Lux perpetua, le livre testament de Franz Cumont publié à titre posthume en 1949 par les soins de la Marquise de Maillé et de Louis Canet est devenu, soixante années plus tard, un classique des sciences humaines. Comme tous les autres ouvrages publiés par le savant belge, il était introuvable en librairie, ce que l’on ne pouvait que regretter, tant sur le plan scientifique que littéraire. On ne peut donc que saluer la grande entreprise internationale de la Bibliotheca Cumontiana qui vise à rééditer l’intégralité de sa production en trois ensembles complémentaires : les Scripta maiora en 11 volumes, les articles regroupés thématiquement en 7 volumes de Scripta minora, mais aussi des Scripta inedita, sans oublier les recueils dévolus à sa correspondance, riche de près de 15 000 lettres. 1
La réédition de Lux Perpetua, par les soins de Bruno Rochette et André Motte, enrichie comme pour tous les volumes de la série d’une très précieuse introduction, a offert l’occasion de réunir au Collège de France, en un clin d’œil qui n’est pas passé inaperçu, une dizaine de savants qui, par leurs contributions, apportent des éclairages souvent bienvenus sur l’œuvre ultime du maître. Depuis quelques années, nos collègues de l’Université de Palerme, sous la houlette de Daniela Bonanno et Nicola Cusumano, ont donné une nouvelle vie à la revue d’histoire des religions Mythos BMCR 2009.10.53. Les actes de cette journée d’étude du 31 mars 2010 en constituent le premier supplément.
Après une très brève présentation par John Scheid et Corinne Bonnet des circonstances qui ont donné naissance à ce volume, dix contributions suivent. Sans Cumont, l’ Academia Belgica ne serait pas, comme le rappelle W. Geerts. Le don de sa bibliothèque, cette « fille illégitime » qu’il ne voulait pas voir démembrée, ainsi que d’une partie de son patrimoine immobilier a nourri des générations de chercheurs là où mènent inévitablement tous les chemins, à Rome. Cependant, la durée de vie d’une œuvre scientifique est limitée, même « revue et corrigée ». Alors, pourquoi et pour qui la rééditer se demande B. Rochette : pour montrer Cumont tel qu’en lui-même, pour déterminer ce que furent les étapes de sa propre construction intellectuelle, pour évaluer quelle est, aujourd’hui encore, la réception de ses travaux et notamment de cette synthèse sur les idées que les Romains se faisaient de leur rapport à la vie future et à l’au-delà. Le schéma hégélien de la conception cumontienne de l’évolution des idées et des croyances est évoqué, ici et ailleurs. Sous l’Empire, la religion romaine traditionnelle cède la place à la catégorie des religions orientales fortement influencées par le pythagorisme, qui ouvre à son tour la voie au christianisme. Cette évolution est aussi une élévation. Au fil du temps, les Enfers se déplacent des entrailles de la terre, où les plaçait la tradition littéraire grecque, vers le firmament du ciel, pour donner naissance au thème de l’eschatologie céleste. Pour Cumont, le triomphe des religions orientales est celui de la religion astrale. Cette trajectoire intellectuelle n’est pas allée sans ratures, sans retours sur images comme le montre Sarah Rey. 1905 est l’année durant laquelle le projet de conférences pour la Fondation Michonis, au Collège de France, prend forme et dont sortiront Les religions orientales dans le paganisme romain, le livre le plus connu de Cumont. L’analyse de trois lettres datées de cette période montre comment le terme « mystères » a remplacé progressivement celui de « cultes » et comment l’Orient, berceau d’innovations cruciales, est devenu le centre de gravité de l’œuvre, noyau d’une vision diffusionniste du phénomène religieux qui tend à mettre de côté la Grèce au profit d’un axe Orient-Rome. La logique géographique de la démonstration, dans les Religions orientales, n’est brisée que par l’étude finale consacrée à l’astrologie et à la magie. Une magie qui n’est pas absente d’un document publié en 1903 par Albrecht Dieterich 2 et dont Michel Tardieu retrace l’histoire et la postérité. Si l’on admet généralement aujourd’hui que la Mithrasliturgie n’en est pas une, malgré la réédition en forme d’hommage due à Hans Dieter Betz en 2003, 3 mais bien plutôt une « recette d’immortalité », 4 son editio princeps demeure d’une très grande valeur. Si la première partie, subtilement polémique et révolutionnaire, était dirigée contre Cumont, la seconde partie, véritable « morphologie des représentations religieuses » pour reprendre l’expression de Franz Boll, renferme à l’évidence les germes dont naîtra Lux perpetua. Françoise Van Haeperen discute ensuite une autre thèse cumontienne, qui consiste à voir dans les prêtres des religions orientales des prédicateurs chargés de transmettre doctrines et propagandes nouvelles, « ouvriers inconscients » de l’avènement du christianisme. Si cette position peut sembler acceptable sur certains points dans les cultes isiaque et mithriaque, ce dont on peut toutefois discuter, elle n’est guère recevable pour la sphère métroaque. La structure hiérarchisée fortement inspirée par celle de l’Eglise catholique mise en place par Cumont ne correspondait sans doute guère à une réalité plus empreinte de complémentarité que de hiérarchie. F. V. H. propose d’ailleurs de reconnaître dans les portraits supposés de galles ceux de prêtres, voire de prêtresses de Cybèle. Annelies Lannoy, pour sa part, revient sur l’opposition souvent mise à mal depuis un demi-siècle entre les prétendus « sentiments instinctifs » du populaire et la rationalité des élites. Or, à la superposition des croyances répond plutôt une juxtaposition de celles-ci. Cumont, dans Lux Perpetua, semble avoir pris conscience de la trop grande rigidité de son modèle, souvent inapplicable et devant donc être nuancé, faute d’être modifié. Ceci l’a conduit parfois à se contredire d’un passage à l’autre, mais aussi à employer fréquemment des termes tels que pietas sans réellement définir ce qu’ils recouvraient, laissant le lecteur perplexe devant certaines affirmations. C’est le grand chapitre sur l’astrologie qui retient l’attention de Robin Lane Fox et, plus précisément, la « doctrine aberrante » de la mort prématurée, avec son lot de souffrances pour ceux qui disparaissent avant l’heure – mais quelle heure, d’ailleurs ? Le recours aux astrologues, de plus en plus fréquent, ne fit sans doute que renforcer le sentiment humain de dépendance, induisant de nouvelles formes de piété et la constatation que les étoiles, faute d’être des causes, n’étaient peut-être que des signes, comme l’écrivait Plotin. L’évolution du rapport entre Cumont et les philosophies antiques est au cœur des études de Dany Praet et Carlos Lévy. Dans Lux perpetua, Cumont met constamment en lumière deux tendances de la philosophie : celle des rationalistes, illustrée par Lucien, en rupture avec la doxa populaire, qui avait la préférence du jeune chercheur auteur à 19 ans d’un mémoire sur Alexandre d’Abonoteichos ; celle des Pythagoriciens et des Platoniciens, qui ont accepté les antiques croyances et cherché à les expliquer, vers laquelle incline le savant dans sa maturité. Ce cheminement personnel n’est pas sans rappeler ses convictions évolutionnistes sur le rapport entre le stade rituel initial et le stade philosophique ultime du phénomène religieux.
En conclusion de ce petit livre éclectique mais instructif sur un ouvrage magistral, synthèse d’une vie bien remplie, Corinne Bonnet insiste sur la modernité d’une œuvre qu’il faut savoir replacer dans son contexte d’élaboration et de rédaction, dans un Occident post-romantique encore fortement christianisé. Lux Perpetua est un aboutissement intellectuel, fruit de connaissances patiemment accumulées et longuement méditées, représentatif à bien des égards de l’ensemble des écrits de Cumont, un homme qui se méfiait des grandes théories et des écoles pour privilégier, insuffisamment dirait Jules Toutain, l’empirisme documentaire. Joliment édité, ne souffrant pas trop des quelques redites qui ponctuent les différentes contributions, ce livre est un bel hommage de plus rendu à l’un des savants les plus attachants du XXe siècle.
Sommaire : John SCHEID & Corinne BONNET • Introduction Walter GEERTS • Le don de la bibliothèque : une question de survie Bruno ROCHETTE • Rééditer Lux perpetua : pour qui, pourquoi ? Sarah REY • Les Religions orientales en mouvement. Les ratures de Franz Cumont Michel TARDIEU • La controverse de la Mithrasliturgie chez Cumont Françoise VAN HAEPEREN • Des « médecins de l’âme ». Les prêtres des Religions orientales, selon Cumont Annelies LANNOY • Les masses vulgaires et les intelligences élevées. Les agents de la vie religieuse dans Lux perpetua et leur interaction Robin LANE FOX • Astrology and Cognitive Dissonance Danny PRAET • Les liens entre philosophie et religion dans quelques Scripta Minora de Franz Cumont Carlos LÉVY • Franz Cumont et les pensées de l’immanence Corinne BONNET • Lux perpetua : un testament spirituel ?
Notes
1. C. Bonnet (éd.), La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à l’Academia Belgica de Rome, Bruxelles-Rome 1997 ; Ead. et al. (éd.), Mongolus Syrio salutem optimam dat : la correspondance entre Mikhaïl Rostovtzeff et Franz Cumont, Paris 2007.
2. A. Dieterich, Eine Mithrasliturgie, Leipzig-Berlin 1903.
3. H. D. Betz, The “Mithras Liturgy”, Tübingen 2003 BMCR 2006.07.41.
4. M. Zago, Anonimo. La Ricetta di immortalità, Milano 2010.