BMCR 2023.09.17

Epicuro, Epistola a Pitocle

, Epicuro, Epistola a Pitocle. Diotima studies in Greek philology, 7. Baden-Baden: Academia, 2022. Pp. 329. ISBN 9783985720224.

Ce très beau volume contenant une édition, une traduction et un commentaire de la Lettre à Pythoclès d’Épicure (dorénavant Pyth.) propose un format éditorial très proche de celui proposé par Francesco Verde et Emidio Spinelli dans leur précédente édition et traduction de la Lettre à Hérodote du même auteur[1]: il propose un accès au texte, des notes critiques détaillées, une traduction, un commentaire analytique et un état de l’art bibliographique très complet. Mais dans cette nouvelle publication, s’ajoute une dimension collective amplifiée tout à fait intéressante, qui reflète particulièrement bien le travail effectué par une très riche communauté scientifique italienne actuellement constituée autour de l’épistémologie épicurienne, et qui a récemment pu s’organiser à une échelle internationale dans le cadre du projet SPIN-SPIDER porté par l’université Ca’ Foscari de Venise de 2019 à 2021[2]. On retrouvera dans ce volume les meilleurs aspects d’une telle collaboration: des compétences croisées et complémentaires, des points de vue variés sur le texte et sa tradition, une érudition immense au service de l’enrichissement du lecteur.

L’introduction de Mauro Tulli revient sur le genre de l’epitomè et son application particulière dans Pyth., ainsi que sur le rapport particulier au savoir que l’utilisation de ce genre induit. Une comparaison stimulante avec la maïeutique socratique est proposée: l’epitomè transmet le savoir que le dialogue nous montre en train de se former. Mauro Tulli établit également un rapport entre la fonction mnémotechnique de l’epitomè et son style, en analysant notamment la division du texte épicurien. La présence de signes de ponctuation et de rubriques dans les manuscrits montre que l’accès au texte a été aménagé, probablement pour en faciliter la lecture; ce qui nous renseigne sur le fait que l’epitomè, style propre à la période hellénistique, est d’emblée un style pédagogique. Ce travail de recherche effectué par Mauro Tulli sur les signes de ponctuation est d’un grand intérêt, rarement proposé dans un volume de philosophie ancienne, et donnera aux lecteurs peu familiers de ces questions codicologiques des informations précieuses sur la matérialité de la transmission du texte.

Francesco Verde, dans un long et riche chapitre introductif sur “La meteorologia epicurea”, souligne les particularités de Pyth., un texte dense, très difficile, et sans doute le moins bien connu et étudié du corpus épicurien traditionnel. Pourtant, il contient le cœur de la doctrine, et si ce texte ne nous était pas parvenu, notre connaissance de l’épicurisme se trouverait biaisée et parcellaire. Francesco Verde déplore à juste titre une tradition interprétative qui oublie de voir dans l’épicurisme antique un système scientifique complet, et qui le réduit volontiers à un simple art de vivre. La philosophie d’Épicure est une science et se veut science car il n’y a que la science qui puisse apporter le bonheur et la paix de l’âme. Donc, ce n’est pas oublier le projet éthique de l’épicurisme que de lui redonner son statut plein de système scientifique. Francesco Verde souligne à ce titre l’importance de l’ouvrage de Frederik Bakker[3], qui marque une étape décisive dans la compréhension des thèses météorologiques épicuriennes. L’ensemble de l’introduction de Francesco Verde, en dialogue critique constant avec Bakker, lui rend un hommage mérité.

Francesco Verde aborde également à nouveaux frais la question de l’attribution du texte, à partir de l’examen d’un extrait du Pros tous... de Philodème de Gadara (PHerc. 1005), qui mentionne que Zénon lui-même aurait douté de l’authenticité de cet abrégé. Pourtant les aspects douteux de Pyth. sont peu nombreux. Usener se méfiait d’un texte selon lui peu conforme à la façon d’écrire d’Épicure; mais Francesco Verde souligne que le contenu et la méthode de Pyth. sont strictement concordants avec les autres témoignages physiques et astronomiques à notre disposition. S’appuyant sur les travaux récents de Tiziano Dorandi sur les scholies présentes dans le livre X de Diogène Laërce[4], il défend de façon très convaincante la thèse d’un contenu épicurien de première main.

Francesco Verde se penche dans la dernière partie de son introduction sur le débat historiographique toujours vif, lancé en leur temps par les travaux de Gabriele Giannantoni et Margherita Isnardi Parente, sur la nature de la science hellénistique et la place de Pyth. dans ce débat: s’agit-il pour les savants de “sauver les phénomènes”, ou de proposer des savoirs nouveaux? La réponse de Francesco Verde repose sur la mise en exergue du mode des explications multiples (pleonachos tropos) comme trait spécifique de la science épicurienne des meteora, en montrant comment ce mode est employé également chez Lucrèce, Diogène d’Oeonanda, et en confrontant ces mises en pratique épicuriennes avec des témoignages extérieurs, notamment des passages des Questions naturelles de Sénèque. Il y a bien un dialogue fervent entre les épicuriens et les autres écoles sur la nature de l’explication scientifique, et le pleonachos tropos est la réponse apportée par le Jardin.

L’édition et la traduction du texte sont de Dino de Sanctis. Le texte grec est proposé sans apparat critique, mais en lieu et place de celui-ci nous est donnée à consulter une longue note critique qui recense pour chaque paragraphe l’ensemble des difficultés philologiques et des propositions faites par les précédents éditeurs. L’édition de référence par rapport à laquelle Dino de Sanctis se positionne est celle de Peter von der Mühll (Lipsia 1922), même si de très nombreuses références sont faites aux choix d’autres éditeurs. Cette présentation oblige à de multiples va et vient entre le texte grec et le passage correspondant de la note critique quand on souhaite vérifier un choix éditorial, mais il a également l’avantage immense de proposer des explications détaillées, des références bibliographiques, et de rendre beaucoup plus claires les décisions philologiques prises par Dino de Sanctis. Ces décisions sont souvent intégratives, et Dino de Sanctis prend par exemple régulièrement le parti d’intégrer dans le texte ce que Usener avait rejeté comme des ajouts ou des gloses[5].

Le parti pris général de la traduction de Dino de Sanctis, et l’on s’en réjouit, est celui de la clarté. Cette traduction n’élude pas les obstacles créés par la densité et la brièveté du texte d’Épicure, et parvient à faire pour chaque phrase une proposition intelligible et justifiée par des choix textuels cohérents. Le texte est lisible, et cela mérite les plus grands applaudissements.

De fait, traduire Pyth. est un défi peut-être impossible à relever parfaitement: la difficulté principale est de comprendre l’explication donnée par Épicure sans projeter notre propre connaissance du corpus et des hypothèses physiques épicuriennes – en d’autres termes, de proposer une traduction et non une interprétation. Le problème est redoublé par le fait que la langue du texte est très imagée, très métaphorique, sans que nous ayons toujours tous les éléments pour comprendre les images employées et leur statut épistémologique.

Prenons par exemple le cas de l’explication de l’arc-en-ciel: la seconde explication proposée par Épicure emploie le terme πρόσφυσις, que Dino de Sanctis choisit de rendre par congiungimento, conjonction; mais le terme grec lui-même est un peu plus imagé, et décrit une adhérence, un point d’attache – par exemple l’attache d’un membre au reste du corps. Ici faut-il conserver cette image? Joue-t-elle un rôle dans l’explication proposée?

D’autres choix de traduction nous semblent peut-être, sinon fausser, du moins légèrement affaiblir le texte; ainsi pour les trois occurrences de φάντασμα[6], traduites par des équivalents de représentation, apparition, image, un choix plus systématique aurait permis probablement, d’une part de souligner la nature conceptuelle du terme – d’autant plus qu’elle est mise en avant dans les commentaire de Francesco Verde et Francesca Masi–, d’autre part de faire un signe vers son soubassement épistémologique matérialiste, important dans ce contexte. Autre petite déception autour du terme συνθεωρέω[7], traduit par riconoscere ou comprendere; là encore un choix plus ferme aurait souligné l’importance de ce terme et l’aurait un peu mieux distingué du reste du champ lexical, omniprésent dans Pyth., de la θεωρία; c’est en effet un trait remarquable du lexique scientifique épicurien, et qui mériterait davantage de mise en valeur, que cette propension à travailler à partir de flexions et de dérivations lexicales, et d’introduire des nuances de sens entre différents dérivés, notamment verbaux, d’une même racine ou d’un même substantif.

Un commentaire analytique de Francesco Verde, intitulé “La realtà del possibile”, suit la traduction de Dino de Sanctis. Il contient beaucoup d’intuitions brillantes, ainsi que de très précieuses mises à jour bibliographiques. Il est impossible de rendre justice à l’ensemble des interprétations et éclairages proposés; on relèvera pour exemple le commentaire, long et précis, de Pyth. 91 à propos de l’épineuse question de la taille du soleil; en plus de l’explication d’un texte difficile et semé d’embûches exégétiques, Francesco Verde nous offre un avant-goût de son travail, à paraître, sur le PHerc. 1013.

Francesca Masi conclut l’ouvrage avec un essai lumineux qui revient sur le mode des explications multiples: “L’indeterminatezza ontologica dei meteora”. Ce travail est présenté comme un prolongement et un dialogue avec le commentaire de Francesco Verde, et complète l’étude des soubassements ontologiques du pleonachos tropos: pourquoi ce trope est-il suffisant par rapport aux éléments fondamentaux de la physique épicurienne? La multiplication physique des causes explique la possibilité de la multiplication des explications, ce qui implique une indétermination ontologique fondamentale des phénomènes, sur laquelle Francesca Masi souhaite revenir plus en détails. Elle approfondit ainsi la différence entre les meteora et les phantasmata qui en sont les représentations, le mode multiple s’appliquant apparemment aussi bien aux phantasmata qu’aux meteora. Francesca Masi s’attarde sur la notion d’aitia et sur sa portée ontologique; elle démontre une différence notable d’usage entre Épicure et ses successeurs, notamment Lucrèce: si pour Épicure la cause renvoie à la disposition atomique elle-même en tant qu’elle produit des effets, soit seule soit en interaction avec des facteurs externes, ce qui met en évidence la “potenzialità della materia” (p. 274), Lucrèce suit quant à lui le modèle de la cause efficiente qui indique la raison d’un événement du monde en en excluant d’autres (par exemple, des raisons surnaturelles.)

Ce mode des explications multiples est au centre de la Lettre à Pythoclès, et de cet ouvrage qui lui est consacré. C’est une approche qui donne au volume une cohérence forte, qui aurait pu être mise en péril par la nature collective du travail. On sent ici une ligne directrice fermement tenue. On pourra peut-être regretter que cette ligne écrase un peu d’autres aspects de Pyth. qui pourraient mériter des éclaircissements un peu plus fournis: la nature de la sémiotique, par exemple, ou la critique de l’astrologie. Mais ces réserves minuscules ne sont rien par rapport au grand bonheur intellectuel fourni par ce volume, auquel nous souhaitons le succès international et la reconnaissance qu’il mérite.

 

Authors and Titles

Mauro Tulli: L’epitome per la conquista della serenità: la forma e lo stile delle pagine A Pitocle (p. 11–26)

Francesco Verde: La meteorologia epicurea (p. 27-107)

Dino de Sanctis: Nota critica (p. 109-123)

Dino de Sanctis: Tavola sinottica (p. 125)

Dino de Sanctis: Testo e traduzione (p. 127-144)

Francesco Verde: Commentario: La realtà del possibile (p. 145-257)

Francesca G. Masi: L’indeterminatezza ontologica dei meteora (p. 259-275)

 

Notes

[1] Emidio Spinelli and Francesco Verde, eds. Epistola a Erodoto. Classici; 5. Roma: Carocci, 2010.

[2] Science and philosophical debates: a new approach towards ancient Epicureanism (SPIDER).

[3] Bakker, Frederik A., Epicurean meteorology: sources, method, scope and organization. Philosophia antiqua; 142. Leiden; Boston (Mass.): Brill, 2016.

[4] Dorandi, Tiziano. “Diogene Laerzio e la storia della filosofia antica: con qualche considerazione di un editore.” In Aristotele e la storia. Edited by Cristina Rossitto, Alessandra Coppola, and Franco Biasutti. 185-203. Padova: CLEUP, 2013.

[5] Voir par exemple pour les paragraphes 88, 90 et 105.

[6] Pyth. 88, 102, 110.

[7] Pyth. 102 et 116.