BMCR 2022.03.32

The scribes of Rome: a cultural and social history of the Scribae

, The scribes of Rome: a cultural and social history of the Scribae. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2020. ISBN 9781108493963. $99.99.

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« C’est une bonne situation ça, scribe ? » [1] : indéniablement à Rome, la réponse à cette question ne saurait être que complexe. Au service des magistrats de Rome et des cités, ou encore d’associations, ces scribae, chargés de tâches de comptabilité, d’écriture et d’archivage, possédaient une compétence qui leur conférait un statut et un pouvoir reconnus. Traduisant le regard de l’aristocratie sur ces experts, Plutarque déplorait que « lorsque ces employés, qui avaient toujours en main les documents officiels ou les lois, voyaient arriver de jeunes questeurs dont l’inexpérience et l’ignorance avaient absolument besoin de maîtres et de guides, ils ne se soumettaient pas à leur autorité, et c’étaient eux les véritables magistrats.[2] » Ce jugement était renforcé par l’extraction plébéienne, parfois modeste, ou servile des scribes. Il en résultait une position sociale marquée par la tension et la dissonance, comme le relevait il y a vingt ans Nicholas Purcell.[3]

Reprenant le fil de plusieurs décennies de recherches, B. Hartmann livre une monographie sur les scribes qui manquait encore à ce jour. Elle prend en considération tous les types de scribae, à l’exception de ceux dont la fonction privée était avérée : une liste de 386 noms est donnée en annexe. La bibliographie est riche et globalement à jour, qui plus est internationale, en sorte que l’ouvrage peut faire figure de synthèse, dont la consultation est facilitée par la présence d’indices complets.

Tous les aspects, pourtant, n’y reçoivent pas un traitement égal : de l’aveu même de l’auteur, la dimension institutionnelle est secondaire. La finalité première, exposée dans le chapitre 1 (qui serait mieux désigné comme « introduction »), est de caractériser ce que B. Hartmann désigne comme « scriba-ship », en privilégiant l’histoire sociale et culturelle. L’auteur a recours au concept emprunté à la sociologie et plus particulièrement à Pierre Bourdieu de « capital social » ou « culturel » pour éclairer le statut et le rang de ces scribes. À cette fin, l’une des originalités est de convoquer les études sur la culture de l’écrit et la literacy.

C’est cet aspect que développe le chapitre 2 (« The Human Archive »), le plus long du livre. Il vise à caractériser le savoir et l’expertise des scribes au sein d’une société longtemps marquée par la prééminence de l’oralité. Leur rapport à l’écrit est à distinguer de celui entretenu par l’aristocratie, non utilitaire et orienté vers l’otium. Le chapitre explore surtout la place des scribes dans la « culture documentaire romaine », en s’appuyant sur les acquis des travaux de Cl. Nicolet et son école sur les archives et l’administration. Plusieurs pages sont consacrées aux aspects matériels et aux opérations pratiques, pour lesquels les sources (textuelles ou iconographiques) sont réduites. En dépit du lien indissoluble avec l’autorité des magistrats, le rôle des scribes dans les procédures d’enregistrement, de contrôle ou d’authentification les distinguait des simples copistes (les librarii) et leur conférait un pouvoir qui, pour B. Hartmann, était aussi un capital culturel. Ils furent ainsi « l’incarnation de la culture documentaire » de Rome.

Le chapitre 3 (« The Attendant ») est centré sur la fonction d’appariteur au prisme du statut et du rang. L’auteur s’y intéresse brièvement aux possibles liens originels de l’activité de scribe avec le monde étrusque, tandis que ses attributions les plus anciennes, notamment dans la sphère religieuse, demeurent en partie conjecturales. Le propos est surtout dédié à la caractérisation des modalités de recrutement, du fonctionnement des décuries, des formes d’agrégation (les collegia), de la pratique du vicariat ou encore des hiérarchies de postes : sans apporter de nouveauté radicale, l’analyse est en général informée et nuancée ; elle est parfois un peu rapide, comme pour la lex de XX quaestoribus, un document certes difficile qui, en l’état, concerne surtout les uiatores et les praecones mais sur lequel repose une large part de notre perception des modalités de nomination et donc de dépendance des appariteurs face aux magistrats. Après quelques lignes sur l’organisation des scribes hors du contexte du pouvoir central, le chapitre se clot sur la question des dynamiques politiques et sociales qui animaient la nomination des scribes. Suivant des conclusions de E. Badian[4], il envisage notamment le degré de contrôle que l’aristocratie dirigeante pouvait, par le biais des rapports de clientèle, exercer sur l’entrée dans les décuries à la fin de la République. Ce phénomène tendrait en revanche à s’effacer sous l’Empire, conséquence, selon l’auteur, de la disparition des enjeux politiques de ces postes et de celle de la centralité des scribes dans la gestion des comptes et des archives publiques.

Les chapitres 4 et 5 présentent deux facettes en apparence moins favorables de l’identité des scribes. Le premier (« The Profiteer ») veut rendre compte d’une image véhiculée par les sources qui condamnent des pratiques perçues comme récurrentes chez les scribes à la fin de la République. Il est ainsi l’occasion de revenir par un autre biais sur leurs compétences et leurs relations sociales. Le premier grief est celui de la falsification et de la manipulation des documents comptables ou d’archives. Selon l’auteur, le pouvoir romain aurait privilégié le contrôle sur les personnes attachées à leur gestion plutôt que la mise en place de dispositifs matériels d’authentification. Affirmation en partie discutable mais qui, à nouveau, souligne le pouvoir que conférait cette expertise – la figure emblématique est ici Cn. Flavius au IVe s. a.C. En découle l’examen des cas d’abus ou de prévarication, où ressort cette fois le parcours de Maevius, scribe de Verrès lors de sa préture en Sicile. Ces pages permettent aussi de cerner les enjeux concrets de l’autonomie et du monopole possédés par ces experts, ainsi que leurs formes d’encadrement : la fides, sanctionnée par un serment, était centrale, tandis que la responsabilité pénale fut longtemps inexistante, car tournée vers le magistrat que les scribes assistaient : ceux-ci devinrent justiciables seulement à la fin de la République, notamment en vertu de la procédure repetundarum. En établissant une corrélation un peu inattendue, le chapitre s’achève par des considérations sur le « capital économique » des scribes, dont les fonctions offraient assurément des opportunités d’enrichissement, plus encore que leur salaire pourtant réputé attractif pour leurs titulaires.

Le chapitre 5 (« The Parvenu ») se situe dans la lignée du précédent et s’attache aux « histoires de mobilité sociale contestée ».[5] Les scribes en sont des protagonistes récurrents, surtout pour les dernières décennies de la République. Malgré l’appartenance commune à un ordo qui générait de la respectabilité et un capital social, le groupe se caractérisait par son hétérogénéité. Le propos s’appuie donc sur une galerie de portraits (Cn. Flavius, Claudius Glicia, C. Cicereius, Q. Cornelius) ou de parcours les mieux renseignés par les inscriptions. Comme certains de ses prédécesseurs, B. Hartmann insiste sur la distinction entre scribae et scribae librarii, sur la relative perméabilité avec l’ordre équestre – en particulier durant l’Empire, quand ce groupe devint plus extensif – ou sur l’acquisition de la notabilité dans les sociétés des cités italiennes.

Le chapitre 6 (qui aurait pu être un épilogue) dresse un court bilan et dessine à grands traits les métamorphoses de la fonction qui, à partir du IIIe s. p.C., perdure dans d’autres cadres après les réorganisations administratives des Tétrarques et de Constantin (ainsi, les scribae senatus) ou encore dans les cités. Ce qui demeure surtout, c’est l’idée même de la figure incarnée par le scribe, une sorte d’idéal-type, défini par son expertise et son respect inconditionné de la fides dans le maniement des documents écrits, qu’ils fussent privés ou, surtout, publics.

Le livre est de lecture aisée, voire plaisante, l’auteur ne répugnant pas à la saynète, comme celle rédigée en guise d’avant-propos. Mais les titres de chapitres, certes efficaces, ne sont pas toujours heureux en ce qu’ils peuvent s’avérer trompeurs. User des qualificatifs de « profiteur » ou de « parvenu » paraît donner beaucoup de crédit à certaines sources antiques, dont la vision est biaisée. Surtout, considérer les scribes comme « human archive » ne correspond ni à une conception antique, ni à une caractérisation exacte de leur rôle, mieux défini par leur expertise que par leur identification aux documents qu’ils produisaient ou manipulaient.

L’ouvrage mobilise de nombreuses sources et sa nature synthétique n’en permettait pas un examen systématiquement approfondi. Dans le détail, quelques interprétations sont discutables : ainsi, pour l’épitaphe de C. Iulius Augustalis, scrib(ae) Flaui Apri leg. Aug. de Patara, dont le caractère atypique, suggérant que les gouverneurs de provinces impériales aient pu disposer de scribes, n’élimine pas la « valeur historique » (p. 83)[6]; de même, le décurionat posthume de C. Domitius Fabius Hermogenes, à Ostie, est imaginaire (p. 137).[7] Une véritable difficulté, cependant, tient à la césure dans le régime documentaire des sources entre République et Empire. Principalement littéraires, elles sont supplantées par les inscriptions après l’époque augustéenne. Ce tournant, dont l’auteur est conscient, n’est pas anodin sur le plan historique : il n’est peut-être pas étranger à l’impression que cette fonction et ce groupe auraient vécu une inflexion, perdant de leur centralité tant au plan politique qu’administratif – les tâches d’écriture étant en partie attribuées à d’autres, comme les esclaves ou affranchis impériaux. Pareil constat doit avoir une part de réalité, mais le forcer tend à faire de la fonction de scribe sous l’Empire une simple sinécure, suivant une vieille thèse de Mommsen pourtant justement critiquée. Si nous avons là une conséquence du nouvel ordre politique, administratif et social instauré par le principat, le changement dans la nature des sources contribue sûrement à en accentuer les traits.

L’ouvrage, enfin, revendique le recours au concept de « capital culturel » pour éclairer la position des scribes. Or, il n’est pas certain que celui-ci soit utilisé avec toute sa rigueur originelle : d’une part, parce que le groupe considéré est socialement hétérogène ; d’autre part, parce que ce capital, hérité ou acquis, relève de formes d’éducation ou de socialisation qui sont difficilement repérables dans les sources. Nous saisissons les scribes, pour ainsi dire, déjà aptes à la tâche. Les termes de savoir, de compétence ou d’expertise conviennent mieux à ce que nous en appréhendons, et leur valeur venait de ce qu’ils s’exerceaient pour la cité ; nous ne sommes pas loin de l’importance de l’ars chez certains groupes professionnels qui ont fait l’objet de travaux peu mobilisés par B. Hartmann.[8] Pourtant, une différence de taille avec ces groupes existait : la reconnaissance par l’intégration dans un groupe statutaire formalisé et reconnu, l’ordo scribarum. Or, précisément, l’un des rares documents à évoquer le recrutement d’apparitores, la lex de XX quaestoribus, ne requiert aucune autre qualification que celle d’être citoyen romain et digne de l’ordo. Cette appartenance, fondamentale dans la constitution du statut et de l’identité des scribes, n’est guère commentée par B. Hartmann qui escamote un peu la question de la dignitas. Elle l’est en revanche plus dans le livre de J.-M. David sur les appariteurs romains[9] qui, paru peu de temps avant, n’a pas pu être pris en compte – mais B. Hartmann néglige plusieurs articles préliminaires de J.-M. David. Bien qu’elles se recoupent parfois, les deux études proposent ainsi des perspectives à peu près complémentaires : signe, s’il en est, de la complexité de la situation des scribes romains, à la connaissance de laquelle cet ouvrage offre un état des lieux dans l’ensemble complet et accessible, sans résoudre définitivement – si tant est que cela soit possible – tous les problèmes qu’elle soulève.

Notes

[1] Panoramix à Misenplis, dans Astérix et Cléopâtre, par R. Goscinny et A. Uderzo, 1965.

[2] Plut., Cat. Min., 16, 3 (trad. R. Flacelière et E. Chambry).

[3] N. Purcell, « The ordo scribarum. A study in the loss of memory », MEFRA, 113-2, 2001, p. 633-674 (voir p. 669).

[4] E. Badian, « The Scribae of the Roman Republic », Clio, 71-2, 1989, p. 582-603.

[5] Cf. Purcell, op. cit., p. 637.

[6] AE 2013, 1642.

[7] CIL XIV, 353 (ILS, 6148), 4642 et 4643.

[8] Voir e. g. N. Monteix, N. Tran (éd.), Les savoirs professionnels des gens de métier: études sur le monde du travail dans les sociétés urbaines de l’Empire romain, Naples, 2011. Le cas des musiciens, par leur rôle dans les cérémonies et la religion publiques, aurait été intéressant, au moins comme repoussoir : A. Vincent, Jouer pour la cité: une histoire sociale et politique des musiciens professionnels de l’Occident romain, Rome, 2016.

[9] J.-M. David, Au service de l’honneur: les appariteurs de magistrats romains, Paris, 2019.