BMCR 2024.09.37

L’onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault

, , L'onirocritique grecque. D'Artémidore à Foucault. Paris: Les Belles Lettres, 2023. Pp. 462. ISBN 9782251454337.

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Entre 2009 et 2018, une petite équipe d’hellénistes et historiens s’est formée à l’université de Montpellier pour établir le texte, la traduction et le commentaire des Oneirokritika d’Artémidore, donnant lieu sous la direction des mêmes spécialistes à Études sur Artémidore et l’interprétation des rêves (Nanterre, 2012), puis Artémidore de Daldis et l’interprétation des rêves. Quatorze études (Paris, 2014), tandis que Georg Weber publiait Artemidor von Daldis und die antike Traumdeutung (Berlin, 2015). Entre temps paraissaient en 2020 à Oxford l’édition de Thonemann, la traduction de Hammond annotée par Thonemann et l’introduction de Hammond et Thonemann. Il s’agit ici d’un travail collectif bien informé, inscrit dans une recherche de longue haleine et de grande qualité.

Après l’avant-propos bibliographique dû aux deux maîtres d’œuvre, l’ouvrage se compose très logiquement de deux parties, “le texte et ses thèmes” et “réception”.

Julien du Bouchet ouvre la première partie avec un chapitre très général sur la figure du devin et la distinction entre “Divination vraie et fausse chez Artémidore”, commençant par une définition d’inspiration stoïcienne de la divination comme “moyen de connaître ce qui est obscur”, préférée à celle de Bouché-Leclercq qui la réduit à l’avenir: dans l’Antiquité, l’interprétation des rêves fait partie de la divination et Artémidore se présentait lui-même comme un devin (p.13). Distinguer entre les vrais et les faux devins, telle est pour du Bouchet la spécificité d’Artémidore, qui ne fournit pas ses critères. Son invective contre les faux devins en forme d’énumération, se termine par les praticiens de la nécromancie, pourtant en honneur dès l’Odyssée. Les devins véridiques, eux, pratiquent “les techniques divinatoires anciennes en terre grecque”, l’examen des victimes de sacrifice, hiéroscopie ou extispicine, du vol des oiseaux ou oionoscopie, des prodiges et des astres. L’originalité de la distinction d’Artémidore par rapport aux distinctions habituelles dans l’Antiquité (comme la distinction stoïcienne entre divination naturelle et artificielle rendue célèbre par Cicéron) impose donc une recherche de ses critères implicites: la présence au début de l’Iliade de Calchas “le meilleur des οἰωνοπόλων” entraîne l’hypothèse du critère culturel, le critère social jouant un rôle secondaire, pour conclure sur le croisement nécessaire entre critère technique et culturel. Les deux passages essentiels de l’Onirocritique sont cités en appendice en grec et en traduction, avec une ample bibliographie.

Cristiana Franco aborde frontalement les rêves mentionnés par Artémidore, analysant leur contenu du point de vue des “animaux, genre et classes sociales”. Le genre des noms –qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux dans les rêves– détermine en gros l’interprétation, avec des exceptions d’ordre sémantique (le chêne, malgré son nom féminin δρῦς, signifie un homme), aussi influencée par les traditions mythologiques comme celle de l’ourse-Kallisto ou de l’hirondelle (Procné et Philomèle) avec des noms qui sont en réalité épicènes (tel ἄρκτος “ours(e)”). Le lion, “espèce globalement “virile““, intègre dans l’interprétation la lionne comme “certes “virile“, mais un peu moins que le lion”, s’opposant à d’autres espèces caractérisées comme “féminines”, la pardalis. (léopard). Intéressants aussi les cas de l’aigle (ἀετός / φήνη ou ἅρπη), de l’oie (χήν plutôt masculin) et du sanglier (ὗς σῦς ἄγριος, σύαγρος / ἡ σῦς désignant le porc domestique).

C’est le “songe de sport” qui intéresse Jean-Manuel Roubineau, sous la forme bien sûr des concours athlétiques. Le premier rêve cité manifeste la relation entre ces concours et les procès par la notion d’agôn, et les témoignages épigraphiques montrent une “explosion agonistique” à l’époque impériale: “La victoire athlétique fonctionne comme une métaphore de l’accomplissement, et donc subsidiairement du point terminal de l’existence.” (p.109) Un tableau des références montre qu’Artémidore mentionne essentiellement les épreuves de lutte et de pancrace. Ses interprétations révèlent de nombreux aspects de la société du temps, par exemple les risques courus par les athlètes ou les ambitions pour leur carrière, moyen de promotion sociale pour eux et leur famille.

Christophe Chandezon traite des “nourritures du quotidien”. Rubrique importante des Oneirokritika, l’alimentation rêvée renvoie, selon une tradition remontant à Aristote, à ce que l’on a mangé la veille et à la digestion, mais Artémidore “a l’originalité d’affirmer que le moment de la nuit déterminait la fiabilité d’un rêve” (p.124). Lu comme “une source sur l’alimentation en Grèce”, le traité révèle en particulier “le savoir symbolique des Anciens sur le monde qui les entoure” (p.125). Après s’être intéressé au plan du livre et aux méthodes d’interprétation, C.C. passe au “marché d’Artémidore”: boissons, légumes, pains, viandes et salaisons, gâteaux et fruits, suivant un plan proche de celui d’Athénée et correspondant probablement à l’organisation des repas, avec comme mode de classement principal l’opposition atrophos / trophimos et parmi les saveurs le doux ou sucré (glukus), d’interprétation favorable en général. Largement conditionnée par les classes sociales et par les circonstances, l’interprétation des rêves semble parfois contraire si celles-ci sont différentes (p.160: “Le rêve d’une ville que l’on voit transformée en terre agricole “signifie la famine [limos] si on est en temps de prospérité, mais la prospérité en temps de famine““, en III, 62) de manière assez déconcertante pour nous. Dans l’ensemble, selon C. C., Oneiropolis[1] ne souffre pas de la faim.

Anne-Valérie Pont analyse les aspects sociaux et politiques de l’interprétation d’Artémidore: montrant qu’elle a peu de points communs avec ce que l’épigraphie nous révèle de la “vie civique” de son temps, elle se concentre sur la relation entre richesse et désir de devenir magistrat, “car le gouvernement de la cité est perçu comme venant renforcer la domination sociale” et “les coûts apparaissent en quelque sorte négligeables par rapport aux avantages, qui sont loin d’être uniquement symboliques, de ces positions”: les rêves des riches montrent en somme qu’ils craignent les procès et la dégradation possible de leur statut, et il est peu question des rêves des pauvres.

Nicole Belayche part de l’opposition entre le commun et le particulier (κοινά / ἴδια) pour analyser le “savoir religieux” d’Artémidore, se limitant volontairement à “la nature du savoir religieux que mobilise le praticien dans son activité”, sur arrière-fond d’une appréhension du songe comme “fabrication polymorphe de l’âme” bien différente de la vision dominante du rêve depuis Homère comme venant des dieux. Sa vision éclectique des mondes divins, ses “classifications vaguement teintées de philosophie” reviennent en fait au respect des institutions en place et des “panthéons des cités”, sans trace des débats religieux contemporains, et entraînent une conclusion opposée à celle de Dodds qui voyait le IIe siècle comme un “age of anxiety”.

Les statues, tel est l’objet de Francis Prost, à partir des positions de Pausanias et d’Artémidore, qu’il qualifie d’antinomiques: le Périégète propose “une lecture évolutive de la figuration du divin, et noue ainsi une relation étroite entre le monde de l’art et celui de la religion”, tandis que pour l’interprète des rêves la statue présentifie directement la divinité dans une dimension atemporelle. Tous deux évoquent une statue d’Hermès sous forme de phallus qui sert, si j’ose dire, de pierre de touche: “Chez Pausanias, la statue du dieu parle des hommes; chez Artémidore, elle ne paraît renvoyer qu’au dieu”, l’objet est chez lui réduit à sa valeur symbolique. Le “grand problème” d’identifier la figure divine vue en rêve amène les questions des attributs du dieu, des matériaux et de leur entretien[2], des différentes formes des dieux enfin, Athéna Erganè, Areia, Parthénos, ou Aphrodite Pandémos, Ourania, Pélagia, dont les grandes effigies cultuelles sont “le vecteur des dieux dans le monde des hommes”, dans une “symbiose sur laquelle se structure le fonctionnement religieux du paganisme grec”, avec des contradictions impliquant “l’ambivalence fondamentale des signes”.

La deuxième partie, sur la réception d’Artémidore, suit un plan chronologique et commence par la tradition arabe, avec Pierre Lory, islamologue, ce qui n’est pas paradoxal puisque le Moyen Âge ne connaissait plus le grec en Occident, alors qu’Artémidore a été traduit en arabe au milieu du IXe siècle par Hunayn ibn Ishâq, dans une tradition culturelle qui connaissait déjà largement l’oniromancie. L’”Artémidore arabe” a joué “un rôle considérable et discret”: radicalement inassimilable par la culture arabe, et pourtant nombre de ses interprétations demeurent.

Jean-Marie Flamand enchaîne par la redécouverte d’Artémidore à la Renaissance, avec Michel Apostolis qui a entièrement copié de sa main, à la demande du cardinal Bessarion, trois des huit manuscrits dont nous disposons, un autre témoin direct, un parchemin du XIe siècle ayant été acheté à Candie par le cardinal Lascaris. L’édition princeps par Asolano sort en 1518 de l’imprimerie d’Alde Manuce, permettant la diffusion du texte dans le monde savant, surtout chez les médecins. C’est d’ailleurs le médecin allemand Cornarius qui publia à Bâle la première traduction d’Artémidore, en latin, en 1539, reprise à Lyon en 1546 par Sébastien Gryphe. Suivirent des traductions en allemand, italien, français, version abrégée d’abord de Charles Fontaine d’après le latin, mais enfin en 1603 “la première véritable édition savante”, bilingue grecque et latine, par Nicolas Rigault, imprimée en “Grecs du Roy”, qualifiée de “couronnement de tout le parcours éditorial”.

Sous le titre énigmatique “Quitter Artémidore”, Claire Gantet commence son étude des traductions et usages de clés des songes dans le XVIIIe siècle en résumant l’histoire du texte au XVIe et XVIIe siècle, déjà vue dans le chapitre précédent, ce que les éditeurs du volume auraient peut-être pu éviter. Son étude du “profil très particulier” de la version allemande, publiée par l’apothicaire Ryff chez l’imprimeur Beck à Strasbourg, a l’intérêt de montrer le rôle des polémiques confessionnelles dans ce contexte: peu de temps après parut chez un autre imprimeur strasbourgeois, Samuel Emmel, une nouvelle traduction allemande précédée d’un traité du successeur de Luther Melanchthon, et ce texte “luthérien” fut réédité plus de vingt fois. Au XVIIIe s., le succès des clefs de songe se lia à celui des loteries à numéros illustrées, des jeux de hasard et des tarots.

Jacqueline Carroy pose la question de l’existence d’une “clé des songes catholique” au XIXe siècle avec La Vérité sur les songes d’une Bretonne, Marie Curo, texte “populaire” qui s’appuie implicitement sur la science contemporaine.

La célébrité d’Artémidore aujourd’hui tient surtout à l’analyse des rêves à caractère sexuel par Michel Foucault, à quoi s’attache Christophe Pébarthe, commençant prudemment par des remarques sur la disparité de l’œuvre du philosophe, malgré sa mort précoce. “Il s’agit de réfléchir à l’expérience de soi qui est impliquée lorsqu’un sujet est obligé de se reconnaître, ou se définir en dernière instance, comme sujet de désir, expérience qu’il analyse comme une vérité” (p.386), avant le paragraphe joliment intitulé “Artémidore, un art de vivre au Collège de France” (p.387-401). Pour Foucault, les quatre chapitres des Oneirocritica concernant des rêves sexuels sont “le seul document qui nous présente un tableau à peu près complet des actes sexuels, des relations sexuelles, réelles, possibles, imaginables, etc.” (p.392, citation de Foucault 2014, p.53), permettant de dire que “la valeur pronostique des rêves s’appuie sur une conception du rapport sexuel. Favorable, elle se déduit d’une initiative prise par un individu et de la contrainte imposée à un autre. Elle traduit le fait que la relation sexuelle est une réplique de la position sociale des protagonistes que Michel Foucault nomme “marquage social” (p.309), et “le rêve n’est-il pas le matériau privilégié, rêvé, pour engager une autre histoire sociale, une histoire sociologique?” (p.408).

John Scheid et Jesper Svenbro reviennent sur leurs interprétations d’Artémidore dans leurs travaux antérieurs[3], se situant “en marge de La Clé des songes” parce que c’est sous cette forme que Freud lisait Artémidore et y renvoie dans son livre[4]. Artémidore est mobilisé ici pour interpréter l’écriture rétrograde dans un rêve pour désigner la dérision, puis la métaphorisation du scripteur en père et l’écriture comme ses enfants (je simplifie), le rituel de tissage des Seize femmes en Élide en conclusion d’une guerre entre deux cités, le linceul tissé par Pénélope pour son beau-père Laërte, une peinture de vase du Louvre où une femme joue de deux instruments à la fois, signifiant l’harmonie du mariage ou d’une association: cela “aide à se familiariser avec une manière de penser […] qui n’est pas la nôtre” (p.422).

En “postface”, Gregor Weber présente une utile synthèse de l’ensemble (qu’il est inutile de résumer ici), puis une esquisse pour la recherche à venir: étudier “l’allégorisation, la métaphorisation et l’interprétation des mythes […] efficientes pour l’interprétation des rêves”, ainsi que les “questions de la médialité et de la rhétorique” et «le rôle et […] la fonction sociale des interprètes”.

Ouvrage intéressant pour tous ceux qui s’intéressent aux mentalités grecques de cette époque et à leur retentissement, travail collectif à suivre dans l’avenir. Un petit reproche toutefois, sur la bibliographie jointe à chaque article ce qui entraîne beaucoup de redites que l’on aurait pu éviter.

 

Authors and Titles

Avant-propos par Julien Du Bouchet et Christophe Chandezon

Divination vraie et fausse chez Artémidore par Julien Du Bouchet

Animaux, genre et classes sociales. Reflets du “socio-zoologie populaire” dans les Oneirokritika d’Artémidore par Cristiana Franco

Le sport dans les Oneirokritika d’Artémidore: songes et culture agonistique par Jean-Manuel Roubineau

Les nourritures du quotidien. L’aliimentation dans les Oneirokritika d’Artémidore par Christophe Chandezon

Les riches et le gouvernement de la cité d’après les rêves transmis par Artémidore de Daldis par Anne-Valérie Pont

Le savoir religieux d’Artémidore: entre commun (τὰ κοινά) et particulier (τὰ ἴδια) par Nicole Belayche

Artémidore et ses statues par Francis Prost

Artémidore dans la tradition onirocritique arabe par Pierre Lory

La redécouverte d’Artémidore à la Renaissance: pour une histoire du texte des Oneirokritika et de sa réception aux XVe et XVIe siècles par Jean-Marie Flamand

Quitter Artémidore? Traductions et usages des Clés des songes dans l’espace germanoiphone au XVIIIe siècle par Claire Gantet

Une clé des songes catholique au XIXe siècle? par Jacqueline Carroy

Rêver pour se connaître? Michel Foucault et l’interprétation sociologique d’Artémidore par Christophe Pébarthe

Réflexions en marge de La Clé des songes par John Scheid et Jesper Svenbro

Postface par Gregor Weber

 

Notes

[1] L’auteur reprend ici un joli mot de Pierre-Louis Malosse dans un autre volume dû à la même équipe (2014).

[2] Evoqué dans les vers par les verbes ekmassein, aleiphein, kathairein sans que l’on sache bien à quoi ils renvoient exactement (p.256).

[3] Surtout Phrasikleia. Anthropologie de la lecture de Svenbro (1988) et Le Métier de Zeus. Mythe du tissage dans le monde gréco-romain d’eux deux (1994).

[4] Par son propre titre de Traumdeutung (1926). Leur article commence par un commentaire sur Freud qui peut faire croire qu’il va s’agir de lui principalement. J’ai été un peu déçue que Freud ne soit pas abordé plus en profondeur dans le livre.