BMCR 2025.07.37

Eschyle. Les Perses

, Eschyle. Les Perses. Classiques. Paris: Livre de Poche, 2024. Pp. 320. ISBN 9782253242918.

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L’ouvrage ici recensé est une nouvelle traduction française de la pièce d’Eschyle Les Perses, parue dans la collection « Classiques » du Livre de Poche, qui s’adresse à un large public. La traduction, suivie d’un appareil de notes de commentaire très fourni, est précédée d’une Préface de vingt pages, centrée sur la pièce elle-même et mettant en valeur, en particulier, les singularités qu’elle présente au sein du genre tragique. L’auteur présente également la démarche qu’il a suivie pour cette traduction, qu’il situe essentiellement par rapport à la traduction réalisée par Paul Mazon pour la CUF en 1920 : du point de vue textuel, l’auteur s’est fondé sur le texte de la CUF, à une trentaine de passages près (recensés p. 261-264) ; du point de vue de la traduction à proprement parler, il a cherché à mettre en valeur la dimension « expérimentale » (p. 33) que présente la langue d’Eschyle dans Les Perses, en en conservant les ruptures de construction, les répétitions, et le recours à des images « rudes, fortes, parfois fulgurantes », tous traits que Paul Mazon avait eu tendance à gommer –comme, de fait, il le reconnaissait (et le regrettait) lui-même, expliquant en 1962, dans une réédition de sa traduction des pièces d’Eschyle, avoir dû renoncer trop souvent à l’exactitude, car « une exactitude trop rigoureuse eût rendu la traduction illisible »[1]. Après la traduction et les notes vient un dossier organisé en trois grandes parties : ce que l’on peut savoir de la vie d’Eschyle et des circonstances de représentations des Perses (« Eschyle : la cité, la guerre, la scène ») ; les aspects historique, politique et idéologique que présente la pièce ; et enfin, une analyse des catalogues de guerriers et des listes de rois, qui occupent une place étonnamment importante dans la pièce. Ces pages, à visée pédagogique, dépassent en fait largement ce que l’on attendrait d’un dossier strictement scolaire : l’auteur, en particulier, ne se contente pas, dans la première partie, de rappeler les quelques éléments que l’on connaît sur la vie d’Eschyle et les représentations antiques des Perses, mais fournit en traduction toutes les sources antiques (y compris des scholies) qui nous permettent de connaître ces éléments (p. 163-178). Je signale en passant que ce chapitre s’achève par une chronologie (p. 179-183) qui aurait probablement davantage trouvé sa place dans la Préface ou à la toute fin du livre, où sa consultation aurait été plus commode. Le dossier contient par ailleurs des idées qui viennent renouveler la lecture d’une pièce maintes fois étudiée : je pense par exemple à l’idée selon laquelle la communauté des Perses apparaît dans la pièce comme unie, comparable même sous certains aspects à une cité grecque (p. 205-206), soudée par l’usage de la langue perse et par le respect dû au Roi (p. 211-216). Il est bien plus commun d’insister sur la diversité et la profusion que présente l’armée perse par rapport à l’armée grecque dans les Perses : Didier Marcotte montre que les deux aspects, unité et diversité, sont également présents dans la représentation eschyléenne des Perses. Je ne suis pas convaincue en revanche par l’idée, très présente dans la bibliographie et que l’on retrouve ici, selon laquelle les Perses apparaîtraient dans la pièce comme un peuple délicat et indolent (p. 208-209) ; fondée sur seulement trois citations des Perses, qui pour la première concerne les Lydiens et pour la seconde les femmes perses, cette idée ne me paraît pas constituer un aspect important de l’image eschyléenne des Perses –dans laquelle richesse du Roi et servilité de ses sujets, en revanche, sont bel et bien présentes.

Didier Marcotte n’est pas le premier savant à proposer une nouvelle traduction française des Perses depuis qu’est parue, il y a plus d’un siècle maintenant, celle de Paul Mazon. Avant la sienne on en compte quatre (sans texte grec). D’abord celles de Jean Grosjean, parue en 1965 dans la collection de la Pléiade, et de Victor-Henri Debidour, parue en 1999 dans la collection La Pochothèque du Livre de Poche, l’une et l’autre intégrées dans une retraduction de toutes les pièces d’Eschyle[2]. La pièce connaît ensuite de nouvelles traductions, indépendantes, cette fois, du reste du corpus eschyléen, ce qui est une preuve de l’intérêt particulier qu’elle suscite à notre époque, en raison peut-être de sa thématique guerrière ou de la place centrale qu’elle accorde à l’Autre. En 2000 paraît ainsi chez GF Flammarion une traduction des Perses par Danielle Sonnier et Boris Donné, accompagnée d’un très copieux dossier documentaire destiné à un public d’élèves et d’étudiants. En 2018 la traduction réalisée par Myrto Gondicas et Pierre Judet de La Combe à la demande du metteur en scène Olivier Werner est publiée dans la maison d’édition plus confidentielle Anacharsis. Ces différentes traductions, au-delà des différences qu’elles peuvent présenter, ne serait-ce que dans le choix qu’opèrent leurs auteurs au sein de la traduction manuscrite (complexe) de la pièce, s’inscrivent dans deux courants principaux. Le premier consiste à rendre la pièce la plus fluide et la plus compréhensible possible pour le lecteur français, en gommant au passage l’aspect poétique, parfois heurté, parfois même obscur, du texte d’Eschyle. Après Paul Mazon, Jean Grosjean s’inscrit dans ce courant, de même que Victor-Henri Debidour puis Danielle Sonnier et Boris Donné. L’autre courant, initié en 2018 par Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe et dans lequel s’inscrit Didier Marcotte, consiste au contraire à rester au plus proche du texte grec, en acceptant les difficultés qu’il pose et, entre autres, en respectant l’ordre des mots, afin de faire apparaître toute la force du style d’Eschyle et l’étrangeté radicale qui distingue son univers du nôtre. Ce choix de fidélité, qui s’appuie sur un travail rigoureux d’analyse métrique et stylistique, restitue au texte sa puissante charge poétique. Accessoirement, il a aussi pour mérite d’éviter au traducteur de recourir, pour restituer d’une autre façon la noblesse tragique qui se dégage du texte d’Eschyle, à des archaïsmes tirés du Moyen-Âge[3], tels que les « connétables rois » et les « preux » que l’on trouve chez Paul Mazon, ou « le noyau de l’Ost » et « les rudes barons » qui surgissent chez V.-H. Debidour –de la même façon la traduction anglaise parue dans la Loeb Classical Library en 1926 était rédigée, des mots mêmes d’Alan H. Sommerstein, qui retraduit Eschyle pour la LCL en 2007,  dans « a pastiche version of the English of several centuries earlier ». Ces transpositions ne correspondent plus guère à l’esthétique actuelle de la traduction, et on apprécie de ne pas les retrouver. Le parti pris de fidélité totale à la langue d’Eschyle a toutefois une contrepartie : il débouche, comme l’avait bien pressenti Paul Mazon, sur une traduction objectivement difficile d’accès. La traduction de Didier Marcotte ne sera pas d’une lecture aisée pour le public non averti auquel elle s’adresse, en théorie, à travers le Livre de Poche. Le bouleversement de l’ordre des mots français, en particulier, contraint souvent le lecteur à relire plusieurs fois un passage pour être sûr de l’avoir compris. Si l’on souhaite faire découvrir l’œuvre à un élève ou à un (e) étudiant (e), on recourra encore, me semble-t-il, aux traductions de Paul Mazon ou de Jean Grosjean. Le potentiel hiatus entre le public supposément visé ici et le travail que propose Didier Marcotte apparaît également dans les notes de commentaire. Si la Préface et le dossier, d’un riche contenu, n’en restent pas moins accessibles à un large public, les notes, nombreuses, sont souvent d’un haut niveau d’érudition, discutant de tel ou tel point de traduction en se fondant sur le texte grec cité en caractères translittérés et en mentionnant les différentes éditions existantes –ce qui reflète le travail réalisé par l’auteur avec ses étudiants dans le cadre d’un cours pendant deux ans. Ces notes, qui seraient bien à leur place dans une édition bilingue du type de celle de la CUF, ne seront guère utilisables par le commun des lecteurs.

L’impression générale est celle d’un ouvrage qui, à la fois par son choix de traduction et par l’aspect savant du dossier qui l’accompagne, s’adresse à un public spécialisé, alors que sa présence dans la collection Classiques-Livre de Poche semble le destiner à un large public. Il sera utile aux personnes qui entretiennent une familiarité avec le monde grec et connaissent déjà la pièce, probablement moins à celles qui souhaiteraient la découvrir. Je termine par une remarque formelle, qui n’engage pas le travail réalisé par Didier Marcotte : p. 6, le titre de l’œuvre qui orne la couverture du livre est erroné, mentionnant curieusement « la Rosée d’Atossa » au lieu du « Rêve d’Atossa ».

 

Notes

[1] Eschyle. Tragédies, Paris, Les Belles-Lettres, 1962, Introduction p. XIX.

[2] Eschyle. Sophocle. Traduction par Jean Grosjean. Fragments traduits par R. Dreyfus. Introduction et notes par Raphaël Dreyfus, Paris, Gallimard, 1965 ; Les Tragiques grecs. Eschyle-Sophocle-Euripide-Théâtre complet, traduction nouvelle, notices et notes par Victor-Henri Debidour, Paris, Le Livre de Poche 1999.

[3] Voir Paul Mazon, Eschyle. Tragédies, Introduction p. XIX : « On sera peut-être surpris de trouver dans cette traduction des archaïsmes, qui sembleront parfois y détonner. Leur emploi est intentionnel ».