BMCR 2024.06.02

Latin loanwords in ancient Greek: a lexicon and analysis

, Latin loanwords in ancient Greek: a lexicon and analysis. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2023. Pp. 700. ISBN 9781108841009.

This text is one in a series of reviews of this work published by BMCR. The others are by Clifford Ando and Anthony Kaldellis; Éric Dieu; and Leofranc Holford-Strevens. Links are available at the bottom of the page.

 

Preview

 

Alors que, pour les emprunts du latin au grec, nous disposons depuis longtemps d’outils et de travaux importants (Weise; Saalfeld; Biville…), le phénomène inverse, à savoir l’influence du latin sur le grec, a été moins étudié, sans doute parce que son importance a été longtemps minimisée. Si un nombre important d’études existe, on déplorait toujours l’absence d’un lexique et d’une analyse des emprunts latins en grec. Eleanor Dickey fournit les deux à la fois en un fort volume de plus de 700 pages. Elle était très bien placée pour réaliser un tel outil, car elle s’est beaucoup intéressée à l’enseignement du latin pour hellénophones, en particulier à travers l’étude des Colloquia des Hermeneumata Pseudo-Dositheana dont elle a donné une édition savante commentée. Se tournant vers les emprunts du grec au latin jusqu’à la fin du VIe siècle, elle présente un ouvrage extrêmement détaillé qui fera date et rendra de grands services aux chercheurs. Certes, des prédécesseurs avaient tracé la voie : Hugh Mason, Sergio Daris, Herbert Hofmann et Irene-Maria Cervenka-Ehrenstrasser. Ces travaux, pour méritoires qu’ils soient, ne traitent toutefois qu’une partie de cette vaste problématique ou sont restés incomplets. Les deux premières sections (1-2) donnent des indications préliminaires : la distinction entre emprunt et code-switching et les critères utilisés pour identifier un emprunt[1]. La plupart des code-switching présentent à la fois une adaptation graphématique et morphologique, mais certains emprunts n’ont ni l’un ni l’autre. Je signalerai un cas intéressant chez Plutarque. Dans la Vie de Sylla (1, 6-7), le biographe utilise le mot latin nummus, translittéré avec une finale grecque νούμμους (mot que Theophilus Antecessor utilise en alphabet grec, mais aussi latin, p. 308). Plutarque recourt à divers procédés pour introduire des mots latins (traduction, translittération et paraphrase) et combine parfois ces méthodes entre elles ajoutant de temps en temps des explications. C’est le cas dans ce passage : il introduit le mot translittéré et doté d’une finale grecque, ensuite il répète le mot en translittération et, pour finir, donne une interprétation de l’expression 1.000 nummi « ce qui correspond à la valeur de 250 drachmes »[2]. Le lexique alphabétique occupe le cœur de l’ouvrage (3, p. 20-502). Chaque lemme est présenté selon un schéma identique : le mot grec avec les différentes variantes, la traduction anglaise, le(s) mot(s) latin(s) d’origine, les attestations (documents, inscriptions, littérature), les survivances post-antiques (usage du mot après 600) et la bibliographie. Dans la marge, une indication est donnée en gras sur la nature du mot : emprunt direct (‘direct loan’) avec la fourchette chronologique (première et dernière occurrence : soit un siècle précis ou ‘Byz.’ ou ‘modern’), ainsi que les mentions suivantes : ‘with univerbation’, ‘with suffix’, ‘with influence’, ‘loan compound’, ‘deriv(ative) of loan’, ‘rare’, ‘foreing’, ‘name’, ‘semantic extension’, ‘not Latin’ /‘not Latin?’, ‘not ancient’, ‘non-existent’. Viennent ensuite sept sections (4-10) consacrées à des points précis, présentés sous forme de questions : (4) Comment les mots latins ont-ils été intégrés au grec ? (5) Comment les emprunts au latin étaient-ils accentués ? (6) Quels suffixes latins ont-ils été empruntés en grec ? (7) Pourquoi certains mots latins n’ont-ils pas été intégrés ? Cette section comporte une étude détaillée du choix de Theophilus Antecessor, collaborateur au Codex Iustinianus. (8) Quand les emprunts ont-ils été utilisés ? (9) Où les emprunts ont-ils été utilisés ? L’analyse montre que certains emprunts ne sont utilisés que dans certaines régions d’Égypte. (10) Quels mots ont-ils été empruntés ? L’ouvrage se termine par des conclusions générales et des questions demeurant ouvertes (11) ainsi que deux appendices (12). Le premier présente les statistiques sur lesquelles reposent les graphiques qui émaillent le texte. Le second concerne la définition d’un mot du point de vue de la lexicographie : le statut des adjectifs substantivés et celui des noms propres et de leurs dérivés. L’ouvrage est doté d’une liste des abréviations, d’une bibliographie, d’un index locorum et d’un très utile index des mots latins.

Je voudrais me focaliser sur les sections 8 et 9 très liées l’une à l’autre. Le chapitre 8 concerne la chronologie des emprunts depuis les plus anciens jusqu’au grec byzantin et aux survivances en grec moderne. Il se termine par une comparaison avec les emprunts grecs en latin. Le chapitre 9 tente de déterminer les endroits où les emprunts ont eu lieu en distinguant trois catégories de textes : les documents (papyrus documentaires, ostraca et tablettes), les inscriptions (au sens large) et les sources littéraires (au sens large également, c’est-à-dire y compris les textes dits paralittéraires). Depuis Polybe[3], les inscriptions et les papyrus écrits en koiné, le Nouveau Testament[4] (en particulier l’Évangile de Marc)[5] et les historiens grecs de Rome (Appien, Dion Cassius), des latinismes se trouvent dans beaucoup de textes grecs. On notera que le degré de connaissance du latin des auteurs qui les utilisent, en particulier les historiens grecs de Rome est difficile à préciser. Seul Plutarque s’exprime à ce sujet dans la Biographie de Démosthène, mais de façon assez allusive, ce qui a donné lieu à diverses interprétations[6]. Ces emprunts au latin se rapportent à des réalités administratives, militaires et juridiques, surtout des aspects concrets. La fréquence des ces latinismes varie d’un auteur grec à l’autre. Parfois la volonté de purisme l’emporte tellement chez un écrivain qu’il évite les mots d’origine latine même très fréquents. À propos de la fréquence des emprunts et de son évolution chronologique, les graphiques de la p. 596 sont éclairants. C’est sans surprise sous l’Empire que le nombre d’emprunts croît le plus. Ce qui est surprenant, c’est que, pour les trois types de sources, le point culminant est atteint au IIe s. On assiste ensuite à une décroissance. Les sources littéraires repartent ensuite à la hausse, tandis que les inscriptions poursuivent leur décroissance tout comme les documents, mais de façon beaucoup moins accentuée. Ces constatations nuancent l’idée largement répandue selon laquelle c’est durant le IVe s., avec les tendances à la romanisation de l’empereur Constantin, que les latinismes auraient été le plus présents en grec.

À partir de l’Edictum de pretiis de Dioclétien, à la fin de l’année 301, l’influence de la langue latine s’accentue et concerne un plus grand nombre de domaines de la vie quotidienne. Beaucoup de mots latins passent en grec sous une forme translittérée et finissent par être utilisés de façon banale. L’Edictum Diocletiani représente un témoin très précieux du point de vue linguistique, car ce texte, qui peut être daté de façon très précise, a un caractère officiel. Il contient le terme παπυλίων (qui donne le français « pavillon ») dans le sens de « tente » (alors que le latin classique dit tentorium). Ce mot, qui vient du latin papilio (pas attesté avant Tertullien), se trouve également dans la correspondance de Paniskos (PMich. III 214.26 et 216.13), où les premiers éditeurs le prenaient pour un nom propre[7]. L’orthographe παπυλίων n’a pas de quoi étonner (p. 517) : le i rendu par u est dû à la similitude de son des deux voyelles. Un autre mot intéressant est βαρβαρικάριος (p. 68). Ce terme illustre le cheminement d’un mot d’abord du grec vers le latin, puis du latin vers le grec. Le latin emprunte, dès Naevius et Plaute, βάρβαρος et son dérivé βαρβαρικός sous la forme barbarus et barbaricus. À partir de ce dernier, le latin a forgé le terme très rare barbaricarius (avec le suffixe –arius, p. 543) qui, comme substantif, a une signification technique très précise « brodeur en or ». Le grec emprunte à son tour le mot au latin sous la forme βαρβαρικάριος, qui est un nomen agentis. L’Edictum de Dioclétien dans la section XX, pour lequel nous avons le texte latin et la version grecque, témoignage de ce passage du latin au grec[8].

On signalera une zone géographique un peu délaissée où des inscriptions grecques comportent des mots latins, la Scythie Mineure (la Dobroudja roumaine actuelle). Les latinismes (environ 40) apparaissant du IIe au VIe s. dans l’épigraphie grecque de cette région ont été relevés par R.G. Curca[9]. On épinglera la forme παρμῶν < πάρμη (parma), mentionnée dans le lexique (p. 340) d’après les sources littéraires. On trouve aussi la forme τήτολος (avec η se prononçant i), à ajouter aux graphies τίτλος, τίθλος, τίτ(ο)υλος, τήτλος, τύτλος signalées p. 462.

Certains latinismes sont devenus très populaires, d’autres sont restés limités à la langue administrative ou savante. Ces deux catégories sont très importantes à distinguer. Pour mesurer le degré de popularité d’un emprunt latin en grec, on peut utiliser plusieurs critères : la fréquence, la nature de l’œuvre dans laquelle le terme apparaît et sa persistance dans le néo-grec. Les termes populaires concernent divers domaines de la vie quotidienne : nourriture, administration, argent, professions, habillement, articles ménagers, bâtiments, navigation et transports, techniques, relations internationales, calendrier, métrologie. Un texte très intéressant comme témoignage de l’influence du latin sur la langue grecque parlée est la Vie du moine Hypatius, premier higoumène du monastère de Rouphinianes, au sud de Chalcédoine, écrite sans doute peu après sa mort, vers 447-450, par un de ses disciples, syrien d’origine, Callinicus. Le grec de cet auteur, loin d’être un modèle d’élégance, est représentatif d’une langue très simple remplie de vulgarismes[10]. C’est la proximité de cette langue avec le grec parlé de son époque qui lui donne un intérêt particulier. G.J.M. Bartelink a relevé 27 latinismes, dont certains apparaissent plusieurs fois[11]. Ils sont intégrés dans le présent lexique. On peut imaginer que ces latinismes étaient présents depuis longtemps en Orient et bien acclimatés dans le lexique grec, sauf peut-être καπίλα (p. 178) et πρησώριον (p. 379), qui sont rares.

Un autre texte intéressant est le Pré spirituel du moine orthodoxe Jean Moschos, au tournant du VIe-VIIe s. Composé à la fin du VIe s., le Pré Spirituel est une des œuvres les plus populaires de l’hagiographie byzantine. Cette anthologie d’histoires édifiantes illustrant de façon désordonnée et vivante les joies et les peines de la vie monastique et écrite dans un grec très populaire contient un nombre assez important de latinismes, relevés et classés par J.S. Palmer[12]. La présence de nombreux emprunts au latin dans ce texte montre que ces termes étaient très diffusés dans les provinces orientales de l’Empire romain dans une phase de transition entre la koiné et le grec médiéval. L’emprunt κάστρον (p. 187-8) est fort intéressant. Ce terme polysémique peut désigner une forteresse, une garnison, un monastère ou une agglomération. Le mot latin castrum a lui-même évolué vers le sens « agglomération » (Eutrope, Histoire Auguste). Dans le latin tardif, il peut désigner tout établissement humain. On s’aperçoit que l’usage que les textes grecs du VIe s., comme Jean Malalas et Jean Moschos, font de l’emprunt κάστρον correspond à l’évolution du latin castrum[13]. Le mot latin castrum au IVe s. et l’emprunt κάστρον aux Ve-VIe s. ont le même signifié. On remarque aussi que les historiens adeptes d’une langue soignée évitent castrum/κάστρον, tant du côté latin (Ammien Marcellin) que grec (Zosime et Procope de Césarée).

Les latinismes vont s’implanter dans le grec des historiographes byzantins, mais pas de la même manière. Les historiens, qui, en hommes cultivés et imitateurs des historiens de l’antiquité classique, cultivent un grec recherché et archaïsant, les évitent. Procope de Césarée n’emploie que 50 latinismes dans toute son œuvre[14]. Jean le Lydien, partisan acharné du latin comme langue d’État, mais attaché à un grec attique pur, utilise beaucoup de latinismes, mais en les glosant presque tous, ce qui est une façon de les neutraliser sur le plan stylistique. Les chroniqueurs plus ou moins cultivés pratiquent en revanche un grec rempli de latinismes. Jean Malalas, qui connaît le latin, se sert, dans sa Chronographie (dont la première édition daterait des environs de 530, mais qui nous est parvenue sous une forme résumée), d’au moins 150 latinismes et dérivés de mots latins. Au IXe s., Théophane le Confesseur, qui ignore probablement le latin, emploiera encore quelques 200 latinismes[15]. C’est un processus d’intégration par le bas bien connu. Des latinismes, identifiés comme tels jusqu’à une certaine époque, finiront par avoir droit de cité en grec et leur origine passera inaperçue.

Un autre terme intéressant utilisé par Jean Moschos est στιχαροφελώνιον (attesté dans un papyrus du VIe s., PMichael. 38.3 et 10). Ce composé est répertorié dans le lemme φαινόλη (p. 476). Le premier élément, στιχάριον (courant dans les papyrus du IIIe au VIIe s.), diminutif du mot στίχη, apparaît plusieurs fois dans l’Edictum Diocletiani[16]. Στιχαροφελώνιον signifierait « manteau rayé ». De nombreux latinismes se trouvent aussi dans le grec des Thaumata d’Artémios ainsi que dans ceux de Côme et Damien, qui doivent dater des VIe-VIIe s.[17]. On trouve βεργίν (virga), qui a donné, en grec moderne, βέργα et la forme diminutive βεργί < βεργίν < βεργίον.

Cette étude, que l’on peut dire définitive, constitue un ouvrage de référence et intéressera beaucoup de spécialistes. Elle conforte l’idée que l’influence du latin sur le grec mérite désormais un chapitre à part entière dans les histoires de la langue grecque[18].

 

Notes

[1] J.N. Adams, Bilingualism and the Latin Language, Cambridge, 2003, 18-28.

[2] Ph. A. Stadter, “Sulla’s Three-Thousand-νοῦμμοι Apartment: Plutarch’s Problematic Code-Switching”, in J. Opsomer, G. Roskam and F. B. Titchener (eds), A Versatile Gentleman: Consistency in Plutarch’s Writing: Studies Offered to Luc van der Stockt on the Occasion of his Retirement, Leuven, 2016, 197-209.

[3] J.-A. de Foucault, Recherches sur la langue et le style de Polybe, Paris, 1972, 57-62.

[4] À propos des latinismes dans le Nouveau Testament, il convient d’ajouter à l’étude de C. Marucci le complément donné par R.A. Maryks, “I latinismi del Nuovo Testamento in relazione alla letteratura greca e alle iscrizioni: (II sec. a.C.-II sec. d.C.)”, Filología Neotestamentaria, 13, 2000, 23-33.

[5] Pour certains savants (cf. A. Wilkenhauser-J. Schmid, Einleitung in das Neue Testament, Freiburg/Brisgau, 1973, 200), la fréquence des latinismes dans l’Évangile de Marc serait une preuve que ce texte aurait été écrit à Rome. Cette hypothèse n’est pas fondée dans la mesure où ces latinismes sont des termes commerciaux, juridiques et militaires qui étaient en usage dans tout l’Empire.

[6] A.V. Zadorojnyi, “King of his Castle: Plutarch, Demosthenes 1-2”, Proceedings of the Cambridge Philological Society, 52, 2006, 105 et n. 14.

[7] V. Martin, “Papilio, παπυλίων, tente”, AFP, 9, 1930, 218-21.

[8] P. Pruneti, “Πλουμάριος e βαρβαρικάριος: osservazioni lessicali in margine all’« Edictum de Pretiis » e alla testimonianza dei papiri”, Analecta Papyrologica, 10-11, 1998-1999, 157-9.

[9] R.G. Curca, ‟Les latinismes dans les inscriptions grecques de la Scythie Mineure”, in Italia e Romania: storia, cultura e civiltà a confronto: atti del IV Convegno di Studi italo-romeno, Bari 21-23 ottobre 2002, Bari, 2004, 247-51

[10] G.J.M. Bartelink, Vie d’Hypatios. Paris, 1971 (Sources Chrétiennes, 177), 41-4.

[11] G.J.M. Bartelink, ‟Die Latinismen in der Vita Hypatii des Callinicus”, Glotta, 46, 1968, 184-94.

[12] J.S. Palmer, ‟Latinismos en el léxico del Pratum spirituale de Juan Mosco”, J.M. Egea Sánchez, P. Bádenas de la Peña (eds), Oriente y Occidente en la Edad Media : Influjos bizantinos en la cultura occidental : [Actas de las VIII Jornadas sobre Bizancio], Vitoria, 1993, 9-21.

[13] C. Saliou, ‟Entre lexicographie, histoire et géographie historique : κάστρον”, in L. Rabatel, V. Mathé and J.-Ch. Moretti (eds), Dire la ville en grec aux époques antique et byzantine: actes du colloque de Créteil, 10-11 juin 2016, Lyon, 2020 (Littérature et Linguistique, 1), 221-42, spéc. 225-6.

[14] B. Rubin, Prokopios von Kaisareia, Stuttgart, s.d. [1954], 51.

[15] N. S. Tanaşoca, ‟Remarques sur les latinismes de l’historiographie byzantine (VIᵉ-Xᵉ s.)”, Revue des études sud-est européennes, 23, 1985, 241-8.

[16] P.J. Sijpesteijn, ‟ΣΤΙΧΑΡΟΜΑΦΟΡΙΟΝ/ΣΤΙΧΑΡΟΦΕΛΩΝΙΝ”, ZPE, 39, 1980, 162-3.

[17] M. López Salvá, ‟Observaciones lexicales a los Thaumata de Artemio y de Cosme y Damian”, Cuadernos de Filología Clásica, 8, 1975, 303-20.

[18] G. Horrocks, Greek. A History of the Language and its Speakers, Chichester, 2010², 126-32.