bon usage de la rhétorique. L’enkrateia de SocrateX jouerait, ainsi, le même rôle que la sophia de SocrateP.

Le prochain article se donne pour objectif de rendre compte de “l’influence des chapitres théologiques des Mémorables (I 4, IV 3) sur le livre II du De Natura Deorum de Cicéron”. L’auteur entend montrer l’influence souvent négligée que Xénophon, à travers les Mémorables, a pu avoir sur le stoïcisme. Les deux chapitres susmentionnés – dont Louis-André Dorion montre que la paternité en revient bien à Xénophon – comportent, en effet, une doctrine théo-téléologique qui auraient fortement influencé l’exposé de la théologie stoïcienne dans le livre II du De Natura Deorum de Cicéron, dont on sait qu’il était un lecteur de Xénophon. À cette fin, l’auteur établit un tableau conséquent des différents recoupements entre le texte de Xénophon, les ouvrages de Platon, le texte de Cicéron et les textes d’inspiration stoïcienne, puis reprend plus en détails certains des rapprochements et propose une hypothèse pour rendre compte du fait que Socrate, malgré son influence sur le stoïcisme, n’aurait pas adhéré à l’impératif stoïcien de vivre selon la nature. Cet article offre à l’auteur l’occasion d’énoncer une thèse importante qui appelle un programme de recherche: “la réhabilitation philosophique des Mémorables est une condition indispensable à l’examen serein de l’influence que cette œuvre a exercée sur des philosophes ultérieurs” (p. 78).

Le cinquième chapitre, “Ordre et progression des discours au chapitre IV du Banquet de Xénophon”, vise à établir que la succession de ces discours répond à un ordre croissant d’importance, commençant par ceux qui sont les plus éloignés de la vertu pour terminer par ceux qui se rapprochent le plus des positions de Socrate. L’auteur passe en revue chacun des discours: à cet égard, on retiendra en particulier l’analyse du discours d’Antisthène (p. 119-124), permettant d’établir dans quelle mesure celui-ci fut un véritable disciple de Socrate. La progression des discours montre qu’à la différence de SocrateP, SocrateX aurait réussi à transmettre sa vertu à certains de ses proches: une telle conclusion nourrit la réflexion sur le paradoxe socratique concernant la possibilité d’enseigner la vertu[3].

L’article suivant porte sur “Xénophon, Socrate et l’homosexualité”. Louis-André Dorion y discute la remise en question par Clifford Hindley[4] de la thèse couramment admise selon laquelle Xénophon aurait souscrit à la condamnation de l’homosexualité par SocrateX. Selon Clifford Hindley, il faudrait distinguer entre trois attitudes: celle, désinhibée, de Critias; celle, rigoriste, de Socrate; et celle, modérée, de Critobule et de Hiéron, qui correspondrait à celle de Xénophon. Après un examen minutieux des arguments de Clifford Hindley, Louis-André Dorion conclut non seulement que rien ne permet de douter que la position de Xénophon soit différente de celle de Socrate, mais encore que, pour Xénophon même, la voie de la modération ne serait pas différente de la voie rigoriste de son maître.

Le septième chapitre porte sur “la fausse opposition entre Socrate et Ischomaque dans l’Économique” et bat en brèche la lecture commune – celle, notamment, de Leo Strauss[5] – qui distingue entre les deux modèles économiques incarnés par chacun des protagonistes: c’est toute l’interprétation du texte de Xénophon qui est, ici, en jeu. Louis-André Dorion considère que, loin de s’opposer, les modèles sont complémentaires, voire convergent à de nombreux égards. C’est ainsi qu’il énonce une liste de plus de soixante points d’accord entre Socrate et Ischomaque et affirme que “dès que Xénophon choisit d’introduire Ischomaque et de lui accorder la parole, c’est pour lui faire exposer les grandes lignes d’une éthique qui ressemble, à s’y méprendre, à celle de Socrate” (p. 177). Pour justifier ce propos, il reprend dans le détail les points de convergence les plus significatifs (comme la maîtrise de soi ou l’endurance) et récuse les prétendues oppositions.

L’article “Cyrus et Socrate: Deux modèles sur un pied d’égalité ?” envisage trois questions: d’abord, si Cyrus correspond au portrait du dirigeant idéal dessiné par Socrate dans les Mémorables; ensuite, quels sont les principaux points de convergence doctrinale entre Socrate et Cyrus; et, enfin, qui de Socrate, incarnant le genre de vie philosophique, ou de Cyrus, incarnant le genre de vie politique, l’emporte sur l’autre. La réponse à la première question est positive: Cyrus incarne l’idéal socratique du dirigeant. Pour répondre à la deuxième question, l’auteur dresse une liste non exhaustive de recoupements particulièrement importants et présente Cyrus et Socrate comme deux porte-paroles de Xénophon. Pour la dernière question, après avoir établi une liste de qualités communes aux deux figures, l’auteur montre que c’est seulement à propos de Socrate que Xénophon emploie le superlatif pour qualifier sa maîtrise de soi et son endurance, en sorte que c’est bien le philosophe athénien qui l’emporte en vertu.

Le neuvième article porte sur “Socrate et les raisons d’obéir aux lois selon Platon et Xénophon” et compare le Criton de Platon aux Mémorables (IV, 4 et 6) de Xénophon, pour faire ressortir la spécificité de chacun de ces textes. Selon Xénophon, le refus de Socrate de s’évader n’est pas lié au refus de désobéir aux lois, mais au fait qu’il considère que les dieux lui ont signifié que son temps touchait à sa fin. L’un des aspects de l’article établit que, si SocrateX est un positiviste légal puisqu’il réduit la justice à la légalité, SocrateP serait un idéaliste, pour qui une loi doit satisfaire à un certain nombre de conditions pour être véritablement une loi. En outre, le Criton reconnaît la possibilité qu’une loi soit injuste en sorte qu’elle doive être modifiée, dissociant, ainsi, la justice et la légalité. On regrettera simplement que cet article ne possède pas de véritable conclusion.

L’avant-dernier article traite de l’histoire célèbre racontée dans l’Apologie de Socrate de Platon, en se demandant: “Le récit de l’oracle de Delphes est-il un mythe ?”. L’auteur rappelle, dans un premier temps, les arguments permettant d’établir que ce récit est une fiction inventée par Platon. Dans un second temps, reprenant les huit critères définis par Glenn Most[6] pour identifier un mythe, Louis-André Dorion montre que le récit de l’oracle correspond à un mythe d’origine qui à la fois révèle la supposée origine d’une pratique et la justifie.

Le dernier chapitre, “La doctrine de la double ascèse (D. L. VI 70-71) est-elle d’inspiration socratique ?”, discute les thèses de Marie-Odile Goulet-Cazé[7], qui y voit une inspiration stoïcienne, et d’Anthony Long[8], qui penche pour une inspiration socratique. L’auteur considère que, si la doctrine diogénienne de la double ascèse a sans doute de multiples sources d’influence, on ne saurait négliger les points de convergence entre Diogène de Sinope et SocrateX (comme l’autarcie ou la maîtrise de soi) mais aussi les éléments non socratiques chez le cynique dont Louis-André Dorion établit la liste.

L’ouvrage comporte, de manière très utile, trois index (des auteurs anciens; des personnages des œuvres de Platon et de Xénophon; des auteurs modernes), ainsi qu’une bibliographie plurilingue (essentiellement anglophone et francophone, un peu germanophone) de dix-sept pages: les dates de publication des textes mentionnés semblent confirmer que, même dans les années 2010, peu de travaux sont consacrées à la version xénophonienne de Socrate.

Il reste donc à espérer que les études majeures de Louis-André Dorion suscitent des vocations et permettent d’amplifier la recherche dans ce domaine dont l’auteur a su montrer, de manière convaincante, toute l’importance.

 

Notes

[1] Louis-André Dorion, L’autre Socrate. Études sur les écrits socratiques de Xénophon. Paris: Les Belles Lettres, 2013.

[2] Paul A. Vander Waerdt, “Socratic justice and self-sufficiency. The story of the Delphic oracle in Xenophon’s Apology of Socrates”, Oxford Studies in Ancient Philosophy (11), 1993, p. 1-48.

[3] Voir, à ce sujet, Louis-André Dorion, Socrate. Paris: Puf, 2004, p. 74-86 et L’autre Socrate, op. cit., p. 123-146.

[4] Clifford Hindley, “Eros and military command in Xenophon”, Classical Quarterly (44), 1994, p. 347-366; “Xenophon on male love”, Classical Quarterly (49), 1999, p. 72-110; “Sophron eros: Xenophon’s ethical erotics”, in Christopher Tuplin (éd.), Xenophon and His World. Stuttgart: F. Steiner, 2004.

[5] Leo Strauss, Xenophon’s Socratic Discourse. An Interpretation of the Oeconomicus. Ithaca (N. Y.): Cornell University Press, 1970.

[6] Glenn Most, “Plato’s exoteric myths”, in C. Collobert, P. Destrée & F. J. Gonzalez (éds), Plato and myth. Studies on the Use and Status of Platonic Myths, (Mnemosyne Supplements, 337). Leiden: Brill, 2012, p. 13-24.

[7] Marie-Odile Goulet-Cazé, L’ascèse cynique: un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71. Paris, Vrin, 1986.

[8] Anthony A. Long, “The Socratic tradition: Diogenes, Crates and Hellenistic ethics”, in Robert Bracht Branham & Marie-Odile Goulet-Cazé (éds.), The Cynic Movement and its Legacy. Berkeley: University of Californi Press, 1996, p. 28-46.