BMCR 2005.10.44

Le papyrus de Derveni, Collection ‘Vérité des mythes’

, Le papyrus de Derveni. Vérité des mythes, 23. Sources. Paris: Les Belles lettres, 2003. xxxii, 166 pages ; 22 cm.. ISBN 2251324348. €22.00.

Le Papyrus de Derveni, le plus ancien des papyri grecs connus, a été découvert en 1962 dans le nord de la Grèce et contient, en 26 colonnes, le commentaire allégorique d’une théogonie en vers attribuée à Orphée, composé probablement vers la fin du Ve siècle av. J.-C. Il a obtenu, grâce au livre de F. Jourdan, sa première traduction française. Cette dernière est accompagnée d’une introduction, d’une bibliographie, d’un commentaire et d’un lexique ainsi que d’une table de correspondance concernant les fragments orphiques cités dans le livre, dans l’édition de Kern et leurs équivalents dans celle de Bernabé.

En ce qui concerne le texte grec ancien publié, l’auteur adopte à quelques variations près de l’édition provisoire de R. Janko parue dans la Zeitschrift für Papyrologie and Epigraphik, 141 (2002), p. 1-62, sous le titre “The Derveni papyrus: an Interim Text”; il n’y a donc pas d’apparat critique. C’est pour cela aussi que cet ouvrage semble avoir en général les objectifs d’un manuel destiné à ceux qui souhaitent surtout avoir une idée générale du Papyrus. Cela est particulièrement clair en ce qui concerne l’introduction, ainsi que la bibliographie, brève et très sélective, qui suit juste après. En revanche, le commentaire des colonnes du Papyrus, qui constitue à notre avis l’apport essentiel du livre, est plus détaillé et riche, mais souvent difficile à suivre à cause d’une disposition typographique peu commode. En effet, les remarques explicatives se basent sur une série de notes qui se repartissent (souvent de manière arbitraire) entre, d’une part, la partie laissée libre sur chaque page de traduction et de texte et, d’autre part, la fin du volume.

Commençons avec quelques remarques sur certains aspects de l’introduction qui se prolongent dans le commentaire. L’objectif principal de F. Jourdan est la présentation ainsi que l’analyse des principes de la physique de l’auteur du Papyrus, puisque c’est dans les termes de cette physique que celui-ci commente le poème orphique, en présupposant que sous la théogonie exposée il y a une cosmogonie. Les différentes étapes de cette cosmogonie orphique sont clairement présentées dans le cadre de l’introduction, ainsi qu’au cours du commentaire, comme par exemple par rapport à la colonne XV (p. 69 sqq.), où le processus cosmogonique est explicité dans la petite introduction qui accompagne parfois, mais malheureusement pas toujours, les notes sur le texte.

Deux points mériteraient à notre avis d’être soulignés et explicités davantage : tout d’abord, d’un point de vue formel, l’ordre dans lequel le commentateur présente, en Ringkomposition, les citations du poème en commençant avec Zeus et en remontant dans le temps. Ensuite, en ce qui concerne le contenu, la relation apparente de cette cosmo-théogonie avec les autres théories des philosophes présocratiques, tels qu’Anaxagore, Empédocle ou Diogène d’Apollonie. En outre, la question de l’identité de l’auteur du Papyrus se pose très brièvement sans même mentionner les hypothèses avancées à ce sujet; F. Jourdan soutient (p. XXIV) que la volonté de l’identifier à tel ou tel auteur risquerait d’infléchir la compréhension du texte dans des directions qui ne lui appartiennent pas. Cependant, l’identification n’est pas le seul moyen de résoudre cette question. Ce qui s’avère important et qui pourrait justifier les choix faits dans le commentaire (et surtout les présenter comme tels) est la prise de position sur des questions plus générales, comme par exemple celle de savoir si l’auteur était lui-mme orphique ou non. Il en est de même pour des passages précis du papyrus, comme l’utilisation de la première personne du pluriel πάριμεν à la colonne V, 4, qui semble exprimer la participation du commentateur, ainsi que celle de son auditoire, dans une démarche d’ordre cultuel. Selon l’interprétation ‘métaphorique’ de F. Jourdan (p. 5), il s’agit de la mise en scène de la démarche heuristique de l’auteur. Nous y décernons plutôt un indice intéressant de la fonction rituelle du texte en question, qui à l’exception de quelques brèves remarques (par exemple p. 3, n. 2), reste en dehors des préoccupations de cette dernière. On regrette également l’absence de discussion sur le genre littéraire auquel le texte du papyrus pourrait s’attacher. Par contre, les caractéristiques principales de la façon dont le commentateur travaille afin de créer une exégèse allégorique qui porte avant tout sur le langage, sont plus longuement présentées.

Ceci nous permet de passer aux remarques concernant le commentaire de F. Jourdan. A la colonne VII, 5 il est question d’un ‘poème énigmatique’, αἰνιγματώδης, ce qui révèle d’une manière directe les particularités de la poésie orphique citée, en éclairant ainsi la méthode adoptée pour son analyse. A la note correspondant à cet adjectif (p. 41-43), F. Jourdan explicite certes le sens de l’ αἴνιγμα dont il dérive, mais elle n’établit pas un rapport clair avec la notion d’allégorie, qui renverrait le lecteur à ce qu’elle a exposé dans le cadre de l’introduction. De plus, elle préfère traduire ‘formulé en termes voilés’ au lieu d’ ‘énigmatique’, en expliquant son choix de manière peu convaincante à notre avis. Il en est de même pour la traduction ‘étranger’ au lieu d’ ‘étrange’ pour ξένη dans le vers précédent. Un autre exemple où la traduction et l’explication ne paraissent pas convaincantes est celui de la forme τὸ αὐτό à la colonne V, 10, traduit ‘cela revient au même’. A la note qui lui correspond (indiquée, comme en général, du côté de la traduction et pas du texte, ce qui faciliterait la lecture) à la page 36, F. Jourdan souligne la distinction entre sa traduction et ce qui pourrait également être traduit: ‘c’est la même chose’; son argumentation nous paraît sur ce point quelque peu forcée.

De manière générale, l’argumentation semble parfois exagérée, en repérant trop souvent des nuances et des messages sous-jacents aux mots, en soulignant des comparaisons ou des parallélismes qui pourraient facilement être contestés. Ainsi, par exemple, à la colonne XXIV, page 24, la note 3 est entièrement consacrée au terme Μήνη, ‘la lune’, qui n’apparaît pas dans le texte. Cependant, ce terme n’est pas commenté comme une hypothèse, ce qui par ailleurs caractérise très souvent les remarques sur le texte de ce papyrus, mais avec une certitude étonnante. On lit que la lune est sans doute (c’est moi qui souligne) nommée de cette manière dans le poème et que, de plus, en employant ce terme plutôt que, ou en plus de, Σελήνη, Orphée délivrerait un message supplémentaire. Ou encore, pour la même colonne et le commentaire des vers orphiques qui y sont cités, il y a deux ou trois notes sur leur signification. Pourtant, l’enjeu qui à nos yeux consiste à l’usage transitif du verbe φαίνειν qui signifierait alors ‘faire apparaître’ au lieu d’ ‘apparaître, briller’, est quelque peu perdu dans des détails qui nous paraissent superflus. C’est dans le même esprit qu’à la note 7 (p. 99), la comparaison avec un seul vers de la Théogonie hésiodique, concernant d’ailleurs l’aurore et non la lune, servirait à relever l’originalité de la théogonie d’Orphée par rapport à celle d’Hésiode.

En revanche, on constate souvent un regard de philologue très attentif concernant la construction grammaticale et syntaxique des phrases (voir à titre indicatif, p. 38, n. 5), ainsi que le sens exact des différentes formes (comme par exemple par rapport aux verbes composés, p. 52, n. 10 et 11). Cette approche éclaire la traduction et elle s’avère fort utile pour la compréhension de certains passages difficiles et pour aussi faire apparaître les subtilités du texte. Néanmoins, le même souci pour le détail n’apparaît pas toujours dans le commentaire, lorsque certains choix interprétatifs, surtout sur des points particuliers pour la compréhension du contenu, ne prennent pas en compte des propositions déjà exprimées par d’autres chercheurs. C’est le cas du commentaire du terme ‘mage’ (p. 39 sq.) qui apparaît à la colonne VI. Comme c’est aussi explicitement noté dans le lexique (p. 140), ce terme est selon F. Jourdan péjoratif et désigne les charlatans. On s’étonne de ne pas trouver la moindre allusion à une interprétation plus positive, comme celle de K. Tsantsanoglou (“The First Columns of the Derveni Papyrus and their Religious Significance” in Studies on the Derveni papyrus, édité par A. Laks et G. Most, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 99), dont le travail concernant les premières colonnes du papyrus est néanmoins systématiquement évoqué à d’autres occasions. On s’attendrait aussi à quelques explications supplémentaires par rapport aux ‘initiés’ qui apparaissent également à la colonne VI, 8 et qui semblent être un sujet important pour le commentateur ancien. Par ailleurs, on reste de nouveau assez perplexes devant la mention ‘sans doute péjoratif’ accompagnant ce terme au lexique (p. 143). De toute façon, il est clair que la partie du texte ne concernant pas directement la cosmo-théogonie orphique commentée est présentée de manière moins complète.

En guise de conclusion, on pourrait dire que l’ouvrage de F. Jourdan constitue un outil utile, principalement pour une première approche du Papyrus de Derveni.1 De plus, la traduction française pourrait bien aider le public francophone. Le commentaire est riche, mais un lecteur attentif repère assez vite des faiblesses qui compliquent sa tâche en laissant plusieurs questions en suspens. On a essayé de présenter certains points où le commentaire nous a paru peu étoffé. On voudrait aussi signaler quelques petites imperfections en ce qui concerne des détails plutôt techniques, comme par exemple le manque des notes 9, 10 de la colonne XXI ou le manque (sans explication) des vers reconstitués par Janko à la fin des colonnes XIX (ligne a) et XX (ligne c).

Notes

1. Pour une approche plus complète, voir en dernier lieu le remarquable livre de Gábor Betegh, The Derveni Papyrus. Cosmology, Theology and Interpretation. Cambridge: Cambridge University Press, 2004 (dont le compte-rendu a été fait par R. Janko, BMCR 2005.01.27).