Depuis une vingtaine d’années, le tirage au sort fait l’objet d’un intérêt croissant dans les sociétés démocratiques occidentales, dont témoignent d’une part les recours de plus en plus fréquents à cette procédure dans la sphère privée comme au niveau des États, et d’autre part le nombre de publications récentes qui lui ont été consacrées dans les domaines des sciences et de la philosophie politiques. Dans ce contexte, le précédent de la démocratie athénienne à l’époque classique a souvent été convoqué à des fins partisanes, soit pour louer le potentiel démocratique du tirage au sort, soit à l’inverse pour l’associer à une forme radicale de démocratie, incompatible avec le système représentatif. En proposant « for the first time […] a comprehensive study of drawing lots as a central institution of ancient Greek society », le livre d’Irad Malkin et Josine Blok arrive donc à point nommé. En dépit du regain d’intérêt dont bénéficie le tirage au sort, il n’existait pas de monographie récente sur cette procédure pour le monde grec antique (p. 5). Les principaux ouvrages sur cette question demeurent ceux de James W. Headlam (On Election by Lot at Athens, 1891), ensuite approfondis par Mogens H. Hansen (The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, 1991) ou, pour ce qui a trait à la dimension matérielle du tirage au sort, par John H. Kroll (Athenian Bronze Allotment Plates, 1972). Plus récemment, plusieurs études ont permis de mieux connaître les fonctions et le matériel du tirage au sort dans le monde grec antique, que l’on songe aux travaux de Paul Demont ou au volume collectif qu’ont dirigé Liliane López-Rabatel et Yves Sintomer (Sortition and Democracy: History, Tools, Theories, 2020 ; voir aussi Y. Sintomer, The Government of Chance, 2023). Autre lacune que l’ouvrage a essayé de combler, la bibliographie disponible était très largement centrée autour du cas athénien, pourtant exceptionnel à bien des égards, et sur les utilisations civiques du sort. À l’inverse, Irad Malkin et Josine Blok s’emploient à étudier la diversité des usages, des valeurs et des significations qui furent attachés au sort de l’époque archaïque à l’époque hellénistique, en restituant à la fois les développements historiques de la procédure et la diversité de ses applications locales. Les auteurs, qui sont aussi membres fondateurs du Journal of Sortition, ont par ailleurs utilisé de nombreux travaux de politistes et de sociologues sur le tirage au sort. En revanche, l’ouvrage ne propose que peu de comparaisons du cas grec avec d’autres époques historiques, à l’exception des quelques pages consacrées au tirage au sort dans le Proche-Orient antique (p. 46, 94, 322-324, 384-385) ; les exemples historiques aujourd’hui bien documentés de la Rome ancienne ou, pour des époques plus récentes, de Venise du Moyen Âge à la chute de la Sérénissime auraient pu permettre d’interroger la spécificité et l’exceptionnalité des usages grecs du tirage au sort.
L’ouvrage se compose d’une introduction d’Irad Malkin, suivie de quatre parties, écrites soit par Irad Malkin, soit par Josine Blok, et non à deux mains comme pourrait le laisser supposer le titre. Ce choix d’écriture conduit à quelques répétitions (sur le rôle des dieux dans le tirage au sort, par exemple) et effets de dissémination des informations dans l’ouvrage, et donne à celui-ci une structure parfois confuse.
L’introduction met en valeur deux caractéristiques du tirage au sort dans le monde grec : son ancienneté et sa large diffusion, qui s’expliquent par les vertus qui lui étaient attribuées (le sort était un moyen rapide, efficace et peu coûteux de lutter contre la corruption et les phénomènes factionnels, tout en garantissant l’égalité des participants et l’acceptabilité du résultat) ; sa polyvalence (« [drawing lots] touched upon a whole spectrum of life and death, both private and public », p. 4). Une intéressante – quoique théorique, étant donné qu’un même tirage pouvait revêtir plusieurs objectifs – typologie des usages du tirage au sort est proposée p. 2 : le tirage au sort pouvait servir à distribuer des biens (des terres, la viande du sacrifice, le butin, etc.) ou des fonctions entre les membres d’une communauté, dont les contours étaient ainsi définis (« distributive lotteries ») ; à sélectionner des individus (« selective lotteries ») ; à mettre en place une rotation (« procedural lotteries ») ; à mélanger les membres d’une communauté pour homogénéiser celle-ci (« mixture lotteries ») ; ou encore à des fins divinatoires (« divination by lot »). Est ensuite exprimée la thèse principale de l’ouvrage : dans la mesure où il présupposerait l’égalité entre des participants méritant des « portions » égales (isomoiria), le tirage au sort témoignerait d’une mentalité (« mindset ») égalitaire et d’une vision « horizontale » de la communauté ; en ce sens, l’introduction du tirage au sort aurait fourni un terreau favorable au développement de l’isonomia et de la démocratie dans le monde grec – ce qui explique le sous-titre de l’ouvrage, « From Egalitarianism to Democracy ».
L’introduction présente aussi brièvement le lexique grec du tirage au sort, centré autour des termes klèros et lanchanô (p. 11-13 et voir aussi les p. 91-94 consacrées aux différentes acceptions de lanchanô), pour en souligner la polysémie. Lanchanô peut en effet signifier « obtenir par tirage au sort », mais aussi simplement « obtenir » ou encore renvoyer à l’idée de destinée (p. 11-12) ; quant au klèros, il peut désigner tour à tour le tirage au sort, l’objet permettant de tirer au sort, le lot de terre ou encore le destin. Un Appendix, rédigé par Elena Iaffe (p. 447-462), développe ces remarques en proposant d’une part un lexique des mots du tirage au sort (auquel on aurait pu ajouter le terme homoklèros : e.g. Pi. O. 2.49, N. 9.5) et d’autre part une analyse statistique, sous forme de graphiques, des sens revêtus par klèros et lanchanô. Dans la mesure où les choix de traduction de ces termes influent sur la place et le rôle que l’on choisit d’accorder au tirage au sort, il aurait été utile de citer plus systématiquement dans l’ouvrage le texte grec des sources convoquées et surtout d’y inclure un index des sources.
Il est difficile, en raison de la richesse et de l’ampleur de l’ouvrage, d’en résumer tous les apports et cette recension ne pourra que mettre en valeur quelques points saillants et novateurs de l’analyse. La première partie (« The Lottery Mindset: Religion and Society ») présente au travers de trois chapitres les tirages au sort mythiques, oraculaires – en particulier ceux pratiqués dans le sanctuaire de Delphes, p. 113-125 – et qui permettaient de partager la viande des animaux sacrifiés. Il en ressort l’idée que dès l’époque archaïque, la distribution des biens ou des fonctions aurait été effectuée « de haut en bas », c’est-à-dire qu’il revenait à un groupe (humain ou divin) de distribuer par tirage au sort le « commun » (es to méson) en portions individuelles – la notion de « portion » (moira) distincte et celle de personne individuelle semblant par ailleurs se chevaucher. Le tirage au sort aurait en outre été accompli sous le regard des dieux ; ces derniers veillaient au caractère impartial et juste de la procédure, mais n’en prédéterminaient pas le résultat, sauf dans le cas des tirages au sort oraculaires (p. 131). Enfin, s’il traduit une vision horizontale des rapports sociaux et l’idée d’interchangeabilité des participants, le tirage au sort ne générait pas un « égalitarianism » au sens d’égalité absolue, mais permettait plutôt de garantir l’équité de traitement des membres de la communauté ; en ce sens, il était compatible avec l’existence d’une hiérarchie. Par exemple, dans le cas du partage de la viande des sacrifices, si l’animal sacrifié était généralement partagé en portions égales entre les « sharers » invités à participer à l’« equal feast », un géras était donné à un prêtre en dehors du tirage au sort.
Une deuxième partie (« Equal and Fair: Inheritance, Colonization, and Mixture ») traite surtout des usages du tirage au sort pour répartir les héritages (chapitre 4) et en contexte colonial – pour distribuer les lots de terre ou sélectionner les ayants-droits à ces lots (chapitre 6). Si les modes de transmission des héritages étaient variés, deux pratiques semblent caractéristiques du monde grec : l’absence de privilèges pour le premier-né et l’emploi fréquent du tirage au sort pour répartir les parts d’héritage entre frères (sans que l’usage du sort, surtout attesté par deux passages de l’Iliade et de l’Odyssée, puis par Pindare et les Tragiques, n’ait eu un caractère systématique). Les pratiques égalitaires de division du patrimoine familial (oikos) entre les membres d’une fratrie expliqueraient en partie l’essor de la colonisation (« The oikos and the kleros », p. 155-161). La mise en œuvre de principes égalitaires au moment de fonder des colonies forme ensuite le cœur du chapitre 6, l’un des plus importants de l’ouvrage. D’intéressantes pages y sont consacrées aux premiers lots coloniaux (prôtoi klèroi), qui étaient probablement répartis par tirage au sort (voir surtout en ce sens Archiloque fr. 293 Gerber = Demetrius fr. 73 Gaede, à propos de la fondation de Syracuse). En ce qu’ils étaient « égaux » en taille mais seulement « semblables » les uns aux autres (comme l’étaient les parts de viande sacrificielle), les prôtoi klèroi traduiraient concrètement l’idée d’isos kai homoios (l’origine de cette expression est discutée p. 246) ; l’existence de ces premiers lots était par ailleurs compatible avec la mise en place d’une hiérarchie socioéconomique deux ou trois générations après la fondation des colonies. Le bref chapitre 5, au contenu assez hétérogène, est consacré aux usages attribués au tirage au sort dans le théâtre athénien d’époque classique, par exemple, ou pour répartir des terrains d’opération militaire entre les magistrats ou pour les apparier.
Une troisième partie (« Drawing Lots in Polis Governance ») est enfin centrée sur la manière dont le tirage au sort fut transposé et utilisé dans la « gouvernance » (terme qui permet d’intégrer dans l’étude les institutions formelles, mais aussi les structures informelles) des poleis. Josine Blok y brosse un panorama complet des usages que l’on attribuait au tirage au sort au sein des cités grecques (Athènes, mais aussi Érythrée, Camarina ou Syracuse) ou pour régler les relations qu’elles entretenaient (notamment au sein des confédérations), en suivant une progression globalement chronologique, dont les principaux jalons sont rappelés dans le chapitre 7. Les premiers recours au tirage au sort dans la sphère de la polis semblent remonter à Solon et à Athènes. Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer l’introduction du sort dans les institutions civiques athéniennes : le fait qu’il fut primitivement combiné à l’élection (innovation attribuée à Solon pour la sélection des archontes) ; le précédent du recours au sort pour attribuer les prêtrises (timai) masculines et féminines (timai dont la différence avec les archai aurait été une question de degré, et non de nature : cf. Blok, Citizenship in Classical Athens, 2017, p. 217-225) dans les génè sacerdotaux. Le chapitre 8 propose d’intéressantes remarques sur les relations de cause à effet entre l’essor du tirage au sort, la transformation du corps civique et les processus de démocratisation. À partir de la deuxième moitié du Ve siècle, le champ du tirage au sort fut étendu à Athènes, avec l’adoption progressive de la klèrôsis ex hapantôn, le « tirage au sort à partir de tous » en remplacement de la klèrôsis ek prokritôn, le « tirage au sort avec présélection ». Par ailleurs, entre les années 480 et la fin du IVe siècle, le recours au sort se diffusa largement dans des cités « démocratiques » comme « oligarchiques », avec des usages et des cadres normatifs différents. Si les objets utilisés pour tirer au sort dans les poleis (pinakia, klèrôtèrion, etc.) sont à plusieurs reprises évoqués par Josine Blok (notamment dans la endnote 8, p. 389-391, consacrée à des jetons en terre cuite découverts à Athènes), ils ne font pas l’objet dans cette partie d’une section spécifique, alors qu’un détour par l’archéologie aurait pu permettre d’insister davantage sur la place concrète attribuée au sort dans l’espace et le calendrier civiques, mais aussi d’évaluer le caractère aléatoire de la procédure, voire les possibilités de trucage de celle-ci. Le dernier chapitre étudie enfin les vertus sociopolitiques attribuées au sort, mais aussi les critiques dont cette procédure fit l’objet dans la documentation et la bibliographie. De manière générale, la diversité (et parfois l’ambigüité) des termes employés par les auteurs pour qualifier le caractère « égalitaire » ou « égalisateur » du tirage au sort (« egalitarianism », « equality », « fairness », etc.) met en valeur l’ambivalence de la procédure, dont les effets étaient par exemple fonction du type de tirage au sort pratiqué (les tirages au sort « sélectifs » établissant plus clairement une hiérarchie entre les participants que les tirages au sort « distributifs ») ou des règles encadrant la procédure (le sort pouvant être parfois précédé d’une sélection des participants, voire être contourné).
Regroupés dans une quatrième partie, une conclusion générale (Irad Malkin), doublée d’un « Envoi » (Josine Blok), résument de manière convaincante et détaillée les lignes directrices de l’argumentation et les perspectives ouvertes par l’ouvrage. La bibliographie conséquente et actualisée rassemblée par les auteurs confirme l’importance et l’intérêt de ce livre, ainsi que la vitalité des études sur le tirage au sort.