Sous le nom d’ Anonyme de Londres la philologie désigne depuis la fin du XIXe siècle l’un des rares textes autographes que nous possédions. Sa découverte fut un tel événement qu’il fut très rapidement publié après son acquisition par la British Library en 1889.1 Ce grand papyrus de 3,5 m de long (sur 0,23 de large) comprend 39 colonnes et 23 fragments d’une écriture informelle et personnelle mais d’un bon niveau. Le texte comprend de nombreuses corrections, des changements de styles et des additions. Sa similitude avec une autre découverte célèbre, la Constitution d’Athènes d’Aristote laissa d’emblée penser qu’il pouvait dater de la même époque (2 ème moitié du Ier siècle ap. J.-C.) et qu’il provenait peut-être lui aussi d’Hermopolis, les circonstances exactes de sa découverte et de son arrivée entre les mains d’un diplomate anglais n’étant pas, comme souvent, connues.
Cet écrit, qui relève de la doxographie, expose les différentes théories sur les causes de la maladie ( pathologian). Le caractère aristotélicien de ce texte avait déjà été mis en avant par Diels comme par l’éditrice Daniella Manetti.2 L’existence d’une doxographie médicale connue sous le nom d’Aristote mais rédigée par un certain Ménon est en effet attestée. L’identité de ce Ménon reste en revanche discutée : on ignore s’il s’agit de Ménon, élève d’Aristote, ou d’un autre disciple plus tardif de l’école portant le même nom. Depuis 1947, l’édition de référence de ce texte était celle de W. H. S. Jones mais en 1986 Daniella Manetti avait annoncé une nouvelle édition. 3 Ce volume est le résultat fort attendu de ce travail entrepris de longue date.
Une introduction de 17 pages présente le papyrus, ses erreurs orthographiques et faits de langue ou graphie (abréviations en particulier) récurrents avant de passer en revue les sources médicales qu’il exploite ou cite, certaines déjà reconnues d’autres inconnues avant l’édition de ce papyrus tels Alcamène, Timothée de Métaponte, Abas, Ninyas l’Égyptien, Thrasimaque de Sardes, Phasitas. À ces sources médicales s’adjoignent des philosophes, comme nous le redirons. L’argumentation du traité est ensuite résumée. Deux bibliographies complètes des sources primaires et secondaires achèvent cette introduction : la seconde permet notamment de prendre la mesure des nombreux travaux entrepris par l’éditrice sur ce traité avant de produire cette édition.
Certaines parties du papyrus offrent d’assez longs exposés dont la sagacité du papyrologue permettent de restituer la quasi-totalité ; d’autres sont beaucoup trop fragmentaires et seul le relevé de quelques mots permet d’établir des hypothèses sur leur contenu. Quelques fragments très parcellaires ne peuvent être situés dans le plan d’ensemble du document et sont regroupés aux pages 97-100.
L’apparat critique est organisé en deux parties distinctes, la mention des sources dont peut s’inspirer le traité ou qui peuvent faire écho à son contenu d’une part, les notes et indications relatives à l’établissement du texte d’autre part. Pour ce qui est des sources elles-mêmes, il convient de distinguer tradition médicale et tradition philosophique, même si les deux peuvent se recouper, sur la notion de souffle vital et d’âme notamment, à laquelle l’auteur accorde une grande importance.
Pour ce qui relève de la médecine, le mérite de l’auteur – ainsi que Manetti l’avait déjà démontré dans ces travaux antérieurs – est de revenir aux textes hippocratiques eux-mêmes pour montrer que, selon le médecin de Cos, les causes véritables de la maladie sont multiples. Le traité hippocratique Des vents (De flatibus) est ainsi régulièrement mis en parallèle avec le texte de l’ Anonyme, l’étiologie pneumatique et ses éléments constituant un point de convergence entre les deux textes. Le traité Nature de l’homme (De natura hominis) est lui aussi mis en avant à plusieurs reprises. Mais d’autres traités du corpus semblent ponctuellement mis à contribution par cette doxographie. On mentionnera également les renvois à Hérophile et Érasistrate comme au médecin pneumatique Arétée de Cappadoce ou au méthodique, commentateur et traducteur de Soranos d’Éphèse (première moitié du IIe siècle ap. J.-C.), Caelius Aurelianus.4 Galien est présent à titre de témoin au travers des Definitiones medicae en particulier, dont la forme s’apparente fortement au genre doxograhique.
Du côté de la tradition philosophique, c’est le corpus péripatéticien qui se taille la part du lion dans ce compendium médical. Aristote ainsi que ses disciples et commentateurs (Philolaos, Simplicius, Alexandre d’Aphrodise) viennent éclairer de nombreux passages. Dans l’œuvre attribuée au stagirite lui-même, ce sont les Problèmes qui reviennent le plus fréquemment dans l’apparat. Ici encore, la dimension doxographique peut expliquer cette proximité. Manetti distingue en outre au sein de ce papyrus un long exposé (XIV-XVIII) résumant des passages du Timée de Platon par le biais notamment d’Aristote et de quelques commentaires à ce dialogue. Les spécialistes de la pensée médicale grecque savent à quel point les traités relevant de ce domaine du savoir croisent souvent le chemin de ce dialogue. Si l’orientation doctrinale de cette doxographie peut encore être sujette à débat (en particulier pour qui chercherait à la rattacher à une école médicale), il semble incontestable, à travers les renvois méticuleux que l’éditrice effectue, que le corpus aristotélicien fournit l’essentiel de son matériau.
Le texte lui-même est suivi d’un Index verborum et nominum exhaustif qui inclut l’ensemble du lexique rencontré, y compris les formes les plus courantes et les termes à valeur grammaticale. En général, on peut douter de l’utilité ou de la pertinence de telles tables d’occurrence placées en fin de volume et appliquées à un texte isolé, d’autant plus que les outils électroniques permettent aujourd’hui au philologue qui le souhaite d’effectuer facilement de telles recherches lexicales. S’agissant d’un texte autographe lacunaire, nécessitant l’intervention presque systématique du papyrologue, un tel relevé s’avère indispensable tant pour juger de la correction du travail d’édition et de reconstitution que pour fournir d’éventuels éléments de discussion sur l’établissement du texte qui relève souvent des choix interprétatifs de l’éditrice.
Au lecteur qui pourrait regretter a priori le caractère très bref de la notice introductive et l’absence d’une discussion approfondie sur les enjeux contextuels et doctrinaux de ce traité, on rappellera les nombreux articles publiés antérieurement par Manetti, qui sont autant de prolégomènes à la présente édition.
Ce texte autographe est un témoin majeur de l’écriture doxographique ainsi que des liens que pensée médicale et tradition philosophique n’ont cessé d’entretenir depuis Hippocrate. Il fallait une édition aussi soignée et rigoureuse que celle de Daniela Manetti pour en prendre la mesure. Longtemps attendu, ce travail philologique est à la auteur de ses promesses.
Notes
1. H. Diels, Anonymi Londinensis ex Aristotelis Menoniis et aliis medicis eclogae. Berlin: G. Reimer, 1893.
2. «Aristotle and the Role of Doxography in the Anonymous Londinensis (PbrLibr inv. 137)» in Ph. Van der Eijk (ed.), Ancient Histories of Medicine. Essays in Medical Doxography and Historiography in Classical Antiquity. Leiden-Boston-Köln: E. J. Brill, 1999, p. 94-141.
3. W. H. S. Jones, The Medical Writings of Anonymus Londinensis, Cambridge: Cambridge University Press, 1947. D. Manetti, «Note di lettura dell’Anonimo Londinese – Prolegomena ad una nuova edizione», Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 63, 1986, p. 57-74.
4. M. Wellmann ( Die Fragmente der sikelischen Ärzte Akron, Philistion und des Diokles von Karystos, Berlin, 1901) avait essayé de rattacher ce traité à l’autorité de Soranos et donc de la secte méthodique mais Manetti exprime son désaccord avec cette thèse. Dans son édition récente des fragments du Peri psyches de Soranos (2010, Berlin/New York, De Gruyter), Pietro Podolak intègre un passage de l’ Anonyme résumant un exposé théorique sur les pores. Selon lui, ce passage pourrait reproduire une partie de l’exposé de Soranos. Une telle hypothèse pose le problème de la datation de ce papyrus, dont il faudrait alors repousser la rédaction à la première moitié du IIe siècle voire la seconde. Si l’on maintient une datation plus haute, il faut alors considérer que l’ Anonyme comme le traité de Soranos Sur l’âme ont une référence commune. Nous renvoyons à notre compte-rendu de l’édition de Podolak (BMCR 2011.11.04).