BMCR 2024.05.23

Latin loanwords in ancient Greek: a lexicon and analysis

, Latin loanwords in ancient Greek: a lexicon and analysis. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2023. Pp. 700. ISBN 9781108841009.

This text is one in a series of reviews of this work published by BMCR. The others are by Clifford Ando and Anthony Kaldellis; Leofranc Holford-Strevens; and Bruno Rochette. Links will be available at the bottom of the page as these are published.

 

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Cet ouvrage, particulièrement imposant en volume comme en qualité scientifique, étudie de manière systématique les mots latins empruntés en grec postclassique durant l’Antiquité, attestés entre le iie siècle av. J.-C. et le vie siècle apr. J.-C. dans des textes littéraires, des inscriptions, des papyrus, des ostraca, etc. Lorsque ces mots subsistent en grec byzantin, voire en grec moderne, la chose est également indiquée ; mais les formes qui n’ont été empruntées qu’après le vie siècle apr. J.-C. ont été laissées de côté.

Le volume débute par une brève introduction, suivie d’un chapitre méthodologique substantiel : ce chapitre a principalement pour but de définir les critères qui permettent de différencier l’emprunt proprement dit (« loanword ») de l’alternance codique (« codeswitching »), tout en présentant les limites de chacun de ces critères. À la différence des emprunts, totalement intégrés dans la langue et utilisés par des locuteurs monolingues (par exemple, en français, week-end est un emprunt à l’anglais), les mots qui relèvent du procédé de l’alternance codique appartiennent toujours à la langue d’origine et ne peuvent être employés que par des locuteurs bilingues. Deux critères de différenciation sont principalement utilisés. Le premier est celui de l’intégration : en règle générale, les mots empruntés doivent être intégrés au système de la langue. En l’occurrence, pour les emprunts latins en grec, les mots empruntés doivent par exemple être fléchis comme les mots proprement grecs, ou encore doivent être notés en caractères grecs (même s’il peut arriver que tel auteur note un véritable emprunt en caractères latins parce qu’il pensait à l’origine latine du mot). Le second critère est celui de la fréquence : en principe, un mot emprunté est plus fréquent qu’un mot qui relève du procédé de l’alternance codique. Comme le critère de l’intégration, ce second critère doit être utilisé avec une certaine finesse : il s’agit de tenir compte de la fréquence des bonnes attestations, c’est-à-dire de celles où le mot considéré n’est pas expliqué comme s’il s’agissait d’un mot encore compris comme étranger, n’est pas écrit en caractères latins, etc. D’autres critères peuvent être pris en considération : celui de la stabilité diachronique ; la question de savoir si le mot considéré est le terme unique, ou le terme principal, pour caractériser un concept particulier ; s’il donne lieu ou non à une explication, à une glose, etc. (mais des mots non expliqués de la sorte ne sont pas forcément des emprunts) ; s’il a sa place dans les dictionnaires.

La partie la plus développée de l’ouvrage est constituée par un lexique, classé par ordre alphabétique, des mots empruntés du latin vers le grec, ou plus exactement des mots pour lesquels la question d’un emprunt peut être posée. Outre 820 mots qui peuvent être raisonnablement considérés comme des emprunts, le lexique rassemble également près de 1800 mots qui sont plus probablement des « codeswitches » : 1002 mots qui présentent au moins une bonne occurrence susceptible d’aller dans le sens d’un emprunt, mais qui sont trop rares pour que l’on puisse être assuré qu’il s’agit bien de mots d’emprunt (ces mots sont signalés dans le lexique au moyen de la note marginale suivante : « rare ») ; et 766 mots toujours perçus comme étrangers (note marginale : « foreign »). Il ne s’agit sans doute là que d’une infime partie des « codeswitches » latins en grec : l’objectif d’Eleanor Dickey n’était nullement de rassembler ici de manière systématique l’ensemble des « codeswitches ». Ont été inclus dans le lexique non seulement les emprunts directs probables, mais aussi les dérivés grecs d’emprunts latins, les mots composés d’un ou plusieurs emprunts au latin, ou encore les formes grecques de par leur origine, mais dont le sens a évolué sous l’influence du latin.

Le livre aurait pu directement donner lieu à une conclusion au terme de cet impressionnant lexique. Mais l’ouvrage est bien loin d’être terminé à ce stade, ce qui en fait toute la richesse : sept chapitres viennent le compléter, qui constituent une véritable grammaire des emprunts latins en grec.

Le chapitre 4 (« How were Latin words integrated into Greek? Spelling and inflection ») revient sur la question, présentée dans le chapitre 2, de la distinction entre emprunt et alternance codique, à travers un examen approfondi du critère de l’intégration : notation ou non des formes considérées dans l’alphabet grec ; assimilation des noms latins dans les déclinaisons grecques ; suffixation grecque d’emprunts latins ; etc. Dans ce chapitre comme dans d’autres, l’étude exhaustive des emprunts entreprise au chapitre 3 dans le lexique permet à E. Dickey d’apporter un certain nombre de nuances ou de correctifs à des analyses antérieures. Par exemple, E. Dickey signale que, si l’on en juge d’après un passage du grammairien byzantin Choeroboscus qui est susceptible de remonter à l’enseignement d’Hérodien au iie siècle apr. J.-C. (passage commenté p. 511-512), il semble que chez les grammairiens anciens, l’idée ait pu prévaloir selon laquelle les emprunts grecs à des mots latins de la première déclinaison auraient été régulièrement en -ᾰ, génitif -ης. Or, il apparaît que seuls quatre emprunts de ce type seraient en -ᾰ, génitif -ης. En réalité, les substantifs issus de mots latins de la première déclinaison se présentent régulièrement, en grec, avec un α partout au singulier : c’est le cas pour tous les masculins, et pour la plupart des féminins, certainement sous l’influence de la déclinaison latine d’origine. Un η, en revanche, est fréquent dans tout ou partie des formes du singulier pour les emprunts relevant de la première déclinaison grecque qui sont issus d’autres déclinaisons latines que la première.

Le chapitre 5 (« How were Latin loanwords accented in Greek? ») expose la délicate question de l’accentuation des emprunts au latin. Ce chapitre peut sembler bref en comparaison de plusieurs autres. Mais il faut noter qu’il s’agit actuellement de la présentation synthétique de la question qui est la plus circonstanciée et la plus à jour. À titre de comparaison, on observera que dans notre Traité d’accentuation grecque publié en 2022[1], nous n’avions pu consacrer à ce sujet que quelques pages (p. 366-368) au sein de la série de paragraphes relatifs à la question plus large de l’accentuation des mots d’emprunt en grec (p. 365-370). Si nos deux ouvrages traitent de la question de la place de l’accent des mots d’emprunt (accent situé sur la même syllabe que dans la forme latine d’origine, ou place de l’accent adaptée au système grec ?), on notera en particulier que celui d’E. Dickey est le seul qui aborde la question complexe de la forme des accents (aigus ou circonflexes) dans les mots d’emprunt (p. 537-539). La présentation philologique des données anciennes (papyrus, grammairiens anciens) est également plus développée dans l’ouvrage d’E. Dickey (p. 539-542). Lorsqu’E. Dickey évoque le cas de l’accentuation des génitifs du type de πόλεως, « created by quantitative metathesis from πόληος » (p. 534 n. 5), peut-être aurait-il été utile de signaler brièvement que d’autres théories existent à ce sujet : notamment celle de J. Méndez Dosuna selon laquelle, au lieu d’une métathèse de quantité, on aurait affaire en réalité à une synizèse, à une perte de syllabicité de la voyelle longue, et à un allongement compensatoire de la voyelle suivante[2].

Le chapitre 6 (« Which Latin suffixes were borrowed into Greek? ») étudie la question des éventuels suffixes grecs empruntés au latin. Outre les cas les plus clairs (tel le suffixe -άριος, manifestement emprunté au latin –ārius), E. Dickey s’intéresse aussi à des faits plus douteux. Par exemple, le suffixe d’origine proprement grecque -ῖνος a longtemps été suspecté d’avoir été influencé par le latin –īnus dans son emploi récurrent comme suffixe d’ethniques de cités grecques de la Grande Grèce : E. Dickey (p. 555) montre bien qu’en réalité, cette hypothèse n’est guère vraisemblable, notamment pour des raisons chronologiques. Les pages 552-553 consacrées au suffixe -τωρ sont également fort utiles. Le suffixe grec -τωρ, hérité directement de l’indo-européen, a cessé d’être productif dès l’époque classique. On considère généralement que le regain de productivité de ce suffixe à l’époque romaine serait dû à l’influence des nombreux emprunts à des noms latins en –tor. E. Dickey remet en question cette conception pour des raisons chronologiques : la renaissance du suffixe -τωρ précède, en réalité, les premiers emprunts à des noms latins en –tor.

Le chapitre 7 (« Why were some Latin words not integrated? ») revient sur la question de l’intégration des mots latins employés en grec (emprunts et « codeswitches »). Il traite principalement de l’usage de l’alphabet latin et/ou de désinences latines qui est observable dans un tout petit nombre de textes : notamment chez Theophilus Antecessor (vie siècle apr. J.-C.), récemment édité par des auteurs qui se sont intéressés à la question des graphies utilisées[3]. Il arrive qu’un auteur comme Theophilus utilise l’alphabet latin pour de véritables mots d’emprunt (et pas de simples « codeswitches »), lorsqu’il pensait précisément à leur étymologie (à leur origine latine), tout en notant ces mêmes mots, dans d’autres contextes, en caractères grecs. Son usage de désinences latines est en revanche plus fiable que ses graphies en caractères latins pour permettre de déceler qu’il considère un mot comme étranger. Les désinences latines ont pu être préservées y compris dans des formes notées en caractères grecs : par exemple, dans les alternances codiques que l’on rencontre chez Plutarque, les mots latins de la troisième déclinaison qu’il n’était pas aisé d’intégrer au sein de déclinaisons grecques conservent leur finale latine (Numa 9.2 : πόντεμ [= pontem] ; Rom. 16.6 : ὄπεμ [= opem] ; etc.).

Le chapitre 8 (« When were loanwords used? ») s’intéresse à la chronologie des emprunts grecs au latin : ceux-ci remontent à la période républicaine, et à la différence de la doxa sur ce point, E. Dickey défend l’idée que la majeure partie de ces emprunts se sont faits avant 300 apr. J.-C. Ce chapitre aborde également la question de la survie de ces emprunts en grec byzantin et en grec moderne.

Le chapitre 9 (« Where were loanwords used? ») aborde la question des « lieux » des emprunts latins en grec : types de textes, lieux géographiques, auteurs (avec un développement, p. 605-608, sur les écrivains atticistes qui évitaient les mots latins).

Le chapitre 10 (« Which words were borrowed? ») montre que seulement une moitié environ des emprunts au latin concernent des réalités en connexion directe ou indirecte avec la puissance politique et militaire de Rome, et donc avec le prestige de Rome. Les autres emprunts relèvent de domaines divers (argent, vêtements, nourriture, bâtiments, transport, médecine, etc.) ; bon nombre d’entre eux doivent avoir été empruntés en lien avec le commerce et l’industrie spécialisée. Pour les mots du vocabulaire médical (déjà abordés au chapitre 9, p. 610-612, où est notamment évoquée la délicate question de savoir si ces emprunts ont Galien pour origine), il s’agit surtout de noms relatifs aux traitements (et non pas de noms de maladies), en particulier des noms d’ingrédients et de mesures. Ce chapitre s’intéresse aussi à la nature grammaticale des mots empruntés. Il s’agit surtout de substantifs (86% des emprunts directs). Mais des adjectifs (12%) et des verbes (2%) ont également été empruntés, et même une interjection (οὐά « hélas ! »).

L’ouvrage se termine par une utile conclusion, plusieurs annexes (tableaux, figures, etc.), une liste des abréviations, une bibliographie fournie, différents index (des passages, des mots latins).

Il s’agit ainsi d’un ouvrage magistral, d’une extrême richesse, dont le caractère systématique permet de renouveler notre compréhension des emprunts grecs au latin : ceux-ci n’ont pas été empruntés principalement à la fin de l’Antiquité, mais avant 300 apr. J.-C. ; ils ne sont pas très majoritairement limités, sur le plan sémantique, aux domaines de la politique, de l’armée ou du droit ; leur durée de vie moyenne n’a pas été si courte qu’on le pense souvent ; il ne s’agit pas exclusivement de substantifs ; etc.

 

Notes

[1] Éric Dieu, Traité d’accentuation grecque, Innsbruck, Institut für Sprachwissenschaft der Universität Innsbruck, 2022.

[2] J. Méndez Dosuna, « Metátesis de cantidad en jόnico-ático y heracleota », Emerita, 61, 1993, p. 95-134. On trouvera une discussion synthétique (et critique) de cette théorie chez É. Dieu, Traité d’accentuation grecque, op. cit., 2022, p. 71-72.

[3] J. H. A. Lokin, R. Meijering, B. H. Stolte et N. van der Wal, Theophili Antecessoris Paraphrasis Institutionum, Groningen, 2010.