BMCR 2016.12.46

Une mémoire en actes : espaces, figures et discours dans le monde romain. Histoire et civilisations, 1629​

, , , Une mémoire en actes : espaces, figures et discours dans le monde romain. Histoire et civilisations, 1629​. Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2016. 318. ISBN 9782757412718. €28.00 (pb).

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Cet ouvrage est le fruit du colloque international tenu à Lille du 26 au 28 septembre 2013. Le programme Monumenta qui en est à l’origine porte sur la mise en scène de la mémoire dans l’empire romain et dans la longue durée, dans la continuité de ce qui avait été fait sur l’ abolitio memoriae.

Après deux chapitres d’introduction (chap. 1 et 2), le livre se découpe en trois parties équilibrées correspondant aux trois thèmes retenus, espaces (chap. 5-7), figures (chap. 9-11) et discours (chap. 13-15). Chaque partie s’ouvre par un rapport introductif clair et utile (chap. 4, 8 et 12) et l’ouvrage s’achève par une conclusion générale.

La mémoire est un objet d’études qui, depuis une trentaine d’années, attire de plus en plus l’attention des spécialistes du monde romain comme en témoignent les bibliographies finales. Parmi celles-ci, une place particulière doit être faite au récent livre de C. Baroin, Se souvenir à Rome, qui a fortement orienté la réflexion des contributeurs.1 Celle-ci vise à retrouver le tout cohérent que formaient les monumenta de mots et de pierre avec les souvenirs qu’ils commémoraient et instrumentalisaient. Il s’agit ainsi de mieux cerner la culture politique romaine à travers sa « grammaire mémorielle ». C’est ce que Th. Späth (chap. 2) expose clairement en convoquant M. Halbwachs, P. Hutton et A. et J. Assmann dans un article désormais nécessaire pour tout travail sur la mémoire dans le monde romain. Il montre que si la construction des figures des grands hommes relève de la mémoire culturelle, les pratiques mémorielles romaines ne se limitent pas à ce mécanisme de réduction car, profondément ancrées dans le présent, elles relèvent également de la mémoire communicationnelle. Dépassant cette dichotomie, il insiste sur la nécessité d’envisager la mémoire comme une pratique sociale.

C’est ce que fait O. M. van Nijf en se penchant sur les inscriptions honorifiques qui proliférèrent dans les cités grecques de l’empire romain en même temps que leur texte se raccourcissait (chap. 3). Il relie cette transformation des habitudes épigraphiques à l’évolution de la culture politique, refusant donc la dépolitisation des cités grecques sous l’empire, puisqu’on peut interpréter ces monuments comme des miroirs civiques. Les statues et inscriptions étaient le résultat des compromis entre les élites et le démos qui les récompensait. Par le choix d’honorer ou non, du langage honorifique, de l’emplacement, des qualités louées, ces monuments avaient des fonctions axiologiques et protreptiques qui rappellent les analyses récentes de M. Jacotot pour le monde romain.2 Par exemple, l’emploi de termes évoquant la philia ( philotimia, philopatris …), qui devint de plus en plus fréquent sous l’empire, liait les élites au démos de manière chaleureuse et donc plus étroite.

La première partie de l’ouvrage porte donc sur les espaces. Parmi les trois dossiers qu’examine J.-P. Guilhembet (chap. 5), le second, expliquant les raisons de l’attachement de Cicéron à sa maison palatine acquise en 62, éclaire les stratégies symboliques des aristocrates romains qui détournaient parfois à leur profit des monumenta célébrant tout autre chose. En effet, la résidence de Cicéron se situait à côté du portique rappelant la victoire du consul de 102, Q. Lutatius Catulus, sur les Cimbres et les Teutons. Chargé par le Sénat de la réfection du monumentum, ce qui lui permettait d’y apposer son nom, Cicéron aurait ainsi capté un peu de la gloire militaire dont il était dépourvu. En outre, ce portique avait été construit sur l’emplacement de la maison abattue de Fulvius Flaccus, partisan de C. Gracchus, si bien que Cicéron pouvait jouer sur l’analogie entre 121 et 63.

J. Prim étudie ensuite le dossier de l’Aventin (chap. 6), colline plébéienne non pas à cause de sa sociologie, mixte dès le IIe siècle av. J.-C., mais de son histoire. Si la tradition conservatrice plaçait les sécessions du Ve siècle sur le mont Sacré, aux confins septentrionaux de Rome, à partir de la fin du IIe siècle une tradition concurrente, popularis, situait ces mêmes événements sur l’Aventin, là où C. Gracchus s’était réfugié en 121 donnant ainsi une signification nouvelle au temple de Libertas construit par son ancêtre un siècle plus tôt. À la fin de la République, on observe une conciliation des deux traditions, liée à la volonté de spécialiser les lieux de l’ Vrbs, et cette rationalisation se poursuit au début du Principat. Le projet augustéen visait à assurer la concorde et donc à pacifier la mémoire tout autant qu’à associer à une colline de Rome une magistrature largement exploitée par le Prince, le tribunat. Dès lors l’Aventin pouvait devenir un lieu de mémoire pour tous les Romains.

Enfin C. Brélaz illustre combien les processus mémoriels sont des pratiques sociales avec le cas très intéressant de Philippes (chap. 7). Fondée par Philippe II en 356, elle fut le théâtre de la bataille entre césaricides et Antoine qui la transforma en colonie, et fut la première ville d’Europe visitée par l’apôtre Paul qui y laissa une communauté chrétienne fidèle. Cette triple origine engendra une diversité des pratiques mémorielles. Si la culture latine fut davantage préservée que dans les autres colonies d’Orient (ainsi le latin continua à être utilisée dans les inscriptions officielles jusqu’au milieu du IIIe siècle), le souvenir embarrassant de la victoire d’Antoine, ennemi du fondateur du Principat, fut occulté. Si, du fait du patrimoine matériel et culturel, les habitants évoquaient régulièrement le grand roi macédonien qui avait fondé leur cité, ils négligeaient la composante thrace de la population locale. À l’époque protobyzantine, c’est la visite de Paul qui est mise en avant parce qu’elle confère un certain prestige à l’église locale. On observe donc que, selon le contexte, le discours sur les origines insistait sur tel ou tel aspect, offrant parfois des raccourcis entre les différentes strates mémorielles.

Quoiqu’elle inaugure la partie sur les figures, c’est encore le contexte qui est mis en avant dans la contribution de Cl. Chillet sur la figure de Mécène (chap. 9). En effet, de son vivant, le discours identitaire de Mécène s’appuyait sur ses origines étrusques et royales. Un tel choix est difficilement compatible avec une stratégie d’auto-glorification en raison de l’ odium regni et de la mauvaise image dont jouissaient les Étrusques chez les Romains. De manière convaincante, Cl. Chillet relie plutôt cette généalogie fictive au projet augustéen d’unification de l’Italie qui favorisait les revendications ethniques à condition de les intégrer dans la mémoire romaine. Mécène ouvrit donc la voie à ce campanilisme pro-romain en insistant sur ses origines qui rappelaient l’influence des rois étrusques sur la jeune Rome. Toutefois, après sa mort, lorsque l’unification politique et culturelle fut réalisée, les revendications locales perdirent leur sens et la mémoire de Mécène prit donc une toute autre forme : si Sénèque en fit un débauché, véritable contre-modèle épicurien, la double image du bon conseiller et du protecteur des arts s’imposa rapidement tandis qu’on cessait d’évoquer ses origines royales et étrusques pour se limiter à son statut équestre.

La contribution de M. Kantiréa montre comment la cité d’Ilion mit régulièrement en avant son origine troyenne sous le Principat afin d’obtenir une relation privilégiée avec les Julio-Claudiens (chap. 10). Cette revendication était en adéquation avec le mythe fondateur de Rome et la généalogie fictive proclamée par César. On reste en revanche perplexe devant la question que pose M. Kantiréa sur l’éventuel rôle des deux L. Iulii Caesares, consuls en 90 et en 64, dont les évergésies envers Ilion sont connues par deux inscriptions, dans la mise en place de cette généalogie fictive, tant elle y répond rapidement par la négative.

A. Daguet-Gagey étudie ensuite la politique mémorielle de Priscus Attalus, bref empereur mis en place par Alaric à la veille de sa prise de Rome en 410 (chap. 11). Il n’était pas pour autant la marionnette du chef Wisigoth car Attale s’efforça de suivre sa propre ligne comme en témoignent les monnaies qu’il fit frapper. Pour la première fois, on trouvait la légende INVICTA ROMA AETERNA qu’elle explique par une sorte de patriotisme aveugle, la conviction ancrée dans l’aristocratie lettrée que Rome était toujours le centre du monde parce que son effondrement semblait imminent. Cette dernière contribution fait le pont avec la partie suivante consacrée aux discours.

La visite d’un champ de bataille (chap. 13), espace mort et de mort, est un topos de l’historiographie et de l’épopée antiques qui vise avant tout à mouere et à delectare et secondairement à docere. Le récit tacitéen de la visite de Germanicus à Teutobourg va toutefois plus loin selon J.-Chr. Jolivet. Véritable enquête, et même métaphore du travail de l’historien, elle relève du devoir de mémoire et prépare l’érection du tumulus commémoratif matérialisant le paiement de cette « dette de mémoire » (p. 238).

I. G. Mastrorosa examine ensuite les causes de l’ambivalence de la figure de Lucullus, tantôt loué pour ses succès militaires et sa générosité envers les provinciaux, tantôt décrié pour sa luxuria (chap. 14). On peut d’autant plus s’étonner de ne pas trouver cet article dans la partie précédente qu’I. G. Mastrorosa dévoile ce qu’elle appelle les « filtres de la mémorisation » ayant conduit à cette image ambiguë en revenant sur ses évolutions auteur par auteur jusqu’à l’Antiquité tardive. Tout cela pour conclure que la figure de Lucullus devint ambivalente du fait des attaques de ses rivaux, notamment de Cicéron, qui furent ensuite reprises comme exempla de la décadence de la fin de la République.

Après ces deux articles plus descriptifs et où les thématiques abordées paraissent plus lointaines, l’enquête de G. De Bruyn sur les pratiques honorifiques des cités d’Afrique du Nord revient avec bonheur à une étude de la grammaire politique (chap. 15). Il explique le développement du remploi des statues des bons empereurs des premiers siècles par ses avantages : économique d’abord par son coût faible, mais surtout symbolique puisqu’on associait ainsi l’empereur régnant à un souverain-modèle, la statue étant peu retouchée et la dédicace originelle étant préservée, ce qui suggérait aussi la continuité du pouvoir impérial. Le remploi des statues des bons empereurs avait aussi un intérêt politique puisqu’il témoignait de l’ancienneté de la cité et que ces figures étaient plus consensuelles, évitant les divisions qu’auraient suscité une légitimité divine. Enfin, G. De Bruyn souligne le manque de réceptivité des cités africaines au discours dynastique central, préférant rappeler le souvenir des bons empereurs en raison de leur plus profond enracinement dans la mémoire publique.

On peut regretter la place prise dans la conclusion de M. Galinier (chap. 16) par les résumés alors que chaque contribution en comporte un en français et un en anglais. Se limiter à l’intéressante mise en perspective historique et épistémologique des acquis de cet ouvrage aurait suffi.

De manière générale, on peut doublement saluer les organisateurs pour la rapidité et la rigueur de la publication de ces actes de colloque. Les différentes contributions, loin de se fourvoyer dans des discussions érudites, présentent des exemples accessibles et éclairants issus de leur domaine de spécialité et offrent ainsi un ouvrage cohérent et stimulant. Ce livre, tout particulièrement sa double introduction, constitue une lecture obligatoire pour les historiens se frottant aux pratiques mémorielles, et enrichissante aussi bien pour les historiens de Rome que pour les étudiants désireux d’explorer un aspect majeur de la culture politique romaine et de réfléchir à leur discipline. ​

Notes

1. C. Baroin, Se souvenir à Rome : formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, 2010.

2. M. Jacotot, Question d’honneur. Les notions d’ honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Rome : École française de Rome, 2013. ​