[Les auteurs et les titres sont listées à la fin du compte rendu.]
Ce volume est le troisième d’une série sur la mémoire publiée par des chercheurs du laboratoire d’histoire antique de l’Université de Trento (Laboratorio di Storia Antica) : le premier portait sur les formes de la mémoire et la dynamique identitaire dans l’Antiquité gréco-romaine ( Forme della memoria e dinamiche identitarie nell’antichità greco-romana, 2012), le deuxième sur la guerre et la mémoire ( Guerra e memoria, 2014). Brièvement introduites par les éditrices du volume, les six contributions se répartissent en deux volets : la mémoire des guerres et en particulier des citoyens morts au combat, puis l’utilisation du passé dans les discours délibératifs et judiciaires. Elles concernent toutes l’Athènes des V e et IV e siècles et utilisent en premier lieu les sources littéraires. Dans leur introduction, E. Franchi et G. Proietti soulignent que, dans les études consacrées à la temporalité grecque, le passé est omniprésent ; elles proposent donc d’observer le rapport à l’avenir qu’entretiennent les rappels du passé, qu’ils soient faits par des monuments de guerre ou par les orateurs attiques.
Dans la première contribution, J. Z. van Rookhuijzen montre comment quelques lieux deviennent emblématiques du siège de l’Acropole par les Perses en 480, même s’ils n’ont pas été eux-mêmes assiégés : l’Aréopage, le sanctuaire d’Aglauros, le mégaron et le temple d’Érechthée sont autant de mnémotopes, d’après la terminologie de Jan Assmann, c’est-à-dire des lieux qui symbolisent et rappellent en eux-mêmes certains événements passés. G. Proietti étudie le traumatisme créé par la guerre, en comparant l’époque contemporaine et l’Antiquité à partir de l’apport de la psychanalyse contemporaine. De fait, si la guerre est souvent présentée comme une chose normale pour l’Athènes du V e siècle, G. Proietti insiste sur le fait que la guerre est toujours traumatisante et dramatique pour les individus. Dans ce contexte, les mémoriaux guerriers et l’oraison funèbre qui est prononcée lors d’une cérémonie annuelle permettent de réparer la mort et d’inciter les futurs citoyens-soldats à se battre avec la même détermination que leurs ancêtres.
B. Steinbock reprend la question de la mémoire du général athénien Nicias, tombé lors de l’expédition de Sicile : dans sa description du monument funéraire de l’année 412, Pausanias précise que Nicias n’y figure pas, alors que Thucydide n’en dit rien et que le général a plutôt bonne réputation au IV e siècle. Selon B. Steinbock, l’omission de Nicias de ce monument collectif est tout à fait crédible et montre que la mémoire athénienne n’était pas figée. Juste après les événements de Sicile, les Athéniens ne pouvaient pas encore intégrer cette défaite dans le récit de la grandeur permanente d’Athènes, qui apprend même de ses erreurs. L’oubli de Nicias a permis, en revanche, sa réhabilitation quelque 65 ans plus tard par Démosthène, lorsque le souvenir des détails de la défaite s’estompait dans la mémoire collective athénienne.
Dans les discours délibératifs et judiciaires, les références au passé ont souvent été présentées comme les marques d’une manipulation de l’auditoire par l’orateur, qui adapterait son discours à ceux qui l’écoutent, pour ne pas apparaître comme un représentant d’une élite séparée du peuple. M. Canevaro montre au contraire que les orateurs ne prennent pas de telles précautions, puisque les auditeurs attendaient justement qu’ils se montrent fins connaisseurs de la mémoire culturelle athénienne.
M. Barbato traite pour sa part de la référence problématique qu’Eschine fait aux ancêtres dans un discours (2. Sur l’ambassade infidèle, 74-78) pour se défendre de l’accusation de Démosthène. Si, dans les oraisons funèbres, au tribunal ou à l’Assemblée, la référence aux ancêtres, en particulier compris comme les ancêtres de tous les Athéniens, renforce l’image idéalisée du passé, insiste sur la continuité entre les générations et apporte une forme d’argument d’autorité, les propos d’Eschine introduisent une distinction : il faut imiter l’εὐβουλία (le bon jugement) des anciens, mais éviter leur φιλονικία (l’amour de la victoire). Cette discussion des erreurs passées, inhabituelles dans le contexte judiciaire, ne l’est pas à l’Assemblée : c’est l’ambiguïté de ce discours d’Eschine, judiciaire mais dont la portée est celle d’un débat à l’Assemblée. L’orateur rappelle donc le passé pour influencer la politique future d’Athènes, et non pas pour construire une image idéalisée de la cité.
Elena Franchi reprend, enfin, les termes de la paix de Philocrate et tente de résoudre l’« énigme de la clause phocidienne », en étudiant le contexte historique, juridique, performatif et mémoriel du texte de Démosthène (19. Sur les forfaitures de l’ambassade, 159), qui cite le traité de paix pour orienter les décisions futures des Athéniens.
Aucune conclusion ne clôture le volume, ce qui est dommage et reflète sa principale limite : son manque d’unité. Que ce soit dans la forme ou sur le fond, les contributions semblent simplement juxtaposées, sans que le travail éditorial nécessaire ait été réalisé pour en faire un véritable ouvrage collectif sur un thème commun. L’introduction traite rapidement des notions et concepts utilisés par la suite, comme la commémoration ou la mémoire sociale, mais ne donne pas de définitions précises ni les fondements nécessaires à leur utilisation en l’histoire ancienne. En outre, les analogies entre l’histoire contemporaine et l’Antiquité manquent souvent de justification pour être vraiment convaincantes.
Par ailleurs, on peut regretter l’absence d’unité éditoriale pour les citations des textes grecs (aucune édition de référence commune, aucune homogénéité pour la citation du grec et d’une traduction ou d’une traduction seule) ainsi que pour la bibliographie : compte tenu du nombre important de publications mentionnées par plusieurs contributeurs, une bibliographie générale aurait été plus pertinente et plus lisible, à la manière des index qui, eux, concernent l’ensemble.
Enfin, quelques renvois internes manquent : une référence à la contribution de J. Z. van Rookhuijzen, par exemple, aurait pu être ajoutée dans la note (p. 83) de G. Proietti qui discute de l’identification du mégaron. La qualité des illustrations, qui sont toutes uniquement dans le premier chapitre, est insuffisante.
Sur le fond, la séparation en deux sections, de trois chapitres chacune, aurait pu être clairement indiquée dans le volume : les deux textes rédigés par chacune des éditrices, juxtaposés en introduction, auraient ainsi trouvé leur place à la tête des sections correspondantes. Une véritable introduction générale et une conclusion auraient alors permis de donner à ce volume l’unité qui lui manque. Auraient pu y trouver place des bilans sur des ouvrages cités par plusieurs contributeurs (J. Ober, Mass and Elite in democratic Athens, 1989 et N. Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », 1981, entre autres), ainsi que des synthèses sur des événements utilisés à plusieurs reprises, en particulier la lutte qui oppose Démosthène et Eschine au IV e siècle, bien connue grâce aux discours de l’un et de l’autre, ou encore une discussion épistémologique et théorique de certains concepts, comme ceux de milieu (p. 7), de mémoire sociale (p. 11), d’identité nationale (p. 75) – toutes choses que seule la contribution de B. Steinbock comporte.
Le lien entre chaque chapitre et le thème général du livre est soit tellement évident qu’il n’est pas mentionné, soit il arrive à la toute fin du chapitre et semble ténu. En effet, les préoccupations actuelles et futures qui président aux rappels du passé n’ont jamais été totalement absentes des études précédentes sur l’utilisation du passé par les Grecs, y compris dans des ouvrages cités par les contributeurs, en particulier ceux de K. Clarke ( Making Time for the Past. Local history and the Polis, 2008, cf. BMCR 2008.12.02), de J. Grethlein ( The Greeks and their Past. Poetry, Oratory and History in the Fifth Century BCE, 2010, cf. BMCR 2011.03.67) ou de B. Steinbock ( Social Memory in Athenian Public Discourse. Uses and Meanings of the Past, 2013, cf. BMCR 2013.11.57) : ces derniers ont en effet veillé à montrer le lien qui existe entre les références au passé et le contexte dans lequel sont faites ces références, que ce soit pour construire l’identité de la cité ou pour préparer des décisions à prendre dans un avenir plus ou moins proche. En outre, certaines analyses semblent davantage reposer sur les caractéristiques propres à un genre littéraire que sur le renouvellement d’une approche historique : de fait, l’exagération, la contradiction et la répétition que l’on trouve dans les discours de Démosthène (p. 278) relèvent plutôt de l’analyse littéraire, de la même manière que la manipulation (p. 239 par exemple) fait partie intégrante de l’art oratoire, ou que le dépassement (p. 89-93) est le propre du théâtre, d’après la théorie aristotélicienne de la catharsis, largement reprise depuis par les autres théories du théâtre.
Malgré ses défauts, ce volume apporte sa contribution aux études récentes sur l’utilisation du passé dans l’Antiquité et fait connaître les travaux de chercheurs italiens sur le sujet. Il soulève de nombreuses questions, dont certaines seulement ont pu être évoquées ici, et il montre clairement que l’histoire ancienne a beaucoup à apprendre de l’histoire contemporaine ou des autres sciences sociales, notamment sur la thématique de la mémoire, tout en adaptant leurs concepts aux caractéristiques des sources de l’histoire ancienne.
Table des matières
Acknowledgements 7
Introduction by Elena Franchi, Giorgia Proietti 9
Jan Zacharias van Rookhuijzen, Where Aglauros Once Fell Down. The Memory Landscape of the Persian Siege of the Acropolis 27
Giorgia Proietti, Fare i conti con la guerra. Forme del discorso civico ad Atene nel V secolo (con uno sguardo all’età contemporanea) 69
Bernd Steinbock, The Contested Memory of Nicias after the Sicilian Expedition 109
Mirko Canevaro, La memoria, gli oratori e il pubblico nell’Atene del IV secolo a.C. 171
Matteo Barbato, Using the Past to Shape the Future: Ancestors, Institutions and Ideology in Aeschin. 2.74-78 213
Elena Franchi, La pace di Filocrate e l’enigma della clausola focidese 255
Contributors 289
Index of Ancient Sources 293
General Index 299