Cette édition abondamment commentée des fragments du Peri psychès du médecin méthodique Soranos d’Éphèse (première moitié du IIème siècle ap. J.-C.) se fonde essentiellement sur les exposés recueillis par Tertullien dans son De anima,le seul témoignage explicite sur le texte perdu de Soranos. Néanmoins l’éditeur effectue un travail de recherche et de confrontation des sources des plus précis, qui permet d’aborder l’ensemble des enjeux et des problèmes relatifs à cette œuvre. L’intérêt du Peri psychès est également doxographique, non que cet écrit ait pu être une compilation didactique mais parce que le médecin incarne cette figure des érudits polymathes qui, tout au long des deux premiers siècles de l’ère chrétienne, s’efforcèrent de synthétiser la pensée de leurs prédécesseurs en déplaçant souvent les frontières dogmatiques séparant les écoles et leurs systèmes. De ce point de vue, l’éditeur considère que le traité de Soranos représente l’ultime phase d’élaboration des théories de l’âme issues des écoles hellénistisques.
L’introduction de 108 pages commence par un exposé synthétique mais précisément documenté sur les théories de l’âme issues des principaux scholarques, Théophraste, Dicéarque et Aristoxène, Straton de Lampsaque pour le Péripatos, suivis d’Épicure et des stoïciens. Ce rappel très précisément documenté permet de poser les éléments conceptuels et lexicaux qui viendront éclairer la lecture des fragments de Soranos.
Quelques remarques, un peu rapides (p. 62-65), insistent sur l’ignorance ou la négligence injustifiées dont fut longtemps victime le méthodisme dans les études antiques. Le personnage de Soranos y est décrit comme un intellectuel de premier plan dont l’œuvre présente un intérêt certain non seulement pour l’histoire de la pensée médicale mais pour l’histoire des savoirs en général.1 Podolak affirme avec raison que l’établissement des fragments de Soranos ( Étymologies notamment) est un vrai desideratum des études philologiques. Afin de compléter ces considérations, il aurait été intéressant de rappeler ce que la tradition doit aux condamnations de Galien, principal responsable du mépris dans lequel cette école fut tenue. Parmi les points que Podolak met en valeur, l’importance de Soranos dans l’histoire du scepticisme, suivant en cela la thèse de R. Polito.2 Ce point également pouvait être développé : nous rappellerons seulement que Sextus Empiricus lui-même va jusqu’à suggérer que les Pyrrhoniens intéressés par une carrière médicale se tournent vers le méthodisme, qui entretient, selon lui, de nombreuses affinités avec la pensée sceptique.3 Lui-même médecin, Sextus montre ainsi son opposition franche et acharnée au dogmatisme vers lequel il sait que l’empirisme médical peut dériver. De fait, pour de nombreux historiens de la médecine, le méthodisme semble avoir constitué une voie moyenne. Cette question du méthodisme comme voie moyenne et de son lien avec la pensée sceptique n’est pas des plus simples à aborder. On peut regretter que Podolak n’entre pas dans la discussion.4
Le principal enseignement qu’il faut retirer de ces fragments et du compte-rendu qu’en fait Tertullien est que Soranos était explicitement le tenant de la corporéité de l’âme, en des termes qui peuvent suggérer une influence stoïcienne sur sa pensée. Podolak présente ainsi quelques parallèles éclairants avec les fragments des Stoïciens (Cléanthe notamment, tel qu’il est cité dans le De natura hominis de Némésios). Ces comparaisons textuelles confirment d’ailleurs, si besoin était, l’importance du témoignage des premiers théoriciens et apologétistes du christianisme dans la conservation et la transmission des doctrines philosophiques issues des écoles hellénistiques. La question de la relation que Soranos aurait pu entretenir avec la doctrine du Portique reste cependant délicate, comme le montre avec beaucoup de précision l’éditeur. Ainsi, à la p. 77, il cite et commente un passage de l’ Anonyme de Londres, traité de doxographie médicale conservé sur papyrus, qui pourrait reproduire une partie de l’exposé de Soranos. S’y trouve résumée une théorie des pores dont l’incompatibilité avec le stoïcisme paraît manifeste. Une telle conception physiologique, si elle est avérée, semble conduire à une aporie, d’où la relation que l’on peut envisager entre méthodisme et scepticisme. Nous dirons que ce qu’il importe en fait de montrer est la difficulté de fond à rattacher le méthodisme à une école philosophique donnée. Si l’on a traditionnellement marqué le lien entre cette secte médicale et l’épicurisme, on peut montrer par la lecture des textes eux-mêmes que ce lien est sujet à caution.5 Moins qu’une incohérence de la pensée méthodique, il convient de voir dans cette difficulté épistémologique la richesse d’une pensée qui, loin des dogmatismes, élabore son système théorique – apprécié des contemporains pour sa grande simplicité – à partir des acquis des autres écoles.
Les fragments eux-mêmes occupent une place modeste dans ce recueil (p. 111-129). C’est dire si la perte d’une bonne part des œuvres de Soranos, auteur assez prolixe, est une perte qui explique la vision très incomplète, faite de questionnements plus que de certitudes, que l’on peut avoir de sa pensée. Les deux grands traités de son traducteur et adaptateur latin Caelius Aurelianus comblent partiellement cette lacune mais, sur une question comme celle de l’âme, apportent peu d’éclairages, comme l’indique l’ Index fontium établi par Podolak. Les fragments sont simplement répartis en deux catégories, les citations explicites de Soranos par Tertullien (32 auxquelles s’ajoute un passage de l’ Anonyme de Londres) et les loci incerti, passages qui pourraient être attribués à Soranos (6 chez Tertullien, auxquels l’éditeur ajoute un autre passage de l’ Anonyme), soient quarante fragments au total, dont la nature est doxographique, puisqu’ils passent en revue les doctrines des théoriciens et philosophes. Soranos s’y trouve donc souvent en compagnie de scholarques représentant divers systèmes. Suivent quarante pages de commentaires dont la précision documentaire est remarquable. On notera que ce commentaire se concentre sur l’explication et l’analyse des doctrines et de leurs sources et laisse volontairement de côté les questions de critique textuelle.
L’importante bibliographie proposée en fin de volume témoigne du travail effectué par l’auteur pour accompagner ces fragments de leur contexte et d’une analyse érudite et fine. On pourra regretter que la bibliographie secondaire, qui fait la part belle à l’histoire de la philosophie ancienne, soit moins fournie du côté de la médecine. Les travaux de D. Gourevitch, grande spécialiste de Soranos, se limitent en effet à une seule référence très générale (en plus de son édition du traité des Maladies des femmes dans la Collection des Universités de France). Mais il est vrai que le traité en question ne constitue pas un texte médical à proprement parler mais bien une œuvre s’inscrivant dans la lignée de la psychologie philosophique. Et il y avait déjà fort à faire dans ce domaine… Les indices sont établis avec soin et permettent de circuler avec aisance dans le volume.
Notes
1. À ce titre l’œuvre de Soranos, associée à celle de son traducteur et commentateur latin Caelius Aurelianus, a longtemps représenté le principal si ce n’est l’unique témoignage sur la pensée méthodique, en dehors des exposés galéniques pour le moins réducteurs et polémiques. L’ouvrage de Manuela Tecusan ( The Fragments of the Methodists : Methodism outside Soranus, Studies in Ancient Medicine, Brill, Leiden-New York, 2003) permet désormais de prendre la mesure de la richesse du corpus méthodique.
2. La référence explicite de Podolak porte sur l’article « I quattro libri sull’anima di Sorano e lo scritto De anima di Tertulliano », Rivista di Storia della Filosofia, 49/3, 1994, p. 423-468. Sa bibliographie mentionne en revanche l’importante monographie The Sceptical Road, Aenesidemus’ Appropriation of Heraclitus, Philosophia Antiqua, 96 , Brill, Leiden-New York, 2004, qui met fortement en valeur l’importance du Peri psychès dans l’établissement de la doxographie sceptique. Polito (Deuxième partie, chapitre 4) y démontre en effet la parenté unissant l’exposé de Sextus Empiricus relatif à la partie hégémonique de l’âme ( Contre les professeurs, VIII, 349, qui constitue en fait le traité indépendant Contre les moralistes rangé par la tradition dans la continuité des six livres du précédent) à celui de Tertullien, en posant que tous deux ont Soranos pour source commune ou bien un auteur antérieur dont Soranos dépend, peut-être une version révisée des Vetusta Placita datant du Ier siècle ap. J.-C. . Dans cette chaîne de transmission Polito, introduit à titre d’hypothèse le médecin méthodique Moschion (Ier siècle ap. J.-C.).
3. Outlines of Pyrrhonism, I, 241, ed. R.G. Bury, Loeb, London-New York, 1933.
4. Nous renvoyons aux deux chapitres que Michael Frede y consacre dans ses Essays in Ancient Philosophy, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1987 : “Philosophy and Medicine in Antiquity”, p. 225-242; “The Method of the so-called Methodical School of Medicine”, p. 261-278.
5. Nous renvoyons sur ce point à l’analyse de Ph. van der Eijk, « The methodism of Caelius Aurelianus : some epistemological issues », in Ph. Mudry (ed.), Le traité des Maladies aiguës et des Maladies chroniques de Caelius Aurelianus. Nouvelles approches, Actes du colloque de Lausanne, 1996, Institut Universitaire de Nantes- Université de Nantes, 1999, p. 47-84.