BMCR 2022.03.36

The orator Demades: classical Greece reimagined through rhetoric

, The orator Demades: classical Greece reimagined through rhetoric. Oxford; New York: Oxford University Press, 2021. Pp. 368. ISBN 9780197517826. $99.00.

C’est après avoir signalé aux éditeurs de BMCR que j’avais rédigé il y a un peu plus de vingt ans une étude biographique sur Démade (L’orateur Démade. Essai d’histoire et d’historiographie, Bordeaux, 2000) que ceux-ci ont accepté que je fasse la recension du livre de Sviatoslav Dmitriev (SD). Mais, si bien entendu les sources à notre disposition sont souvent communes, l’utilisation qui en est faite ici se détache entièrement d’une étude sur ce que l’on appellera le « Démade historique », qui n’est pas l’objet du travail de SD : celui-ci, comme l’indique le sous-titre du livre et dès l’introduction, s’attache au « Démade rhétorique » tel que des siècles de littérature rhétorique antique l’ont sculpté et que l’on connaît par des auteurs célèbres (Quintilien, Aelius Aristide, Libanios…) auxquels on ajoutera bien entendu Plutarque, mais aussi, de manière souvent fragmentaire, par des papyrus anonymes. À ces témoignages antiques, SD n’hésite pas à ajouter nombre d’auteurs d’époque byzantine (Tzetzès, Photios…) qui reprennent, parfois en les exagérant, les réflexions de leurs prédécesseurs.

On sait l’image détestable que le personnage de Démade a laissé à la fois dans les sources antiques et dans l’historiographie, image tout à fait invisible dans les documents contemporains de sa vie, qu’ils soient épigraphiques ou littéraires (notamment Démosthène). Il n’est pas étonnant que ces témoignages soient peu utilisés par SD puisque son but n’est pas de redéfinir le Démade réel mais bien le personnage créé par la rhétorique, essentiellement impériale.

Pour cela, l’auteur étudie le personnage successivement dans le monde du peuple (Demades in the world of people) où sont étudiés tous les textes à notre disposition sur l’orateur, chacun dans son contexte historique et littéraire afin de définir les grands traits du personnage tel que la rhétorique impériale l’a défini, puis dans le monde des représentations (Demades in the world of images), qui prend en compte l’importance de la paideia dans l’image posthume de Démade, qui passait pour être de basse naissance et sans éducation, déterminant ainsi l’image strictement inversée de ce que la rhétorique d’époque impériale voulait donner d’elle-même et créant alors les caractères négatifs du personnage : corruption, flatterie à l’égard des puissants et trahison à l’égard du peuple et de ses dirigeants les plus nobles (Démosthène). La troisième partie, qui reprend pour partie des éléments précédents, se concentre sur la fin de la vie de Démade et sur les légendes bâties autour de sa mort.

L’originalité de ce livre est d’aborder l’histoire des temps classiques au rebours, c’est-à-dire par les textes d’époque tardive et non par les documents contemporains. Comme SD le signale, s’il y a 27 références épigraphiques à Démade, et 11 références littéraires toutes correspondant à l’époque de sa vie, elles sont submergées par six ou sept fois plus de mentions de Démade dans des textes historiques ou rhétoriques s’échelonnant entre le Ier siècle a.C. et le XIVe siècle p.C.

Certains sont évidemment des faux, comme le discours Sur des douze années, qui fait l’objet d’une très intéressante étude en annexe du volume. Mais, même parmi les discours prononcés de son temps, SD doute de l’authenticité de certains d’entre eux, dont le Contre Démosthène de Dinarque (p. 256) et le récent palimpseste redécouvrant des extraits de deux discours d’Hypéride (Carey et al. 2008[1]), « attributed to Hyperides » et classé dans l’index sous l’appellation « ps.-Hyp. ». À tout le moins, on aurait aimé connaître les raisons pour lesquelles SD envisage de rejeter l’authenticité de ces discours, ce que personne à ma connaissance n’avait encore fait. Peut-être ce refus d’accorder la paternité réelle de ces œuvres provient-elle des attaques très rhétoriques contre Démade (on en conviendra), mais très voisines de ce qu’on entendait à la Pnyx si l’on en croit les discours qui nous sont parvenus.

L’essentiel n’est pas là : devant la contradiction flagrante entre des évocations dans l’ensemble positives sur l’œuvre politique de Démade durant sa vie (p. 13-28) et celles qui leur sont postérieures, pour l’essentiel détestables, SD se concentre sur ces dernières et cherche à expliquer la violence de leurs propos, trouvant leur origine dans l’exercice rhétorique surtout impérial mais aussi byzantin. De fait, il est exact, comme l’auteur le souligne plusieurs fois, qu’entre la mort de Démade en 319/8 et le premier siècle avant notre ère, où il réapparaît dans la Bibliothèque Historique de Diodore et dans le traité Sur la rhétorique de Philodémos de Gadara, il existe un gouffre dans notre documentation sur Démade. Or, c’est avec Philodémos que la personnalité de l’orateur se charge d’une sorte de malédiction : l’absence d’éducation rhétorique et de toute forme de paideia liée à une origine obscure prétendue.

De cette prémisse (fausse, puisque SD souligne avec raison que la première apparition de Démade rappelle qu’il a participé à une contribution volontaire dès 341 et aux côtés de Démosthène pour aider les Chalcidiens d’Eubée contre une offensive de Philippe II) en découlent d’autres tout aussi inventées : sans éducation, il est un rameur qui a acquis ses humanités sur les quais du Pirée, qui doit ses talents d’orateur à des talents innés et non à l’apprentissage de cette technèque les professeurs de rhétorique vantaient auprès de leurs riches élèves, ce qui en faisait le parfait bad boy (p. 94). D’où une rhétorique de Démade – dont bien entendu, en l’absence de tout discours écrit conservé, ces mêmes professeurs ne savaient rien – portée sur la flatterie (kolakeia), caractère oratoire qui se reflète sur le personnage, flagorneur avec les puissants (Philippe II, Alexandre) que la corruption lui permet de fréquenter et de convaincre, et sans scrupule aucun pour gouverner le peuple avec lequel il se comporte en tyran. Il ne pouvait donc en aucun cas avoir bien agi à quelque moment de sa vie : [Plutarque] et Photios citent Hypéride parmi les contributeurs à la souscription en faveur des Chalcidiens en lieu et place de Démade, Plutarque, dans la Vie de Démosthène, crédite ce dernier de la paix de 338 et Libanios de la libération des deux mille Athéniens prisonniers à Chéronée – et non Démade, ce que les textes contemporains disent pourtant.

Mais le personnage central du livre n’est pas Démade : c’est le pepaideumenos, ce rhéteur connu ou ce professeur de rhétorique anonyme qui, inlassablement au cours des siècles, a choisi de modeler l’image négative de Démade en inventant des situations et des bons mots où il était opposé, presque toujours (il y a des exceptions : cf. p. 229-235) à son désavantage avec Démosthène ou Phocion, dans des antilogies de circonstance dont le papyrus bien connu Pap. Berol. 13045 (l’accusation de Dinarque de Corinthe dans le procès totalement inventé devant Antipatros aboutissant à sa mort) est un témoignage très parlant (p. 274-279).

Et chaque génération de rhéteurs a apporté une couche supplémentaire, créant ces apophtegmes connus sous le nom de demadeia, ces bons mots et ces expressions fleuries qui ne reflètent pas la parrhèsia politique de l’époque où il a vécu, mais la parrhèsia rhétorique de la période romaine (p. 149-150) demadeia dont, à juste titre, SD écarte toute idée de paternité à Démade et inventées pour les besoins de la cause. De fait, il souligne que nombre de ces paroles citées par tel auteur se retrouvent chez un autre prononcées par un autre politeuomenos du temps (ces expressions errantes, ‘wandering expressions’, p. 81), ou bien plusieurs versions du même propos circulent, réduisant largement les possibilités d’authenticité de ces apophtegmes. Avec raison toujours, SD remarque que Démade n’est pas le seul homme politique ainsi traité par les sources anciennes et si bien entendu il est au centre de la réflexion, certains développements s’attardent sur d’autres personnages – essentiellement athéniens et contemporains des Ve et IVe siècles, la grande époque de l’histoire d’Athènes. Ces pepaideumenoi à la solide culture littéraire utilisent et déforment dans des déclamations emplies de situations imaginaires, d’anecdotes inventées et de lieux communs, sans souci aucun d’une vérité historique dont ils se moquent, l’histoire de la cité et de Hellade – et en priorité celle de Démade – sans négliger de prendre appui sur des réalités de leur temps. Mais avec un but bien précis : montrer la supériorité de la rhétorique sur les autres sciences, y compris celle des armes (p. 131-135).

Mais la rhétorique est-elle seule responsable de la création et de l’utilisation de ces topoi qui émaillent les déclamations où l’orateur fait revivre devant ses auditeurs le glorieux passé de la Grèce comme semble le penser SD ? On n’aura garde d’oublier que ces rhéteurs qui réinventent la Grèce d’autrefois ne font que suivre les traces des epitaphioi qui, en mêlant mythologie et histoire, en tordant les faits les mieux avérés, avaient élaboré un passé fictif à la seule gloire de la cité et de l’Hellade tout entière et de ceux qui écoutaient ces discours.

Une fois encore, il s’agit moins d’un livre sur l’histoire de l’Athènes classique que d’une étude sur l’utilisation de cette période riche en textes étudiés dans toutes les écoles par la rhétorique et dans des buts qui lui sont propres : à savoir, montrer par des exemples contrefaits que l’étude de la technè oratoire par des élèves studieux (et assez riches pour se payer les leçons du maître) pouvaient permettre à ces derniers d’acquérir l’aisance oratoire et conserver ainsi la position dominante de leur classe sociale : que les politiciens soient issus des classes bien éduquées reflète en effet des réalités sociales tardives (p. 66-68). Et Démade, dont on n’avait conservé aucun discours, dont on ignorait tout de la famille, était le parfait contre-exemple de l’orateur riche et studieux, élevé dans la grande tradition classique de la paideia, c’est-à-dire de Démosthène, dont seuls des textes tardifs affirment sa responsabilité dans la mort : d’où la liste de pseudo-discours de Démade répondant en parallèle à ceux de Démosthène (p. 86-94). Pour cela, ces rhéteurs ont, à partir de textes d’époque classique, inventé des actions et des paroles d’un Démade prétendument jouisseur et gros mangeur, dont les succès oratoires ne pouvaient reposer que sur la corruption, la flatterie, la trahison et le mensonge. « [The pepaideumenoi] recreated classical history as an alternative reality […] for a bigger emotional effect, sacrificing historical validity as collateral damage” (p. 219).

C’est le grand mérite du livre de Sviatoslav Dmitriev que de montrer à quel point, au-delà du personnage de Démade, notre connaissance du monde grec classique repose (on pense en priorité à Plutarque et à ses biographies) sur des textes qui ne se préoccupaient pas du tout de vérité historique et il nous avertit des risques que nous prenons lorsque nous prenons appui sur eux. Un livre qui fera date.

Notes

[1] ZPE, 165, p. 1-19.