BMCR 2017.10.24

I Diktyoulkoi di Eschilo: testo e commento. Contributo a lingua e stile del dramma satiresco. Quaderni dei Seminari romani di cultura greca, 20

, I Diktyoulkoi di Eschilo: testo e commento. Contributo a lingua e stile del dramma satiresco. Quaderni dei Seminari romani di cultura greca, 20. Roma: Edizioni Quasar, 2016. 240. ISBN 9788871406947. €31.00 (pb).

Notre connaissance des Diktyoulkoi d’Eschyle repose essentiellement sur deux fragments papyrologiques publiés en 1933 (PSI 1209 fr. a = fr. 46a Radt) et 1941 (P.Oxy. 2161 = fr. 47a Radt); écrits d’une même main, ces deux fragments conservent, de manière fragmentaire, respectivement 21 et 66 vers (ces derniers correspondant aux v. 765–832 de la pièce, comme le prouve l’indication stichométrique du vers 800 présente dans le papyrus). Depuis l’étude de Magaretha Werre-De Haas, publiée en 1961,1 ces fragments n’avaient plus fait l’objet d’une monographie et c’est dire donc si l’ouvrage d’Emanuele Dettori est bienvenu.

Dettori propose un texte grec des deux fragments, dans lequel il intègre les conjectures et les changements de locuteurs qui lui semblent les plus plausibles. S’il ne fait pas mention d’un examen direct des papyrus, le commentaire montre qu’il a opéré certaines vérifications à partir des photographies. L’apparat critique se borne à indiquer l’origine des conjectures retenues. On relèvera une nouvelle conjecture suppléant une lacune (fr. 47a, 772: καὶ τοῦτο πιστὸς] ὅ̣ρ̣̣κ̣ο̣ς ἐ̣ν̣ χρόνῳ μενεῖ),2 ainsi qu’une nouvelle lecture (fr. 47a, 767: ἀ̣π̣ε̣φθάρης).3 On notera également en passant l’usage assez peu orthodoxe qui consiste à intégrer dans le texte grec un complément en langue moderne correspondant au sens attendu (fr. 46a, 1 et 3: ξυνῆκ̣[ας «ciò che ti ho detto?» [Dettori]; τί σοι φυλάσσω, «gib mir’s genauer an!» [Meinhold]). Le texte grec est accompagné d’une traduction utile pour clarifier les choix interprétatifs.

Texte et traduction sont suivis d’un commentaire très nourri (p. 17–210), qui, pour chaque vers, s’ouvre par la liste des conjectures et lectures proposées depuis l’ editio princeps. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, le commentaire, qui permet notamment de justifier les choix opérés dans l’établissement du texte, est centré sur la langue, c’est-à-dire sur une analyse syntaxique, morphologique et lexicale grâce à laquelle se trouvent précisés les différents registres de langue dont joue Eschyle dans ce drame satyrique. Comme le souligne Dettori en introduction (p. 4), le commentaire suivi d’une œuvre (même très fragmentaire) permet d’appréhender la langue du drame satyrique dans son caractère syntagmatique, en saisissant la manière dont elle se déploie dans la dynamique du texte, et non comme un simple catalogue de formes ou d’expressions sorties de leur contexte et classées par catégories.

Les effets liés à l’usage d’un registre de langue dépendent naturellement de la situation dramatique et de l’identité des locuteurs. Sur ce point, Dettori ne s’écarte pas d’un certain consensus qui s’est progressivement réalisé au fil des études. Ainsi les deux locuteurs du fragment 46a sont identifiés comme Silène (A) et Dictys (B); à cet égard, le syntagme γ̣έ̣ρ̣ων νησαῖος (v. 15) ne se réfère pas à un personnage tiers, mais il est vraisemblable que ce soit Silène lui-même qui se désigne ainsi. Alors que les vers 1–7 comportent des paragraphoi indiquant les changements de locuteurs, la répartition des vers 8–21 est plus incertaine; la distribution décidée par Dettori (et intégrée dans le texte) semble pour l’essentiel correcte, même si le commentaire reste silencieux sur certains des choix opérés. Dans le fr. 47a, l’attribution des vers 765–772 à Silène et des vers 773–785 à Danaé paraît certaine. S’il est également acquis que les vers 786–832 doivent être répartis entre Silène et les satyres, la répartition précise entre le premier et les seconds reste sujette à caution; Dettori attribue l’ensemble des vers (lyriques) 786–820 à Silène et le passage final en anapestes (v. 821–832) au coryphée. A propos des vers chantés (v. 786–820), on peut regretter que leur métrique n’ait pas fait l’objet d’un commentaire.4

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à douze très minces fragments (papyrologiques pour neuf d’entre eux) dont l’attribution aux Diktyoulkoi reste conjecturale.

Dans son introduction, tout en précisant les objectifs de sa recherche, Dettori en indique, par anticipation, les principaux résultats (p. 4–9). Il met tout particulièrement en évidence l’hétérogénéité et la flexibilité d’une langue aux multiples facettes; ainsi le texte nous fait-il passer d’un échange dont la syntaxe et le lexique lui confèrent un caractère naturel et familier (fr. 46a), à une rhêsis marquée par le caractère solennel d’un lexique institutionnel (fr. 47a, 765–772), à un discours dont le langage est celui d’une héroïne tragique en situation critique (v. 773–785), à une partie chantée qui glisse d’un registre familier et informel (v. 786–812) à un registre poétique élevé (v. 813–820), pour terminer avec des anapestes qui présentent des traits épiques et tragiques, tout en les combinant avec un contenu aux sous-entendus grivois (v. 821–832); à cet égard, comme le relève Dettori, l’usage d’un registre poétique élevé apparaît toujours en contraste soit avec le locuteur (Silène ou les satyres), soit avec la situation dramatique (Danaé, héroïne tragique face aux prétentions de Silène), soit avec le contenu du discours (sous-entendus sexuels), créant ainsi des effets comiques. L’approche choisie par Dettori permet ainsi une description dynamique de la langue du drame satyrique et conduit à mettre en lumière sa flexibilité et son art de la variation, plutôt que d’en donner une image figée, en tentant de lui assigner une place précise qui se situerait quelque part entre le registre de la tragédie et celui de la comédie. Parmi les autres conclusions, on relèvera la mise en question de l’idée selon laquelle le fr. 47a serait caractérisé par de nombreux termes doriens; au final, seuls φίντων (v. 802) et θῶσθαι (v. 818) entreraient dans cette catégorie et l’hypothèse selon laquelle il y aurait une influence sicilienne, ou de manière plus spécifique épicharmienne, doit être abandonnée. De même Dettori conteste-t-il la restitution du vocalisme dorien proposée par Diggle (v. 801: τῆσδε τᾶσδε, v. 810: κοιμήσῃ κοιμάσῃ, v. 811, 818: μητρί ματρί),5 tout en reconnaissant sa perplexité face au terme χα̅λᾷ (pour χηλῇ, v. 816) conservé dans le papyrus. Peut-être faut-il considérer qu’il s’agit d’une leçon erronée découlant d’une confusion avec le verbe χαλάω.

Au-delà des conclusions générales, l’apport principal de l’ouvrage réside dans le commentaire de détail qui, à travers de nombreuses observations subtiles, permet d’approfondir et d’affiner les interprétations antérieures. Je relève ici quelques exemples. Fr. 46a, 3: Dans la question posée par Silène (τί σοι φυλάσσω), le datif σοι («datif éthique») indique un intérêt particulier de Dictys dans l’action et réciproquement une certaine distance de Silène, distance qu’indiquerait aussi l’usage du présent (φυλάσσω), plutôt que le futur. V. 5: Le caractère elliptique de la réponse de Silène (ἄσημα) suggère une certaine irritation (Dettori cite comme parallèle Eur. Alc. 218) qui est en accord avec la distance perçue précédemment. V. 6–7: Cette même irritation transparaît dans la combinaison des particules et du parfait (καὶ δὴ δέδορκα) qui met en évidence l’inutilité de l’ordre donné au v. 6 (δέρκου νυν ἐς κευ[θμῶνα). A propos du terme κευθμών, Dettori note qu’il ne peut faire référence à un lieu sous-marin, mais doit désigner une crique. V. 10–11: Partant du constat que dans les trimètres les invocations aux dieux sont plus proches de l’exclamation que de la prière, Dettori suppose qu’il en va ainsi de l’invocation de Poséidon par Silène et il en déduit que la forme πεμπετ[ doit être être interprétée comme un indicatif (πέμπετ[αι) plutôt que comme un impératif. Dans la mesure où la prise se trouve déjà dans le filet, la requête «envoie» serait effectivement étrange. Fr. 47a, 768–769: Dettori propose d’assigner aux termes πρόξενος et προπράκτωρ un sens technique et institutionnel (même si le sens du second – un hapax – reste difficile à préciser), plutôt qu’un sens général qui ferait simplement référence à l’aide ou à la protection apportée à un étranger; l’effet comique résiderait ainsi dans le fait que Silène s’arroge des titres ronflants et inadéquats dans la situation présente. V. 782: L’emploi de l’impératif présent (πέμπ᾽) plutôt qu’aoriste permet de saisir que «la richiesta di Danae si configura non come una supplica, ma come una sorta di comando, di ingiunzione a intervenire subito nella situazione». V. 822: Le commentaire propose une bonne analyse d’ὁρμαίνω, verbe indiquant une activité mentale orientée vers une réalisation pratique; dans le syntagme γ]άμον ὁρμαίνωμεν, il s’agit donc pour les satyres de penser aux préparatifs du mariage.

La discussion reste ouverte sur d’autres points. Je retiens les exemples suivants. Fr. 46a, 1–2: Dettori souligne que le verbe ξυνίημι ne peut signifier simplement «percevoir un son» (ici, un son émanant du coffre où sont enfermés Danaé et Persée), mais qu’il signifie «entendre et comprendre les paroles prononcées par quelqu’un d’autre»; dans le premier vers, Silène demanderait donc à Dictys si ce dernier a bien compris les paroles qu’il a prononcées précédemment (ξυνῆκ̣[ας), et Dictys lui confirmerait les avoir bien comprises (ξυνῆκα [δή). Cette interprétation a néanmoins pour faiblesse de conduire à un échange plat et qui ne fait pas avancer le dialogue. On peut se demander si les paroles entendues et comprises par les deux locuteurs ne sont pas plutôt un appel au secours émanant de la mer. Fr. 47a, 788: Selon Dettori, le terme φαλακρόν fait bien référence au crâne de Silène, et non pas à son phallus, comme nombre de commentateurs l’ont supposé. Il paraît néanmoins difficile d’exclure la possibilité d’un double sens. V. 819: Dettori considère que le terme κηδεστής (parent par alliance) ne peut s’appliquer qu’à Silène qui se voit déjà comme beau-père de Persée; toutefois le pluriel κηδεστῶν et le fait que les satyres sont volontiers désignés dans le drame satyrique comme les enfants de Silène suggèrent que le terme s’applique bien aux satyres qui sont en passe de devenir en quelque sorte les «frères» de Persée. V. 820: Dettori conserve la leçon du papyrus ἔ]ντροπος, auquel il assigne le sens de «respectueux», et interprète l’hapax πελατεύω au sens de «servir» («il tipo di denominativo, in –εύω, è fondato su nomi di mestieri o funzioni»), tout en admettant la possibilité d’un sens plus général, «être proche». Dans la mesure où Silène tente ici d’amadouer Persée, il serait étrange qu’il lui annonce un avenir dans lequel il devra le servir, lui et les satyres; dans le contexte, le sens «être proche» semble donc plus satisfaisant, de même que la correction σύντροφος (ou ξύν-): Persée chassera à la manière de ses «frères», les satyres, aux côtés desquels il vivra, ayant été élevé/nourri avec eux.

Depuis une vingtaine d’années, le drame satyrique a connu un net regain d’intérêt qui s’est traduit par la publication de collections de fragments, de monographies, d’ouvrages collectifs. L’ouvrage d’Emanuele Dettori, remarquable de rigueur et de perspicacité, montre que le commentaire philologique approfondi et systématique des fragments reste une tâche indispensable pour nourrir et affiner notre compréhension du genre. Il reste à espérer que les Theôroi d’Eschyle ou les Ichneutai de Sophocle puissent à leur tour faire l’objet de commentaires aussi approfondis.

Notes

1. M. Werre-De Haas. Aeschylus’ Dictyulci. An Attempt at Reconstruction of a Satyric Drama. Leiden: Brill, 1961.

2. «E questo rimarrà un giuramento saldo nel tempo». Il n’est pas certain que le verbe μένω puisse se construire ainsi. La lecture ὅ̣ρ̣κ̣ο̣ς est proposée par W. Henry ( ZPE 129, 2000, p. 13).

3. W. Henry ( ZPE 129, 2000, p. 13) proposait le subjonctif ἀποφθαρῇς; par erreur, Dettori introduit dans son texte ἀπεφθαρῇς, mais le commentaire (p. 73–74) indique la forme correcte ἀπεφθάρης, indicatif aoriste avec un ἄν dans la lacune lui conférant une valeur irréelle: «Tu certamente saresti andata completamente in rovina» (σὺ γ᾽ ἂν τὰ] πάντα πᾶσ᾽ ἀπεφθάρης).

4. Sur ce point, Dettori se contente (p. 135) de renvoyer à l’étude d’E. Cerbo, «Metro et ritmo nel dramma satirico (V–IV a. C.)», SemRom n. s. 4, 2015, pp. 71–117.

5. J. Diggle, Museum Criticum 30–31, 1995–1996, p. 100.