BMCR 2022.05.14

Die lateinische Deklamation

, Die lateinische Deklamation. Hildesheim: Georg Olms Verlag, 2021. Pp. 210. ISBN 9783487160290. €22,00.

L’attention renouvelée que les recueils de déclamations latines ont suscitée au cours des dernières décennies a conduit à des rééditions des principaux recueils[1], ainsi qu’à l’apparition d’un certain nombre d’ouvrages importants consacrés à ces textes et à leurs auteurs.[2] Dans de nombreuses contributions spécialisées sont abordés les méthodes de composition des recueils de déclamations, leurs aspects techniques, stylistiques et formels, des problèmes posés par le texte latin, de même que les influences de et sur la littérature de l’époque impériale. Les tendances les plus récentes plaident pour une ré-interprétation des discours déclamatoires, capable de mettre en évidence leurs rapports avec la réalité socio-culturelle de leur temps, tant dans le rôle joué par les écoles de rhétorique dans la transmission des modèles culturels et des orientations idéologiques de l’élite romaine, que dans le réseau d’allusions ou de références explicites qui relient les thèmes déclamatoires — même les plus éloignés de la réalité — aux événements et aux phénomènes de l’histoire récente et de l’actualité.[3]

Dans ce manuel didactique — le premier en langue allemande (p. 7) —, S. Knoch[4] offre une synthèse bienvenue des multiples facettes des déclamations latines et de la manière dont celles-ci ont été historiquement appréhendées. Avec en tête une préface programmatique (p. 7–9), l’ouvrage se compose de cinq chapitres complétés par une bibliographie riche et internationale (p. 168–198)[5], et par des index des sources primaires, des noms de personnes et des sujets (p. 199–204). Le premier chapitre (« Geschichte, Wesen und Funktion der lateinischen Deklamation », p. 9–28) explore l’histoire pluri-séculaire de la déclamation latine, avec un intérêt particulier pour sa nature et sa fonction dans la société romaine tardo-républicaine et haut-impériale. Le deuxième chapitre (« Die vier Deklamationssammlungen ») passe en revue les quatre recueils de déclamations latines qui sont parvenus jusqu’à nous (les Controversiae et suasoriae de Sénèque le Père, les declamationes minores et Maiores du Pseudo-Quintilien, les Excerpta de Calpurnius Flaccus), en termes de paternité, de structure, de cohérence et de tradition textuelle. Le troisième chapitre (« Weitere Quellen zur lateinischen Deklamation ») élargit le contexte aux « sources secondaires » (Nebenquellen) qui comprennent des déclamations tardives appartenant à des auteurs chrétiens, tels Dracontius et Ennode, et des textes qui parlent de (thèmes de) déclamations, dont les Satires de Juvénal et les manuels de rhétorique. C’est ainsi que se clôt la discussion sur la typologie de discours déclamatoires, discussion variée qui offre une utile mise en perspective pour la suite.

Le quatrième chapitre (« Die lateinische Deklamation als Quelle der historischen Forschung ») contribue à éclaircir la question épineuse des rapports que les déclamations latines entretenaient avec la culture socio-politique qui les accueillait et qui les alimentait. Knoch observe à juste titre (p. 57) que de nombreux sujets sont basés sur des normes juridiques réelles, parfois construites à partir du droit grec et romain, et qu’ils reflètent des réalités socio-historiques dans la mesure où ils nous donnent des indications précieuses sur les normes et les mentalités dominantes qui se trouvaient à la base de ces réalités. Il nous met ainsi en garde contre le risque de déduire automatiquement de ces textes des certitudes ou des vérités sur l’histoire et la vie quotidienne romaines. Knoch poursuit en donnant un aperçu des informations que les déclamations latines peuvent fournir à l’historien, et de leurs limites en tant que source de connaissances d’histoire romaine, en examinant les champs suivants: « droit romain » (p. 58–72); « famille » (p. 72–88) avec un intérêt particulier pour la portée ; les limites et la légitimité de la patria potestas; « hiérarchie sociale » (p. 88–100) avec une focalisation sur les questions d’identité, de pouvoir et d’appartenance à un groupe social de condition supérieure ou inférieure; « genre et pratiques sexuelles » (p. 101–122), avec une emphase sur la matrone romaine et les modèles de conduite qui lui étaient opposés; « histoire et politique » (p. 122–132). L’idée générale qui se matérialise à travers plusieurs exemples est que la fiction de déclamations engage bien plus que l’invention gratuite de sujets souvent extravagants, en obéissant à des critères sociaux et idéologiques, inspirés des attentes de l’élite romaine vis-à-vis des dilemmes moraux, de sorte à ce qu’elle puisse remplir une fonction pédagogique et d’exemplarité.

Le cinquième chapitre (« Beispielhafte Einzelinterpretationen ») introduit le lecteur à l’imaginaire des rhéteurs sur le fond, en exposant sept cas qui se veulent paradigmatiques pour l’illustration des problématiques abordées dans le chapitre précédent. On y trouvera des explications des textes choisis dans une perspective historique, c’est-à-dire dans le but de mettre au jour des informations relatives à l’histoire juridique et culturelle de la société romaine. Je vais insister sur le premier cas, dont l’interprétation paraît discutable, tout en soulignant que les problèmes que l’on trouve ici ne sont pas typiques du reste de la discussion faite par Knoch. Le thème de la dm 360 du Pseudo-Quintilien pose la situation suivante: une femme qui a perdu son mari, laissa sa dot à son fils; après avoir épousé une femme dotée, le jeune homme est décédé; la succession est insolvable; la belle-mère et la belle-fille se disputent pour savoir qui aura la dot en premier. On débat sur qui a la priorité sur quelle dot. Selon Knoch, ce cas « élargit notre connaissance du droit » (p. 133), parce qu’il fait allusion (360.3: in quem usum anus dotem desideret) au principe de favor dotis, qu’on repère dans des fragments du Digeste soupçonnés d’être interpolés, ce qui prouve que le principe était connu à l’époque classique et qu’il remonte à la politique démographique d’Auguste (p. 136). Tout d’abord, cette affirmation se fonde sur un léger anachronisme: bien que le concept sous-jacent (les conditions favorables à la constitution de la dot) soit présent en droit romain classique, le syntagme favor dotis ne fut pas employé par les juristes romains classiques.[6] Ensuite, le rapprochement avec la politique démographique d’Auguste ne résulte pas naturellement du texte, dans la mesure où le déclamateur (dm 360.4) dit que la belle-fille doit réclamer sa dot au mari comme part de la succession et que la belle-mère doit réclamer la sienne au fils comme part du patrimoine. Pour apprécier cette dynamique à sa juste valeur, il faut savoir que (i) même si une femme mariée n’héritait techniquement de rien à la mort de son mari, elle avait tout de même droit à une partie de ses biens, car elle pouvait réclamer la restitution de sa dot aux héritiers du mari; (ii) ein manu, les conjointes survivantes n’avaient pas droit, sous le régime traditionnel, à une part de la succession du mari décédé. Mais dans le système établi par l’édit du préteur — système non affecté par les lois augustéennes sur le mariage et non affectant l’ancien régime civil de hereditatio —, cette situation a changé: le préteur créa une hiérarchie ‘protocolaire’ à laquelle devaient obéir les héritiers potentiels du défunt et plaça le droit de la conjointe survivante de demander l’octroi de la possession de biens (bonorum possessio) derrière celui des enfants (liberi), des héritiers légitimes (legitimi) et des parents de sang (cognati). Cela signifie que pour qu’il devienne possible pour la conjointe survivante de succéder à son mari, aucun membre de ces trois classes ne devait avoir obtenu l’octroi de la bonorum possessio en temps et avant elle.[7] Avec la dm 360, nous avons une situation fictive (i) où les deux dots font partie du même patrimoine/héritage qui est par ailleurs déficitaire (360.1); (ii) où la belle-mère n’a pas réclamé sa dot en temps (360.2: sero petis), faisant de celle-ci un ‘prêt’ au fils (360.2: fecisti creditum ex dote) et désormais une ‘créance’ de la succession; et (iii) où les parties opposées sont censées avoir des droits légitimes sur la succession, mais suivant un ordre spécifique. Parce que nous cherchons une solution en équité pour donner/justifier la priorité à la nouvelle, non à l’ancienne, famille du défunt, une clé de lecture importante pourrait être la suivante: la bonorum possessio était accordée à l’épouse légitime et non divorcée du défunt, pourvu qu’elle ne fût pas in manu mariti, ce qui lui aurait donné le rang de fille, la priorité unde liberi, et la préséance sur les cognati. Cela dit, il faudrait examiner, dans la mesure du possible vu le caractère fragmentaire de la déclamation, les arguments avancés par la belle-fille sur le statut des dots en relation avec la hiérarchie établie par le préteur, le type du mariage contracté, les obligations ou les conséquences que crée l’insolvabilité, et l’intention qui se profile derrière l’acte de non petere dotem, pour comprendre pourquoi la priorité donnée à la conjointe survivante était dans ce cas et dans des cas similaires (cf. dm 247) une solution envisageable, voire essentielle, d’un point de vue social.

Une remarque sur la nature des déclamations juridiques (controversiae) s’impose à présent. Il est juste de dire, comme le fait Knoch (p. 17), que les déclamations sont, techniquement parlant, des exercices d’éducation rhétorique, et non de droit[8], et donc qu’ils doivent être étudiés avec prudence, mais il faut aussi dire que cela n’enlève rien à leur valeur et à leur fonction de discours sur le droit. Les procès déclamatoires, auxquels se rapportent le raptus, l’adulterium ou la dementia par exemple, portent des prétentions de validité ‘juridique’ qui ne différeraient pas forcément des procès potentiellement réels, ce qui témoigne de l’engagement du déclamateur à des problématiques juridiquement pertinentes pour son temps. Il convient donc de toujours nuancer nos interprétations en fonction du sujet ciblé. Il convient également de se rappeler que la giuridicizzazione, dont parle M. Lentano de façon salutaire[9], constitue une étape conceptuelle importante dans la construction du droit fictif et de l’éthique judiciaire qui régissent les controversiae, étape qui suppose d’avoir une compréhension technique des subtilités relatives aux concepts et aux raisonnements, tant rhétoriques que juridiques. C’est pourquoi il s’avère plus productif de saisir les défis posés par ce type de textes dans une perspective dynamique et synergique, qui prône le dialogue entre juristes et rhéteurs romains, puis entre historiens et romanistes modernes. Cela ne signifie pas d’abolir les limites entre les disciplines anciennes ou modernes, mais de reconnaître que pour rendre justice à ce produit culturel du monde romain, il faut une démarche qui remet en perspective la tension entre l’importance d’énoncer des normes pour réduire l’incertitude (ou l’ignorance dans laquelle on reste eu égard aux difficultés concernant la transmission des textes) et l’exigence de souplesse pour favoriser leur actualisation, et ce, en préservant la capacité d’intervenir au cas par cas en fonction du problème abordé. Des efforts toujours plus importants se produisent pour investir d’un nouveau sens la distinction traditionnelle entre déclamations latines et droit romain[10], avec une telle lucidité qu’il ne serait pas excessif de lire les déclamations juridiques (scolaires, en particulier) comme un instrument d’acculturation[11] du droit dans la société romaine impériale.

Le manuel de Knoch se distingue par la clarté du discours, la richesse et la variété du matériel présenté. Il sert efficacement son but, en ce qu’il dessine de manière pédagogique la complexité qui caractérise les déclamations latines dans leur perméabilité avec le droit, l’histoire, la littérature et la société. Il s’agit d’un ouvrage stimulant qui invite le lecteur à être à la fois critique et attentif dans l’interprétation de ces textes.

Notes

[1] Voir par exemple L. Pasetti / A. Casamento / G. Dimatteo / G. Krapinger / B. Santorelli / C. Valenzano (éds.), Le declamazioni minori attribuite a Quintiliano I (244–292), Pàtron editore 2019; A. Stramaglia / B. Santorelli / M. Winterbottom (éds.), [Quintilian]. The Major Declamations. t. I—III, Loeb Classical Library 547–549, Harvard University Press 2021.
[2] Voir notamment R. Poignault / C. Schneider (éds.), Présence de la déclamation antique (Controverses et Suasoires), Clermond-Ferrand 2015; E. Amato / Fr. Citti / B. Huelsenbeck (éds.), Law and Ethics in Greek and Roman Declamation, DE Gruyter 2015; M. Lentano (éd.), La declamazione latina. Prospettive a confronto sulla retorica di scuola a Roma antica, Liguori Editore 2015; R. Poignault / C. Schneider (éds.), Fabrique de la déclamation antique (Controverses et Suasoires), MOM Éditions 2016; M. T. Dinter / Ch. Guérin / M. Martinho (éds.), Reading Roman Declamation. The Declamations Ascribed to Quintilian, De Gruyter 2016; A. Casamento / D. van Mal-Maeder / L. Pasetti (éds.), Le Declamazioni minori dello Pseudo-Quintiliano: discorsi immaginari tra letteratura e diritto, De Gruyter 2016; M. T. Dinter / Ch. Guérin / M. Martinho (éds.), Reading Roman Declamation. Calpurnius Flaccus, De Gruyter 2017; —, Reading Roman Declamation: Seneca the Elder, Oxford University Press 2020; A. Lovato / A. Stramaglia / G. Traina (éds.), Le Declamazioni maggiori pseudo-quintilianee nella Roma imperiale, De Gruyter 2021.
[3] Voir notamment E. Migliario, Retorica e storia. Una lettura delle Suasoriae di Seneca Padre, Edipuglia 2007; M. Lentano, « Parlare di Cicerone sotto il governo del suo assassino: La controversia VII, 2 di Seneca e la politica Augustea della memoria », in C. Schneider / R. Poignault (éds.), Fabrique de la déclamation antique: Controverses et suasoires (p. 375–391), MOM Éditions 2016.
[4] Voir aussi S. Knoch, Sklaven und Freigelassene in der lateinischen Deklamation: Ein Beitrag zur römischen Mentalitätsgeschichte, Hildesheim 2018 avec le compte-rendu d’E. Meyer BMCR 2020.05.11.
[5] Quoique non exhaustive, de l’aveu même de l’auteur (p. 8).
[6] On trouve l’expression favor dotium dans un fragment tiré du livre 31 du Ad Sabinum d’Ulpien (D. 23.3.9.1), puis dans un fragment tiré du Code de Justinien (C. 4.29.25.1, a.531), ce qui ne plaide pas pour son authenticité.
[7] Voir T. Rüfner, « Intestate Succession in Roman Law », in K. G. C. Reid / M. J. De Waal / R. Zimmermann (eds.), Intestate Succession (p. 1–32), Oxford University Press 2017.
[8]Tel qu’il était enseigné par Gaius.
[9] M. Lentano, Retorica e diritto. Per una lettura giuridica della declamazione latina, Grifo 2014.
[10] Une preuve éloquente est l’intégration des déclamations latines (« Il dibattimento del processo formulare nelle declamazioni », B. Santorelli, Università di Genova) dans la formation juridique offerte par le XVe Collegio di diritto romano, Agere per formulas: forme e dinamiche della giustizia civile in Roma antica, sous la direction de D. Mantovani (Collège de France) et de L. Pellecchi (Università di Pavia).  
[11] Au sens positif d’interaction dynamique et rationnellement orientée entre cultures intellectuellement cohérentes en vue d’une structuration de nouveaux types d’inter-relations.