L’importance des comparaisons dans le genre épique est connue depuis longtemps, mais en général, les études ont porté soit sur un auteur ou une œuvre, soit sur l’imitation de certaines comparaisons, par exemple d’Homère par Virgile: à ma connaissance, il n’existait aucune étude d’ensemble sur le sujet qui recouvre les plus importantes des épopées grecques et latines avant la conception de ce projet par Deborah Beck[1]. Cet ouvrage rassemble dans cette perspective Homère, Apollonios de Rhodes, Virgile et Ovide. L’immensité du projet imposait évidemment un point de vue directeur, que l’auteure a trouvé –sans s’y cantonner exclusivement– dans les images du berger et de son troupeau, effectivement nombreuses et variées dans les textes pris en compte, et représentatives de l’imaginaire des sociétés correspondantes[2]. Ces images constituent des “pépites concentrées de narration immersive” (p.2), et elles contribuent fortement à la qualité qu’a le récit épique de représenter une scène de manière vive (l’enargeia), provoquant l’émotion du public.
Pour chacun des textes étudiés, une comparaison-clé est choisie, mise en avant et analysée en détail (comme Il. 5.136-43, p.63), permettant d’entrer dans le “monde d’images” du texte dans le paragraphe suivant avec une analyse plus brèves d’autres comparaisons, puis d’analyser la relation des comparaisons à l’histoire que raconte ce texte[3], et de voir comment les comparaisons “tissent” le texte (retour du verbe weave dans les sous-titres de paragraphes) en transposant les émotions dans un monde différent de celui de l’histoire racontée. Cette méthode permet de voir clairement comment Homère (l’Iliade surtout) sert d’étalon pour les auteurs ultérieurs.
Pour chaque texte aussi, l’auteure établit un thème-clé des comparaisons illustrant leur relation à l’histoire racontée, et ce thème est mis en sous-titre du chapitre: Heroism, Home, and Family pour l’Odyssée, Leadership and Loss pour l’Iliade, Gender, Emotion, and the Limits of Human Skill pour les Argonautiques, Rage and Isolation pour l’Énéide, Stories of Eros and Epic pour les Métamorphoses[4], faisant comprendre la relation étroite des comparaisons avec ce thème d’ensemble du texte, et manifestant ainsi en quoi les deux “mondes” de l’histoire et des comparaisons sont étroitement liés.
Le premier chapitre montre bien qu’à cette épopée du voyage de retour (nostos) qu’est l’Odyssée correspond un monde d’images de la maison et de la famille: la première comparaison qui nous fait embarquer dans l’analyse, Od. 5.392-399, a une importance stratégique: Ulysse vient d’échapper à la tempête suscitée par Poséidon à l’approche de l’île des Phéaciens[5], et elle met en scène la joie des retrouvailles (quasi-répétition des adjectifs ἀσπάσιος, ἀσπάστον) d’un père avec ses enfants après une longue maladie, image de la longue plongée en mer, une quasi-noyade, qu’il a subie. A partir d’elle, le monde d’images dans lequel on est entraîné dramatise les liens familiaux, décrivant le retour comme un exploit héroïque (p.19-20). Au chant 10, quand Ulysse retrouve ses compagnons après avoir obtenu l’hospitalité de Circé, ils sont comparés à des veaux bondissant autour de leurs mères au retour à l’étable: l’absence des bergers dans les comparaisons de l’Odyssée traduit pour D. B. l’absence de relations de pouvoir verticales (p.33). Ces bonds joyeux comme image des pleurs répétés des compagnons (v.409 κατὰ δάκρυ χέοντας, 415 δακρύοντες ἔχοντο) à l’idée du retour chez eux transposent peut-être l’ambiguïté des émotions ? En tout cas, c’est la seule comparaison de l’Odyssée qui porte sur les sentiments, mais uniquement sur ceux des descendants, l’état d’esprit du personnage central restant opaque (p.36). Intéressante réflexion sur la structure des comparaisons dans l’Odyssée (p.33-7): aucune dans les premiers chants, en l’absence d’Ulysse, le héros entrant dans l’épopée au chant 5 en même temps qu’une une floraison de sept comparaisons, plus du double que pour les autres chants[6]. Mais à ce chant 5 qui exprime la détresse solitaire d’Ulysse correspondent des comparaisons sans aucune présence humaine, et l’absence de bergers dans celle qui vient d’être évoquée montre qu’il s’agit d’une tendance générale de l’Odyssée. Autre caractéristique, celle des comparaisons dans le discours des personnages: très rares, fréquentes dans les récits d’Ulysse, Apologoi des chants 9 à 12, mais uniquement quand il raconte son retour sous sa propre identité, elle donnent au récit une tonalité pathétique. À partir du chant 16, les comparaisons du retour sont sous le signe de la “perte ambiguë” ou “deuil blanc” (ambiguous loss[7]), ainsi pour Od. 16.14-23 où Télémaque revenu de son périple est accueilli par Eumée comme un enfant par son père après une longue absence, alors qu’Ulysse voit cela de biais, maîtrisant son émotion, bel exemple d’inversion ironique des rôles dans une comparaison[8]. Plus loin, l’apparition unique d’oiseaux de proie privés de leur progéniture “trop jeune pour voler” manifeste la double face de l’héroïsme. Les chants 19 et 23 donnent l’occasion des comparaisons les plus significatives: celle de Pénélope en pleurs à la fonte des neiges, celle où Pénélope elle-même se voit en Aédon[9] en deuil de son fils comme elle-même l’est de son mari au chant 19, et au moment des véritables retrouvailles entre mari et femme, la seule comparaison de l’Odyssée qui mette en scène des marins, celle des naufragés mettant pied sur la rive: “mélange de succès et d’échecs qui caractérise le retour tout au long de l’Odyssée”.
L’Iliade, reléguée en seconde position pour éviter que les comparaisons de l’Odyssée soient éclipsées, reste par le nombre et la qualité de ses comparaisons au centre de l’analyse, à partir du paragraphe sur le “berger dominé” (Pandare) par le lion qu’est Diomède que sa blessure a rendu furieux: le monde d’images de l’Iliade est un monde animal, avec des bergers impuissants: au chant 15, c’est Hector le lion qui met en fuite les Achéens, des vaches et leur bouvier incapable de les défendre[10], au chant 16 une meute de loups attaque des brebis dispersées “par la faute du berger” (ποιμένος ἀφραδίῃσι). Pour illustrer l’insertion des comparaisons dans le récit, D. B. mobilise à bon escient le chant 12, trop souvent négligé, et en particulier le blocage total des combats comparé à une scène de conflit pour un partage de terrain agricole[11], puis à une pesée de la laine sur une balance par une ouvrière. Les moments les plus ardents du combat entraînent une accumulation de comparaisons (clusters), comme dans l’aristie d’Hector à la fin du chant 15, en une sorte de “réseau de sens” très riche. En dehors des batailles, les comparaisons s’attachent à l’exploration des sentiments et se concentrent en particulier sur Achille: la mort de Patrocle fait du meilleur guerrier un lion errant[12] pleurant sur ses petits, qui ne rencontre jamais aucune créature vivante. Au total, le monde d’images de l’Iliade dramatise les relations avec des chefs absents ou incompétents.
En contraste, les Argonautiques mettent en scène des bergers qui réussissent: Polyphème à la recherche d’Hylas rugit comme une bête sauvage (θήρ / ἄγριος) affamée en quête de proie, mais les troupeaux ont été mis à l’abri par les bergers prudents. Apollonios renouvelle le genre épique en profondeur, mais aussi formellement: ses comparaisons restent souvent ouvertes (no exit), brouillant la frontière entre image et réalité, par exemple quand le moment de la journée où les Argonautes arrivent chez les Mysiens est comparé à la fin de journée d’un laboureur. Autre innovation: les comparaisons à option, particulièrement au chant 4: le nombre des Colchidiens à la poursuite de Médée et Jason comparé soit aux vagues d’une mer tempétueuse soit aux feuilles d’arbre tombée dans les forêts (ἤ … ἤ). Le caractère érudit de l’œuvre impose une réflexion sur sa composition et sur le rôle de la première comparaison des Argonautiques, montrant la douleur d’Alcimède, la mère de Jason, au moment de son départ, comparée à une jeune fille en deuil de sa mère et victime d’une marâtre, figure proverbiale de la malveillance. De nombreux détails physiques insistent sur les souffrances de la jeune fille et son expérience subjective, donnant le ton à l’ensemble de l’épopée face à la sérénité de Jason. L’imitation de l’Iliade domine dans les récits guerriers, mais l’originalité d’Apollonios se montre en mettant au premier plan l’expression des émotions de Médée par des comparaisons dans les chants 3 et 4.
Avec Virgile, la rage (furor) de Didon à Amata et à Turnus, menace l’ordre du monde, et la comparaison de Turnus turbidus à un loup solitaire furieux faisant le siège d’un parc à brebis au chant 9 en est l’emblème très justement, en l’absence d’humains, comme la comparaison du combat singulier de Turnus et d’Énée à celui de deux taureaux au chant 12, avec ses onomatopées expressives gemitu et remugis. D.B. montre l’Énéide comme la tentative, seulement partiellement réussie par Énée, de combattre contre le furor incarné en particulier par Didon, puis Turnus. Comme Apollonios, Virgile efface souvent la “sortie” de la comparaison, avec le même effet de brouillage, mais il renouvelle le genre en introduisant la mythologie dans ses comparaisons alors que chez son prédécesseur, les divinités avaient un rôle dans le récit seulement. La première comparaison de l’Énéide, montrant la victoire de la pietas sur le furor, avec un dirigeant apaisant une foule agitée comme image de Neptune apaisant la tempête, fait écho aux séditions qui agitaient Rome à cette époque et lance les thèmes essentiels du poème, et la dernière, inspirée de la fameuse comparaison homérique du rêve de fuite impossible d’Hector devant Achille ainsi que d’un passage de Lucrèce, met en lumière l’isolement de Turnus, inspirant une sympathie comparable à celle qu’on éprouve pour Hector.
L’étude des trois comparaisons du chant I des Métamorphoses, qui donnent le ton à l’ensemble montre bien en quoi consiste l’innovation ovidienne: horreur cosmique déclenchée par le crime de Lycaon comparé au meurtre de César, embrasement amoureux et chasse érotique pour les deux comparaisons concernant Apollon et Daphné. C’est bien une “épopée érotique” qui commence, avec relativement peu de comparaisons dans les scènes de bataille: dans l’épisode de la délivrance d’Andromède, la comparaison du monstre à un sanglier assailli par une meute de chiens contribue à faire de Persée un héros épique (p. 231-2); encastré dans cinq niveaux de narration, le récit d’Aréthuse à Cérès de sa fuite devant le fleuve Alphée qu’elle compare à la poursuite d’un faible animal par un prédateur, successivement colombes/épervier, puis agneau/loup, lièvre/chiens, dramatise au maximum, par l’usage de la première personne, la peur de la jeune fille, alors même que les comparaisons créent la “double perspective” du désir du prédateur et de la peur de l’animal poursuivi (p. 232-5). La comparaison d’Hécube mise en rage par le meurtre de son fils par Polymestor à une lionne à qui ses petits ont été enlevés, inspirée par celle d’Homère concernant Achille apprenant la mort de Patrocle, traduit un mélange analogue de fureur et de tristesse et fait d’elle aussi un héros épique.
Au total, un livre très nouveau sur un thème majeur, qui permet un regard synthétique sur un trait du genre épique qui compte pour beaucoup dans sa réussite poétique, cela dans sa continuité et ses renouvellements. J’en recommande la lecture intégrale aux spécialistes, mais aussi à tous ceux que la littérature ancienne intéresse.
Notes
[1] On mentionnera toutefois l’intérêt du chapitre “Similes and comparisons in the epic tradition” par Ursula Gärtner et Karens Blashka dans le tome I de Structures of Epic Poetry, publié chez De Gruyter en 2019, qui ne figure pas en bibliographie.
[2] Le choix des images de bergerie n’empêche pas D. Beck de recourir aux arguments des théories cognitives modernes: elles permettent de comprendre que le langage imagé contribue à la vivacité de la narration en immergeant le public dans le récit (p.3).
[3] En distinguant le monde des images (simile world) du monde de l’histoire (story world).
[4] Traduisons aussi fidèlement que possible ces termes que j’ai préféré laisser dans la langue d’origine dans le texte parce que plusieurs d’entre eux n’ont pas vraiment d’équivalent français: “Héroïsme, maison et famille”, “Autorité et perte”, “Genre, émotion et talent”, “Fureur et isolement”, “Histoires d’amour et épopée”.
[5] Cette comparaison est précédée de deux comparaisons plus brèves qui font voir le déchaînement de la tempête: 328-330 et 368-370. Mais il est vrai que celle que cite D. B. est la première de l’Odyssée qui se concentre exclusivement sur Ulysse (p.25).
[6] Excepté le chant 22 qui en a quatre.
[7] Avec renvoi aux travaux récents de Boss 2016 et Weiberg 2018 dont je n’avais pas connaissance.
[8] Suivant l’analyse due à Helene Foley.
[9] D. B. dit Philomela à deux reprises, mais dans le texte on a seulement le nom ἀηδών (nom propre ou nom commun du rossignol, “la chanteuse”?), la précision Πανδαρέου κούρη, puis le nom du ravisseur Zèthos et celui du fils dont elle a causé la mort, Itylos. Signalons Philomèle. Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique. avec l’article de Sandrine Dubel, “L’hirondelle et l’épervier, le rossignol et la huppe (Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, V, 3-5): notes sur la difficulté d’établir un mythe”, 2006, 37-52.
[10] Bon commentaire p.70 de la scholie à Il. 15.630-36.
[11] Excellente remarque sur le duel δηριάασθον.
[12] Répétition de formes du verbe “aller” bien commentée p.85.