Ce commentaire des Lois a été préparé comme une sorte de complément à la traduction du dialogue par les mêmes auteurs parue en 2006 (Paris: Flammarion). Plutôt qu’un commentaire ponctuel sur les détails du texte, les auteurs ont privilégié une approche plus globale, de sorte qu’on a davantage affaire à une introduction au dialogue qu’à un commentaire proprement dit. La lecture que proposent Brisson et Pradeau a l’ambition d’affronter deux difficultés qui, d’Aristote jusqu’à aujourd’hui, ont miné l’intérêt porté au dialogue: sa place dans l’oeuvre platonicienne et surtout sa valeur philosophique, fréquemment contestée. Une telle contestation va de pair avec une croyance en l’inachèvement du dialogue, ou alors en un renoncement de Platon, causé par une soi-disant résignation à la “réalité”, à proposer une véritable révolution politique. Brisson et Pradeau refusent explicitement une telle lecture, et affirment au contraire voir dans les Lois“une ambition politique et philosophique considérable, qui se propose rien moins que le rassemblement, en une oeuvre unique, d’un projet philosophique et politique inédit” (p. 6).
Le premier chapitre est consacré aux questions de transmission textuelle, à la place du dialogue dans l’oeuvre platonicienne et à la présentation de son argument général. Les auteurs défendent la cohérence de cet argument et rejettent les critiques faisant du dialogue une oeuvre inachevée ou imparfaite. La suite de leur commentaire démontrera d’ailleurs un souci constant de rapporter les différentes parties du dialogue l’une à l’autre et de souligner les correspondances entre les arguments, mettant ainsi en lumière le caractère soigné du plan de rédaction de Platon. Ce plan se caractérise notamment par “la précision croissante” du propos, et en plusieurs occasions par le respect d’une certaine “logique thématique” (p. 25). Enfin, le projet global des Lois se distingue de celui de la République par sa prétention à être non seulement fondé “en raison” ( ἐν λόγῳ) mais aussi effectivement réalisé, un détail majeur que permet “l’artifice dramatique” (p. 20) de la fondation d’une colonie projetée par la cité de Cnossos et qui explique la précision des prescriptions législatives concrètes qui abondent dans le dialogue. Loin de s’opposer aux fins politiques identifiées dans les dialogues antérieurs, les Lois y ajoutent les moyens — de nature essentiellement législative — d’atteindre ces mêmes fins.
La suite du commentaire, construit de façon thématique, s’efforce de poursuivre l’analyse des différents thèmes dans leur ordre chronologique d’apparition dans le dialogue, dans la mesure toutefois où un tel traitement chronologique est compatible avec une approche thématique. En effet, la structure des Lois est telle qu’un argument présenté en quelque occasion ne trouve parfois son aboutissement, sa conséquence politique ou légale, que beaucoup plus loin dans le dialogue. Ainsi en est-il des présupposés éthiques qui sont au fondement de tout l’édifice institutionnel construit par les interlocuteurs. Le second chapitre du commentaire a précisément pour objet les axes majeurs de cette enquête éthique “préliminaire”, principalement élaborée dans les livres I, II et V des Lois. Brisson et Pradeau insistent à juste titre sur l’interdépendance des approches éthique, politique et pédagogique qui caractérise cette enquête: la loi est considérée comme l’outil privilégié permettant d’amener la cité à la vertu complète, ceci étant précisément le rôle du politique. Le processus législatif est donc de facto une entreprise pédagogique, une entreprise ayant en vue, d’une part, une maîtrise personnelle de leurs affections par les citoyens, et d’autre part un partage collectif des affections à travers la cité. Ce double objectif sera réalisé par l’établissement de diverses pratiques telles que la fréquentation des banquets, l’éducation gymnastique et musicale et les choeurs publics. À ce dernier sujet, Brisson et Pradeau endossent l’idée1 que le choeur de Dionysos, formé par les hommes les plus âgés, pointe vers l’institution suprême du “collège de veille” (i.e. le νυκτερινὸς σύλλογος, dont la traduction habituelle par l’expression “conseil nocturne”, pourtant passablement prosaïque, est jugée “négative et sinistre” par les deux traducteurs-commentateurs) dont il sera davantage question dans le livre final du dialogue. L’existence de ce soi-disant lien n’est que peu ou pas du tout défendue par Brisson et Pradeau, qui se contentent de citer un passage pour le moins vague des Lois (II 666d-667a) et de renvoyer à l’article de Larivée (2003). Cette présentation comme un fait établi de ce qui n’a, somme toute, le poids que d’une hypothèse est un événement exceptionnel à l’intérieur d’un commentaire généralement prudent et basé sur des points avérés d’interprétation du dialogue.
L’unité et la spécificité du livre III des Lois permet le traitement circonscrit qui en est fait au troisième chapitre du commentaire de Brisson et Pradeau. Ceux-ci accordent une attention toute spéciale à composition du livre, caractérisé par des asymétries et par une précision variable dans les divers épisodes du récit qu’il donne de l’histoire politique des communautés humaines. Ces particularités sont attribuées à l’orientation rhétorique du livre III, davantage voué à illustrer et à confirmer les préceptes éthiques des livres précédents qu’à développer une véritable réflexion historique, quoique celle-ci ne soit pas complètement dépourvue d’intérêt aux yeux de Platon: elle permet en effet, d’après Brisson-Pradeau, d’identifier et de qualifier des types de régimes politiques, et “elle cherche à donner une forme d’universalité et de nécessité à son propos” (p. 43). Le récit historique aboutira d’ailleurs à des développements “analytiques” sur ce qu’est la meilleure constitution, à partir de l’examen des deux modèles (des “matrices constitutionnelles”, p. 44) que sont la démocratie athénienne et le despotisme perse. Ici, Brisson et Pradeau mettent en garde contre une interprétation répandue chez les commentateurs et voulant que Platon prône une sorte de “constitution mixte” alliant des justes mesures de démocratie et de monarchie. Au contraire, celles-ci représentent chacune une forme de régime corrompu causé par un débalancement interne, chez les citoyens, entre des tendances psychiques opposées, soit la réflexion, la liberté et l’accord. Ce sont ces tendances elles-mêmes — et non les régimes politiques qui correspondent à un excès de l’une et l’autre — qui doivent être présentes dans une juste mesure afin d’assurer l’unité de la cité dans un régime idéal.
Les conditions concrètes de la fondation de la cité, élaborées aux livres IV et V des Lois, font l’objet du quatrième chapitre du commentaire. Les auteurs relèvent ici certains détails particuliers ou étonnants qui s’expliquent par la finalité “réaliste” du projet de constitution en cours: collaboration provisoire d’un tyran, description physique du territoire et divisions de celui-ci suivant un plan rigoureux. À ce sujet, Brisson et Pradeau éclairent les motifs rationnels qui se trouvent derrière les abondantes précisions techniques données dans les Lois concernant l’organisation du territoire, la forme sphérique de la cité, le nombre de lots distribués entre les citoyens, l’alternance entre les séjours urbains et ruraux de ceux-ci, etc.: ces mesures visent à assurer l’unité et par le fait même la concorde civique, présentée très tôt dans le dialogue comme la chose la plus désirable pour une cité. Elles illustrent la prédominance de l’outil mathématique dans la pensée politique de Platon, qui conçoit la cité “à la manière d’une oeuvre artisanale forgée par l’intellect divin” (p. 57).
Le cinquième chapitre, qui à mon sens contient la partie la plus utile du commentaire, porte sur la vaste question de la définition des lois, ou plus généralement des principes législatifs. Loin de se limiter à un passage précis, la préoccupation de déterminer la nature et la fonction de la loi est perceptible à travers tout le dialogue. Brisson et Pradeau identifient néanmoins deux passages-clés (644b-d et 713e-714b) correspondant à l’un et l’autre versant d’une “double définition de la loi” platonicienne, fondée dans chaque cas sur un “ordre proportionnel” (p. 72): celui qui doit se trouver dans l’âme du citoyen d’une part, et celui qui doit exister parmi les citoyens d’autre part. L’originalité propre de la conception platonicienne tient à l’identification de l’âme comme destinataire de la loi ainsi qu’au caractère exhaustif de celle-ci, conçue comme prescription nécessaire dans tous les domaines de la vie civique et privée et s’exerçant selon un pouvoir outre-passant absolument toutes les autres catégories de “règles” (lois non écrites, coutumes, usages) en vigueur. Les auteurs soulignent ici la cohérence de cette position avec celle défendue dans les textes politiques antérieurs, soit la République et le Politique. Enfin, l’innovation principale de Platon dans ce domaine consiste évidemment en la proposition concernant l’ajout de préambules au début des textes de lois, préambules dont les différents types de recours sont exemplifiés de façon privilégiée par celui qui accompagne une loi particulière sur la sexualité (VIII 835b-842a). Comme le remarquent Brisson et Pradeau, c’est la reconnaissance par Platon d’un certain “mécanisme psychique” entre les parties de l’âme, présenté dans la République et dans le Timée, qui justifie l’efficacité présumée de tels préambules et qui confère à la conception platonicienne de la législation une fonction et un contenu “qui excèdent d’emblée ce que l’on pourrait trouver dans un simple code de lois” (p. 92).
Les deux chapitres suivants, respectivement consacrés à la vie et à la constitution des Magnètes, souffrent d’une certaine banalité qui est attribuable au contenu des parties correspondantes des Lois, où est exposée en long et en large la législation proprement dite. Aux détails pragmatiques sur l’exploitation du lot, la structure familiale et les programmes d’éducation succède la liste imposante des magistratures de la cité, de leurs conditions d’admissibilité et de leurs modes d’élection. Dans cette partie du commentaire, les quelques remarques de nature générale émises par les auteurs viennent appuyer l’idée d’une continuité entre la République et les Lois sur la question du rôle de la cellule familiale, reléguée au statut d’instance politique non significative et privée du contrôle de divers aspects de l’existence telle que l’éducation. Les sous-divisions nombreuses de ces deux chapitres facilitent une consultation rapide du contenu relatif aux sujets traités par la législation et au système des magistratures.
Le dernier chapitre rassemble les thématiques du νυκτερινὸς σύλλογος et de la digression théologique du livre X des Lois, thématiques intimement liées en raison de l’analogie, amplement démontrée par Brisson-Pradeau, entre le monde divinement ordonné et la cité. Tel un être animé, celle-ci possède un intellect en l’instance du “collège de veille”, ainsi qu’une faculté sensitive, incarnée par les jeunes assistants du collège. Ici encore, les auteurs défendent avec succès la pertinence des arguments physiques invoqués en guise de réfutation de l’athéisme dans cette partie du dialogue, plaidant à nouveau indirectement pour son unité et sa cohérence.
L’ouvrage comprend également: quelques illustrations permettant de visualiser la forme du territoire, de la ville et des villages composant la cité des Magnètes; un index des passages anciens cités ou commentés; une bibliographie où n’apparaissent toutefois — mis à part les éditions, traductions, commentaires et ouvrages collectifs sur les Lois — que les travaux cités dans le corps du texte.
En somme, ce commentaire parvient de façon remarquablement succinte et économique à signaler au lecteur des Lois les principaux axes thématiques et argumentatifs du dialogue, en insistant sur les arrière-plans doctrinaux de la législation platonicienne sans pour autant ignorer complètement l’abondant contenu “technique” qu’il comporte. Particulièrement profitables à l’étudiant possédant plus de bases philosophiques qu’historiques sont les remarques comparant la cité dépeinte dans les Lois aux cités grecques contemporaines — notamment Athènes — et permettant d’apprécier la véritable originalité de la pensée politique de Platon. Sur les points de détails les auteurs fournissent fréquemment des références appropriées (majoritairement en français et en anglais) pour qui désire approfondir les débats en cause. Le commentaire présente de façon générale une interprétation sobre du dialogue mais ne recule pas devant la nécessité de prendre position sur certaines questions litigieuses, notamment celles qui concernent les rapports des Lois avec les autres dialogues et l’évolution prétendue de la pensée de Platon à divers égards. Le spécialiste des Lois ne trouvera peut-être pas son compte dans cet ouvrage bref, conçu comme une sorte de “résumé critique”; mais l’étudiant qui aborde ce dialogue dense et puissant ne manquera pas de reconnaître l’utilité d’un tel commentaire, dont la brièveté, au regard de la longueur des Lois elles-mêmes, n’est pas la moindre des vertus.
Notes
1. Défendue par A. Larivée (2003), “Du vin pour le collège de veille? Mise en lumière d’un lien occulté entre le choeur de Dionysos et le νυκτερινὸς σύλλογος dans les Lois de Platon”, Phronesis 8: 29-53.