BMCR 2021.11.46

Reconstruire les villes: modes, motifs et récits

, , , , , , Reconstruire les villes: modes, motifs et récits. Semitica et classica, Supplementa 1. Turnhout: Brepols, 2019. Pp. 344. ISBN 9782503586311. €75,00.

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Le volume Reconstruire les villes : modes, motifs et récits, publication d’un colloque international tenu à Paris en octobre 2017, réunit 20 contributions qui abordent la question de la reconstruction des villes – le plus souvent à la suite d’une destruction militaire, mais aussi d’un cataclysme naturel – et du lien étroit qui se noue entre la reconfiguration du paysage urbain et la construction de l’identité culturelle des groupes qui l’habitent. L’ensemble des articles permet de considérer le sujet sur un arc chronologique très long, allant de la refondation de la Ville II de Mari vers 2600 av. J.-C. à la reconstruction d’Alep au XVème siècle apr. J.-C. Les auteurs, majoritairement issus du milieu académique français – avec l’exception d’Alexander Herda et de Paul Magdalino, dont les contributions sont en anglais – sont pour la plupart des membres de l’UMR 8167 Orient et Méditerranée, traditionnellement axée sur l’archéologie et l’épigraphie, disciplines fortement présentes dans l’ouvrage. Les contributions, rangées par ordre chronologique et portant sur l’aire géographique du Proche-Orient et de la Méditerranée orientale et centrale, couvrent de manière plutôt équilibrée le Proche-Orient préclassique, l’Antiquité classique, les premiers siècles de l’ère chrétienne et l’Orient chrétien jusqu’au premiers siècles de l’Islam, avec cinq contributions pour chacun de ces domaines. Toutefois, Renée Koch-Piettre souligne dans sa belle introduction que cet effet de symétrie s’avère trompeur, « parce que c’est la variété des situations et des approches qui […] prévaut » (p. 7). En effet, il est autant question de reconstructions bâties dans la matière – que l’archéologie et l’étude de l’architecture et de l’urbanisme révèlent – que dans la mémoire – mises en lumière par les sources textuelles. Qu’est-ce donc qu’une ville ? Si tous les auteurs ne posent pas explicitement la question, leurs contributions y répondent pour autant, en reflétant le pluralisme des points de vue et des objets et contextes analysés. De manière pertinente, les articles sont alors suivis par des « Notes de synthèse » rédigées par Manar Hammad en guise de conclusion, particulièrement utiles pour contrebalancer l’hétérogénéité des regards et des cas examinés en illustrant la trame de leurs liens transversaux. Nous avons donc choisi de reprendre quelques-uns de ces nœuds thématiques communs afin de structurer ce compte-rendu.

Le premier point coïncide avec l’objet sur lequel porte l’action de reconstruction : la ville en elle-même. Le volume s’ouvre par deux contributions de Jean-Claude Margueron, un choix tout à fait approprié, car le fait de prendre comme point de départ les villes mésopotamiennes, profondément liées à la naissance même de l’urbanisme, apparaît comme une évidence. Si le deuxième article porte sur le cas spécifique de la ville de Mari, le premier consiste en une introduction méthodologique qui permet, avec grande clarté, de distinguer les implications théoriques et pratiques de l’étude archéologique des villes en général. Il apparaît ainsi que toute reconstruction doit être mise en relation avec la construction et la destruction qui l’ont précédée, les trois créant une suite logique aux déclinaisons variables : si Margueron insiste sur les contraintes matérielles de ces opérations, les autres articles les feront aussi apparaître comme autant de réponses à des exigences politiques, économiques, sociales, idéologiques et religieuses.

Si les auteurs se concentrent surtout sur les transformations subies par l’espace urbain dans le temps, certaines contributions illustrent de manière particulièrment claire la valeur de la reconstruction comme processus d’appropriation d’identité plutôt que d’espace. Despina Chatzivasiliou analyse à ce propos les transformations d’Athènes à la suite des guerres médiques, où la monumentalisation de l’espace urbain et la reconfiguration des voies d’accès et de contrôle du territoire redéfinissent progressivement l’identité d’une ville qui se projette désormais vers l’avenir, avec un nouveau rôle à jouer par rapport à la Grèce entière. D’un autre côté, l’analyse morphologique menée par Hédi Dridi sur Sélinonte, colonie grecque de Sicile placée sous contrôle carthaginois dès la fin du Vème siècle av. J.-C., révèle la relation directe entre l’évolution physique de la trame urbaine et celle de son identité culturelle. Si l’implantation d’une population de tradition punique implique la cohabitation de traditions de construction différentes, pour autant les éléments de contraste apportés à la structure urbaine ne l’effaçent pas complètement : c’est ce que revèle en particulier le « paysage cultuel » de la ville, modelé à la fois par des lieux de culte a) puniques installés dans des structures grecques, b) puniques créés ex nihilo, et c) grecs contemporains de la domination punique.

Le rôle du pouvoir politique dans la gestion des opérations de reconstruction est également très présent (Görke ; Roche-Hawley ; Briquel ; Scheid ; Davoine ; Saliou). En ce qui concerne le monde proche-oriental ancien, il est intéressant de mettre en dialogue les contributions de Susanne Görke et de Carole Roche-Hawley, qui abordent la question à travers l’analyse des sources textuelles, respectivement hittites et mésopotamiennes. Si, depuis le IIIème millénaire av. J.-C., l’un des piliers de l’idéologie royale mésopotamienne est, comme le souligne à juste titre Roche-Hawley, le fait que « un bon roi est un roi qui bâtit des monuments mais, plus important, qui restaure les monuments bâtis par ses prédécesseurs » (p. 65), l’idéologie royale hittite fonctionne de manière partiellement différente. L’analyse de Görke montre que le souverain hittite ne se met pas en valeur aux yeux du peuple en tant que roi bâtisseur, si bien que dans les annales hittites les références aux activités de reconstruction ainsi que de construction plus en général sont très limitées. D’après Görke, les raisons de l’élaboration ultérieure de ces thèmes, qui apparaissent davantage à partir des documents en hiéroglyphes louvites, serait à chercher non pas dans les intenses relations internationales avec la Mésopotamie du Bronze Récent – où cette notion s’était cristallisée dans un genre textuel formellement codifié, dont Roche-Hawley montre l’importance, dans une logique de préservation et transmission du passé – mais plutôt dans les contacts avec le monde phénicien du début du Ier millénaire. Codification textuelle et fixation d’un lexique de la reconstruction se constatent également dans le contexte bien plus tardif de l’Orient romain, avec l’exemple de la Chronique de Malalas au VIème siècle de notre ère, dont l’analyse permet à Charles Davoine de montrer la reconstruction comme acte politique propre à la fonction impériale, dans le but d’en célébrer le pouvoir – une perspective idéologique dans laquelle s’inscrit également la reconstruction de Constantinople à l’époque byzantine (Magdalino).

Parmi toutes les composantes du milieu urbain, les lieux de culte revêtent souvent une importance particulière dans la dynamique de la reconstruction (Hawley ; Herda ; Dridi ; Gascou ; Magdalino). Si la définition de « nœuds urbains générateurs d’activités et de circulations » (Hédi Dridi, p. 129) qui configurent le paysage cultuel est généralement valable, leur rôle au sein de la dynamique de reconstruction se décline, une fois de plus, de manière variée. D’un côté, Alexander Herda montre comment la reconstruction de Milet après les guerres médiques prévoit de laisser certains sanctuaires en ruines afin de rappeler l’hybris perse. De l’autre, Jean Gascou remet en question la conversion des temples païens en églises à la suite de la christianisation d’Hermopolis Magna en Moyenne Égypte, dont les modifications d’époque byzantine montrent le lien entre changement religieux et transformations des sanctuaires sans violence et sous le contrôle de l’administration du domaine public. Le cas emblématique du sanctuaire du dieu poliade Thôth/Hermès permet d’illustrer la complexité de cette dynamique : abandonné au IVème siècle puis comblé de débris dans un premier temps – alors que la construction parallèle de la grande basilique s’affiche comme revendication matérielle de la défaite du paganisme –, entre la fin du Vème et le début du VIème siècle l’espace du temple, désormais autant dépourvu d’utilité pratique qu’éloigné de sa valeur symbolique, devient un lieu d’extraction de matériel de récupération.

Particulièrement intéressante est la question des formes de mémoire modelées à travers une transposition narrative des événements. La vaste réflexion menée par Muriel Debié à partir des sources syriaques résume bien la fonction de la « littérature de catastrophe », genre à part entière reflétant une tradition d’écriture spécifique où l’œuvre littéraire interprète ce qui arrive au monde physique et le transpose dans une dimension religieuse afin de donner un sens à la catastrophe et des clés pour en interpréter et réparer le traumatisme, car « la réparation passait autant par la création littéraire d’une image vivante et d’une mémoire que par la reconstruction matérielle ». (p. 254) Cela résonne avec le très beau parallélisme établi par le titre de cette contribution, assimilant les brèches des remparts – autre composante de l’urbanisme chargée d’importance matérielle et symbolique – à autant de brèches morales pour la population. D’autres aspects de la question touchent au décalage souvent constaté entre la réalité historique – témoignée par les traces archéologiques – et sa représentation littéraire (Magdalino ; Briquel). La contribution de Robert Hawley montre une approche originale de leur mise en relation, basée sur l’anthropologie des médias et combinant de manière fructueuse données archéologiques, architecturales et textuelles afin de reconsidérer l’interprétation et la chronologie des différentes versions du Chant de Ba‘lu. Composition épique liée à la reconstruction du temple de Ba‘lu à Ougarit à la suite d’un séisme au XIIIème siècle av. J.-C., l’œuvre serait passée de reflet d’un contexte traumatisé par la destruction de la demeure du grand dieu de la ville – ce qui entraîne l’impossibilité de maintenir avec lui le rapport para-social habituel – à une mise en valeur ultérieure de cette demeure divine dans la version « canonique » du scribe ’Ilimilku, où « apparaissent les traces d’un programme inspiré par la volonté d’encourager ou d’accélérer la reconstruction » (p. 61).

L’article de Christian Robin illustre le cas tout à fait particulier de l’Arabie méridionale antique qui, tout en étant fortement urbanisée et marquée par de nombreux conflits aux conséquences destructrices, se distingue en revanche par l’absence quasi-totale du thème de la reconstruction des villes dans ses inscriptions. Cette « inertie » des sources montre que dans ce cadre la ville n’est pas le référent principal pour l’organisation du territoire et que l’activité de reconstruction n’est pas considérée comme valorisante pour le pouvoir, et reflète une organisation sociale où domine la pluralité tribale et les individus auxquels sont attachés organismes et institutions.

De manière générale, la question de la temporalité apparaît comme une problématique dominante de cet ouvrage, se dégageant en creux dans la plupart des contributions. Si tout processus de reconstruction implique nécessairement une mise en relation avec le passage du temps – se révélant de manière en quelque sorte plus concrète dans l’approche archéologique –, le volume montre bien que la volonté de marquer une continuité ou bien une coupure idéologique avec le passé par des effets de sens symboliques n’est pas moins importante. Par-delà la diversité des cas examinés, la destruction se confirme comme un phénomène qui n’a rien d’exceptionnel, mais qui s’inscrit dans un schéma de répétition, esquissant une « routine des catastrophes » (Saliou, p. 209) que les sources écrites aident à codifier. À côté des exigences et contraintes architecturales et urbaines, ces œuvres font alors également partie du système de réaction et de réponse élaboré par les sociétés, avec les institutions et les pouvoirs qui les gèrent, afin de mettre en place des reconstructions adaptées à leurs besoins économiques, politiques et idéologiques.

Dans la synthèse finale, Manar Hammad remarque l’absence générale de discussion du côté affectif et passionnel, qui n’est certes pas beaucoup mis en valeur ; il convient cependant de souligner que Muriel Debié aborde également cette dimension en évoquant les émotions de compassion et repentance suscitées par un art rhétorique des catastrophes « destiné à médiatiser et accompagner les émotions, à les créer et à les canaliser, pour permettre la reconstruction des esprits ». (p. 254)

Le volume se termine par une liste de résumés et de mots-clés en français et en anglais associés à chaque article et rangés par ordre alphabétique des auteurs. Sur le plan formel, nous pouvons remarquer le manque d’harmonisation du style des références bibliographiques, qui alterne entre articles avec notices bibliographiques intégrées directement dans les notes (8 sur 20) et articles associant le système auteur-date pour les notes de bas de page à une bibliographie finale (12 sur 20), seule imperfection dans un volume soigné et enrichi de plusieurs illustrations de belle qualité.

Table of contents

Renée Koch-Piettre – Introduction, p. 5
Jean-Claude Margueron – Méthodologie archéologique pour une approche de la ville mésopotamienne, p. 9
Jean-Claude Margueron – Les modalités de reconstruction de Mari, Ville II, et Mari, Ville III, p. 23
Susanne Görke – Reconstruire des villes et des bâtiments : perspectives de l’Anatolie hittite, p. 45
Robert Hawley – Échos de la reconstruction de la ville d’Ougarit au XIIIe siècle av. J.-C., p. 53
Carole Roche-Hawley – La mémoire des bâtiments aux mains des scribes en Mésopotamie, p. 65
Despina Chatzivasiliou – La reconstruction d’Athènes après les guerres médiques, p. 73
Alexander Herda – Copy and paste? Miletos before and after the Persian Wars, p. 91
Hédi Dridi – Reconstruire la ville à la mode punique : le cas de Sélinonte en Sicile, p. 121
Dominique Briquel – La prétendue reconstruction de Rome après la catastrophe gauloise (390 av. J.-C.), p. 137
John Scheid – Les reconstructions augustéennes à Rome, p. 145
Dominique-Marie Cabaret – Ælia Capitolina, ville reconstruite ?, p. 151
Jean-Baptiste Humbert – Gaza deserta (ou délaissée) : la concurrence d’Anthédon, p. 157
Charles Davoine – Les empereurs romains et la reconstruction des cités dans la Chronique de Malalas, p. 177
Catherine Saliou – Reconstruire Antioche ?, p. 197
Jean Gascou – Hermopolis : son paysage monumental pendant l’Antiquité tardive (l’incidence de la christianisation), p. 215
Muriel Debié – Réparer les brèches : monuments littéraires et théologie politique dans les villes syriaques des frontières, p. 231
Paul Magdalino – Modes of reconstruction in Byzantine Constantinople, p. 255
Federico Montinaro – Reconstructions imaginaires : une note sur Byzance et l’Islam du VIIe au Xe siècle, p. 269
Christian Julien Robin – L’Arabie méridionale antique : la société tribale plus forte que la ville, p. 277
Élodie Vigoureux – Alep après Tamerlan : la reconstruction de l’enceinte (1401-1430), p. 301
Manar Hammad – Note de synthèse, p. 323
Résumés / Abstracts, p. 333