[Authors and titles are listed at the end of the review.]
Connecting Rhetoric and Attic Drama est un ouvrage dirigé par deux chercheuses espagnoles publié intégralement en anglais auprès d’une maison d’édition italienne. Je me permets de rajouter une pierre à cet édifice cosmopolite en en faisant la recension en français. Il fait partie d’un projet de recherche qui a déjà connu plusieurs réalisations, avec la thèse (non publiée) de M. Carmen Encinas Reguero intitulée Tragedia y retórica en la Atenas clásica: la rhesis trágica como discurso formal en Sófocles et dirigée par Milagros Quijada Sagredo (2007), ainsi qu’un premier volume commun, Retórica y discurso en el teatro griego (2013 : BMCR 2015.04.31). La plupart des contributeurs ont participé à la première publication (huit sur onze). Si le titre du présent livre semble s’ouvrir à l’analyse des œuvres rhétoriques et s’il est dit dans l’introduction que l’objectif est de « highlight from different perspectives the proximity between theatre and rhetoric in Greece » (p. 22), il y est en fait surtout question des tragédies et comédies athéniennes abordées à partir des procédés rhétoriques qui peuvent y être employés. En tant que tel, le projet se situe dans une historiographie déjà abondante.1 Dans l’ensemble, très peu de coquilles sont à déplorer, à l’exception d’une contribution qui aurait mérité une relecture supplémentaire.2
Essentiellement dédiée au résumé des articles, l’introduction de Milagros Quijada Sagredo offre auparavant une courte réflexion sur les liens entre rhétorique et théâtre grec, en signalant l’importance de la nouvelle attitude envers le langage qui se met en place au début du V e siècle avec l’élaboration de la démocratie athénienne. À noter que le mot « rhetoric » n’est jamais défini, alors que l’historiographie du terme est riche.3 Les usages qui en sont faits dans le cours de l’ouvrage oscillent entre les méthodes avancées par les philosophes et auteurs de traités de rhétoriques (Encinas Reguero, Quijada Sagredo, De Martino) et les stratégies concrètes utilisées par les orateurs dans les discours judiciaires conservés (Karamanou, do Céu Fialho).
Ruth Scodel s’intéresse aux échecs de la persuasion dans l’ Antigone de Sophocle. Elle s’inspire du concept de « Theory of Mind » (capacité à percevoir l’état d’esprit des autres personnes) pour analyser comment les personnages tragiques tentent de trouver des arguments efficaces selon leurs interlocuteurs. Si, selon les philosophes (Platon, Aristote), le bon orateur est censé y parvenir, celui-ci s’adresse à un public nombreux et ne peut s’adapter à chacun de ses destinataires, au contraire de Créon et d’Hémon, qui échouent néanmoins à se convaincre réciproquement du fait des émotions qui les aveuglent. Si la démarche psychologisante est parfois gênante, l’idée directrice de l’article est intéressante et l’étude attentive des passages permet de la mener de manière convaincante, à tel point qu’on espérerait la voir appliquée à d’autres situations tragiques, comme l’ Alceste ou l’ Hippolyte d’Euripide.
Dans une étude fouillée et approfondie, M. Carmen Encinas Reguero traite quant à elle de l’utilisation des exemples ( paradeigmata) dans les tragédies en général. Elle réexamine d’abord la définition des exemples dans les traités rhétoriques d’Anaximène de Lampsaque et d’Aristote : ils font partie des moyens de persuasion provenant du discours ( entechnoi pisteis), même si leur place dans l’organisation générale varie considérablement d’une œuvre à l’autre et même à l’intérieur de l’œuvre d’Aristote. La bibliographie à ce propos est riche et bien assimilée. Dans les tragédies, les exemples peuvent être mythologiques (surtout chez Euripide), fictifs (surtout chez Eschyle) ou tirés de la nature (surtout chez Sophocle). Le panorama d’occurrences, traitées par auteur dans les trois cas, permet de montrer comment les comparaisons appuient l’idée ou l’argument d’un personnage en trouvant un parallèle qui les renforce. À noter tout de même que certains exemples analysés, en particulier dans les parties lyriques, ne relèvent pas d’une situation de persuasion à proprement parler (voir par exemple 60–62).
Milagros Quijada Sagredo compare la structure des tragédies au fonctionnement concret des tribunaux athéniens, à partir des Perses d’Eschyle. Dans cette représentation, longs discours et questions-réponses feraient écho aux plaidoiries des plaignants et à l’interrogatoire des témoins (voir la description qu’elle fait de son article en introduction (15), mais il s’agit en réalité du questionnement de l’adversaire : 79–80), pour établir le fait incroyable qu’est la défaite de l’armée de Xerxès. Penser la pièce comme focalisée non pas sur la défaite mais sur les moyens de la prouver est intéressant et l’étude littéraire approfondie des longues tirades et des dialogues stichomythiques successifs est convaincante.
Maria do Céu Fialho examine les évolutions de l’intrigue de l’ Iphigénie à Aulis suivant les changements d’opinion des personnages. L’analyse porte de manière assez générale sur la manière dont les différents personnages tentent de se persuader les uns les autres, voire de justifier leurs propres choix, pour dégager les éléments qui contribuent à prendre une décision (obligation du serment de Tyndare, pression de l’armée, arguments logiques, peur de la populace, supplication…). L’auteure en profite pour critiquer l’idée répandue selon laquelle la tragédie serait, dans le contexte de la guerre du Péloponnèse, un appel à la réunion des Grecs. Sur l’indécision des personnages dans la pièce, on aurait attendu la prise en compte des remarques de John Gibert, Change of Mind in Greek Tragedy, (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995).
Les deux études suivantes concernent le procédé de l’ ekphrasis. José Antonio Fernández Delgado et Francisca Pordomingo démontrent que la première partie du premier stasimon de l’ Électre d’Euripide utilise, comme la suite qui dépeint le bouclier d’Achille, la technique de l’ ekphrasis. Le dramaturge est donc perçu comme un disciple de la sophistique rhétorique plutôt que comme un modèle pour des œuvres postérieures. L’argumentation est solide et claire, mais il convient de noter qu’élargir ainsi le sens d’ ekphrasis pourrait conduire à l’appliquer à de nombreux stasima tragiques. Francesco De Martino emprunte pour l’appliquer aux comédies la catégorie des prosopa définie par Aelius Théon : description, avec effet comique, de personnages inventés (Dicaiopolis se décrit lui-même en détail dans les Acharniens), mythologiques (le glouton Héraclès et le lâche Dionysos) ou historiques (Périclès dans les Acharniens) et même de poètes (Euripide qui s’auto-décrit dans les Thesmophories) voire d’Aristophane lui-même ( Guêpes, Cavaliers…) et de son public, enfin d’animaux. On regrettera que la plupart des extraits ne soient pas traduits.
Les deux présentations qui suivent se concentrent chacune sur une pièce fragmentaire. Ioanna Karamanou s’appuie sur l’édition qu’elle vient de réaliser de l’ Alexandre d’Euripide (2017 : BMCR 2018.09.56) et en particulier les fragments se rapportant à la scène qui voit Alexandre être accusé par des bergers et se défendre devant Priam. Les développements témoignent d’une vraie connaissance des sources judiciaires et la thématique de l’ouvrage amène à une focalisation intéressante sur la nature judiciaire du débat, mais on pourra se reporter plus simplement à son édition commentée, plus complète. Maria de Fátima Silva part de la vantardise de Bellérophon dépeinte dans les comédies d’Aristophane pour analyser les fragments conservés de la pièce éponyme d’Euripide (en particulier les longues tirades du héros, fr. 285-286 Kn.). Le rapport à la rhétorique demeure très faible, le sujet des passages conservés concernant plutôt la justice au sens large du terme.
Les deux derniers articles dépassent le cadre du V e siècle. Georgia Xanthaki-Karamanou analyse les agônes de certaines tragédies du IV e siècle (de Chérémon et Carcinos le Jeune) pour identifier des évolutions dans l’écriture des tragédies post-classiques, enrichies selon elle par l’apport de la rhétorique. Lorna Hardwick part de théories actuelles sur la performance et le théâtre pour repenser l’interaction entre raison et émotions dans les tragédies athéniennes. Sa contribution, qui ne se veut pas un essai sur la réception des pièces (242), étudie certaines tirades d’héroïnes tragiques cherchant à convaincre leurs interlocuteurs (Médée, Hécube, Andromaque) pour éclairer la manière dont ces passages peuvent influencer nos sociétés contemporaines et les débats qui les animent.
La bibliographie montre que les auteurs ont lu certains spécialistes du droit (quelques travaux de Gagarin, Kennedy, MacDowell, Mirhady, Thür ou Todd), mais témoigne surtout d’une tendance à l’autocitation (47 références au total). Elle est suivie d’un bon index de 24 pages réalisé par M. Carmen Encinas Reguero.
Au final, l’ensemble paraît déséquilibré : si le domaine tragique est bien maîtrisé, les connaissances manquent parfois du point de vue de la dimension rhétorique et judiciaire. L’article d’Encinas Reguero aurait bénéficié de la lecture de l’ouvrage L’utilisation de l’histoire par les orateurs attiques de Michel Nouhaud (1982), qui lui aurait permis de renforcer ses propositions et de s’ouvrir aux exemples développés pour souligner par contraste les différences avec la situation des protagonistes (à peine effleurés). En ce qui concerne la contribution de Quijada Sagredo, les tirades du messager ou des autres personnages ne peuvent être comparés à des témoins judiciaires (ce qui oblige l’auteure à sur-traduire παρών en « witnessed », 93) : dans les discours judiciaires, les dépositions ne sont qu’une confirmation des paroles de l’orateur et n’apportent aucune information supplémentaire, au contraire du récit riche en détails du messager ou de Darius. C’est plutôt du côté des stichomythies qu’il aurait fallu se tourner, en reprenant la question de l’interrogatoire des témoins, lequel n’existe plus à l’époque d’Aristote mais pouvait avoir lieu au V e siècle. Enfin, le fragment 3 de Chérémon est très justement rapproché par Xanthaki-Karamanou du Contre Nééra d’Apollodore, mais il aurait été judicieux de le mettre en parallèle avec les déclarations récurrentes des plaignants visant à montrer qu’ils ne sont pas responsables du procès en cours (rapprochement valable aussi pour le fragment reprenant les Phéniciennes d’Euripide : voir 236-237). Dans la même pièce, Agamemnon est comparable à un arbitre privé, tout comme Jocaste dans les Phéniciennes, qui n’a que peu à voir avec un juge (232). Dans la Médée de Carcinos, le passage très intéressant dans lequel Jason demande à sa femme de faire venir ses enfants pour prouver qu’elle ne les a pas tués fait écho à certaines situations où des plaignants ont produit des individus supposément morts.4 Passées ces difficultés, les études des pièces sont pour la plupart bien menées et pourront être utiles aux chercheurs travaillant sur le théâtre antique.
Authors and titles
Ruth Scodel, « Mind-Reading, Rhetoric, and Antigone » (23–41)
M. Carmen Encinas Reguero, « The Paradeigma : Rhetorical Theory and Dramatic Practice in Classical Athens » (43–76)
Milagros Quijada Sagredo, « Approaching Tragic Structure to Judicial Procedure: Aeschylus’s Persians » (77–101)
Maria do Céu Fialho, « Rhetoric and Crisis in Euripides, Iphigeneia at Aulis » (103–116)
José Antonio Fernández Delgado et Francisca Pordomingo, « Ekphrasis, Hesiodic Hypotext and Foretelling in the First Stasimon of Euripides’ Electra » (117–136)
Francesco De Martino, « Ekphrasis and Comedy: The prosopa » (137–159)
Ioanna Karamanou, « Fragments of Euripidean Rhetoric: The Trial-Debate in Euripides’ Alexandros » (161–176)
Maria de Fátima Silva, « The “Boastful” Bellerophon: The Rhetoric in an Euripides’ lost Play » (177–212)
Georgia Xanthaki-Karamanou, « Dramatic Debates in Post-Classical Tragedy: Additional Remarks » (213–240)
Lorna Hardwick, « Transformation through Performance: Theatre Conventions, Reason, Emotion and Conscience » (241–264)
Notes
1. Voir par exemple Victor Bers, « Tragedy and Rhetoric », dans Ian Worthington (éd.), Persuasion: Greek Rhetoric in Action, London/New York, 1994, pp. 176–195 ; Edward M. Harris, Delfim F. Leão et P. J. Rhodes, Law and Drama in Ancient Greece, London, 2010.
2. On notera : « persuasiv e » (58), « suggests » plutôt que « suggest » (100), « ellaboration » (107), « agains » (108), « Agamenon » (109), « closelly » (111), χοροὺς plutôt que χορούς (135), « the private and public of sphere of action » (176), « Achiles » (214), « betwen » (232), « c’est fair voir » (266).
3. Voir dernièrement Steven Johnstone, A History of Trust in Ancient Greece, Chicago/London, 2011, chap. 8, après l’article de Victor Bers déjà cité (n. 1).
4. Voir en particulier Isocrate, Contre Callimachos (XVIII), 52–54.