BMCR 2019.02.30

Arcs-en-ciel et couleurs: regards comparatifs

, , , , Arcs-en-ciel et couleurs: regards comparatifs. Paris: CNRS Éditions, 2018. 301; 24 p. of plates. ISBN 9782271119421. €25,00 (pb).

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Cet ouvrage collectif s’intéresse à la perception du phénomène naturel qu’est l’arc-en-ciel ainsi qu’à sa représentation dans les arts. Conformément à l’approche anthropologique, l’enjeu de cette réunion d’études consiste à mettre en évidence la diversité des expériences et des perceptions humaines envisagées selon les époques ou les lieux.

Si l’on considère la tradition occidentale, deux théories fondent successivement la conception du phénomène, celle exposée tout d’abord par Aristote dans ses Météorologiques, supplantée ensuite par les travaux d’optique de Newton. Parce que nous sommes désormais fortement tributaires des théories du second, il nous apparaît comme une donnée d’évidence que le prisme lumineux à l’origine de l’arc-en-ciel peut se résumer comme un composé de sept couleurs (rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet, indigo). Mais un simple retour en arrière nous enseigne que ce météore est considéré par le philosophe grec comme l’effet de la densité inégale des nuages que doivent traverser les rayons du soleil et que les variations lumineuses qu’il percevait lorsqu’il observait le même phénomène que Newton étaient conçues davantage comme une opposition entre clarté et obscurité, sur un mode binaire donc, et non comme une palette chromatique. Nous apprenons toutefois dans ce volume que Goethe, dans son Traité des couleurs de 1810 fut un adversaire des théories newtoniennes en défendant l’idée ancienne selon laquelle la couleur était une forme assombrie de la lumière.

Il n’empêche cependant que le motif de la diversité des teintes, la ποικιλία des grecs (traduite par uarietas dans la littérature latine), est souvent traité par la référence à l’arc-en-ciel, comme le rappelle notamment la contribution d’Adeline Grand-Clément (« L’arc-en-ciel pourpre d’Homère. Poikilia et enchantement des couleurs », p. 191-215). Mais ce que viennent confirmer les premières contributions de ce volume est que l’on ne peut traiter un sujet tel que celui de la perception d’un phénomène lumineux et chromatique sans faire l’économie d’un retour sur les définitions et perceptions de la lumière et des couleurs qui, loin d’être un universel humain, relèvent d’usages et de représentations culturelles. Ainsi, à propos du prisme lumineux, Jean-Baptiste Eczet (« L’arc-en-ciel mursi (Éthiopie). Réservoir des couleurs et des personnes », p. 75-88) prend opportunément soin de rappeler en guise de préambule que « la stabilisation d’une description de l’arc-en-ciel à sept couleurs fut largement déterminée par Newton qui, rompu à l’angélologie et à la musique, opta pour ce chiffre sacré » (p. 76).

L’introduction pose en termes clairs qu’il n’est plus possible de se fonder sur une perspective évolutionniste qui voudrait que les Anciens ou les Primitifs, voire l’ensemble des peuples non occidentaux, aient une perception imparfaite ou incomplète des couleurs, du fait de facultés sensorielles insuffisamment développées. « L’anthropologie physique aussi bien que la philologie ou les sciences expérimentales cherchaient en effet alors à traquer les défaillances en matière de perception des couleurs. Pour ces cas d’étude, l’arc-en-ciel – avec son ordonnancement et ses nuances – servit d’étalon permettant de détecter toute déviance par rapport à la norme perceptive. Le « test de l’arc-en-ciel » fut ainsi l’occasion de théoriser, à partir d’exemples empiriques, textuels et ethnographiques, un évolutionnisme déployé de façon linéaire, allant du plus élémentaire (les Anciens et les Primitifs) vers le plus complexe (les Occidentaux modernes). […] On ne croit plus que les hommes des sociétés anciennes souffraient de problèmes de vision ou de perception des couleurs. (p. 14) »1 Arnaud Dubois (« Couleurs de l’arc-en-ciel et anthropologie : du laboratoire au terrain (Rivers et le détroit de Torres, 1898-1901) » , p. 25-43) démontre par exemple que les observations menées en 1898 par l’anthropologue W.H.R. Rivers dans le cadre d’une mission auprès d’habitants de l’Ile Murray (située entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’Australie) aboutirent à confirmer la thèse de l’évolution entre un « régime primitif » de la couleur et un « régime moderne ».2 La bibliographie accompagnant ce texte liminaire (p. 17-18) liste les travaux de référence relatifs à l’histoire ou à l’anthropologie des couleurs ainsi que quelques études théorisant l’approche comparative ou comparatiste, qui est l’outil méthodologique nécessaire à toute anthropologie globale. On regrettera que les sources (ainsi les poèmes de Keats ou les écrits de Newton) ne soient pas distinguées de la littérature secondaire. Il s’agit d’une distinction de principe à laquelle philologues et historiens restent attachés, dont on constate qu’elle tend à s’estomper dans de nombreuses publications parmi les plus récentes. Il est en effet difficile de traiter sur le même plan les analyses historiques de Michel Pastoureau et les textes théoriques de Newton et Burke car le risque est de perdre de vue ce qui fait l’objet de l’enquête ou de l’analyse. Il est également de s’affranchir de toute distance historique ou critique vis-à-vis de la documentation en jeu. La présente démonstration ne tombe pas dans cet écueil, les sources et les documents sont rigoureusement contextualisés mais leur mélange dans une liste alphabétique uniforme peut prêter à confusion.

Ce recueil d’études vient confirmer l’intérêt d’une tendance désormais bien établie où études classiques et antiques, dans une perspective comparatiste, s’allient aux travaux anthropologiques et aux analyses historiques portant sur diverses aires culturelles afin de renouveler les perspectives ou de recontextualiser notre approche des civilisations anciennes. On pourra certes regretter que ce collectif n’ait pas réservé une place plus significative aux théories elles-mêmes, celles de la météorologie des Anciens comme celles de l’optique moderne, qui sont souvent invoquées sans être véritablement traitées, mais cette absence n’enlève rien à la pertinence de l’ouvrage. La troisième partie du recueil accorde une place aux représentations et aux pratiques artistiques, qui ne pouvaient naturellement pas être tenues à l’écart de la réflexion.

Un riche cahier d’illustrations en couleur est inséré au centre de l’ouvrage. Chaque contribution est suivie de sa propre bibliographie. Compte-tenu de l’unité thématique du volume, on peut se demander si un index général n’aurait pas été pertinent.

Table des matières

Introduction. – Retisser l’arc-en-ciel, p. 7-21.
Première partie : Quelles couleurs pour l’arc-en-ciel ? Le système newtonien confronté à d’autres regards.
Arnaud Dubois, « Couleurs de l’arc-en-ciel et anthropologie : du laboratoire au terrain (Rivers et le détroit de Torres, 1898-1901), p. 25-43.
Marie Parmentier, « L’arc-en-ciel japonais : au seuil d’un changement radical (XVIIe-XIXe siècle) », p. 45-73.
Jean-Baptiste Eczet, « L’arc-en-ciel mursi (Éthiopie). Réservoir des couleurs et des personnes », p. 75-88.
Charlotte Ribeyrol, « Les faiseurs d’arcs-en-ciel. Variations chromatiques et poétiques à l’époque victorienne », p. 89-108.

Deuxième partie : Les apparitions de l’arc-en-ciel. Entre achromie et polychromie.
Élodie Dupey García, « Serpent emplumé et serpent peint. Le vent et l’arc-en-ciel dans la culture nahuatl préhispanique », p. 111-148.
Sylvie Donnat, « Polychromies atmosphériques. De l’arc-en-ciel aux épiphanies chromatiques de l’aube égyptienne », p. 149-168.
Anne-Caroline Rendu Loisel & Lorenzo Verderame, « Joindre le ciel et la terre. L’arc-en-ciel en Mésopotamie ancienne », p. 169-189.
Adeline Grand-Clément, « L’arc-en-ciel pourpre d’Homère. Poikilia et enchantement des couleurs », p. 191-215.

Troisième partie : L’arc-en-ciel en couleur(s). Les défis de la mise en image.
François Jacquesson, « Dieu, Jésus et l’Arc-en-ciel. Représentations chromatiques de la profondeur », p. 219-244.
Jean-Loup Korzilius, « Constable et le problème de l’arc-en-ciel en peinture », p. 245-261.
Ivonne Manfrini, « Le signe d’un désenchantement ? L’arc-en-ciel, Hitler, Dinos et Jake Chapman », p. 263-281.
Barbara Turquier, « Cinéma, musique et ‘sensation de couleur’. Autour de Rainbow Dance de Len Lye », p. 283-297.

Notes

1. Charlotte Ribeyrol (« Les faiseurs d’arcs-en-ciel. Variations chromatiques et poétiques à l’époque victorienne », p. 89-108) rappelle que cette lecture remonte sans doute à W. E. Gladstone ( Studies on Homer and the Homeric Age, 1858).

2. L’auteur rappelle que cette mission est souvent considérée comme fondatrice de l’anthropologie sociale britannique et notamment de la professionnalisation et de l’institutionnalisation de l’ethnographie comme méthodologie de la recherche anthropologique.