Le préhistorien qui aborde l’étude de l’histoire de la civilisation celtique est confronté à un double défi. Celui du sujet d’abord, les sources textuelles étant rares et pas toujours fiables et les sources matérielles, plus nombreuses certes, s’avérant souvent difficiles à interpréter. Le défi autrement plus insidieux du préconçu[1] ensuite, particulièrement foisonnant en l’occurrence, composé de romans nationaux et de représentations mythiques confuses dont il devra se méfier et qu’il devra déconstruire pour ses lecteurs.
Avec la récente étude d’Alexandre Bertaud sur les guerriers au contact issue d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l’Université de Bordeaux 3, nous nous avançons sur la terre ferme de la science: fort d’une solide expérience d’archéologue de terrain et s’appuyant sur une analyse détaillée des artefacts guerriers d’Europe occidentale — Espagne–Gaule[2] — déposés principalement dans des sépultures du IIIe s. –Ier s. ACN, soit La Tène B2–D2[3], l’auteur essaie de mettre en évidence les stratégies appliquées dans le combat, la place de l’arme, de la guerre et du guerrier dans les sociétés occidentales et les structures que le phénomène guerrier génère dans les sociétés de la fin de l’âge de Fer: “Les armes placées dans les tombes ont donc joué un rôle prépondérant dans l’organisation des sociétés du passé. Outre l’aspect élitaire de l’accès à la sépulture pérenne, la mise en évidence du domaine militaire dans les tombes permet de supposer que les armes structurent les rapports entre les individus au sein des communautés” (219)[4].
L’étude proprement dite est clairement structurée en trois parties. Après les notices liminaires traditionnelles, Remerciements, Préface, rédigée par Alexis Gorgues, et l’Introduction, on trouvera une 1re partie qui fixe les cadres de l’étude, une deuxième qui porte sur l’analyse détaillée des artefacts guerriers et une troisième qui présente une lecture interprétative de ces artefacts contextualisés. Les éléments conclusifs d’usage, Conclusion, Bibliographie et Tables des matières et des illustrations terminent l’ouvrage.
La 1re partie détermine d’abord le domaine ethno-géographique étudié, l’Espagne — Lusitaniens, Celtibères et Ibères — et la Gaule — Aquitains, Ligures, Gaulois — complété par deux civilisations exogènes, Rome — phénomène de la romanisation[5] — et Carthage. Ensuite, AB dresse un aperçu de l’état de la recherche en archéologie militaire en Europe occidentale laténienne. Il faut surtout retenir les études récentes qui portent une attention particulière aux contextes archéologiques et aux possibilités d’utilisation des armes. Pour le domaine gaulois, on peut citer la synthèse de Brunaux/Lambot (1987) pour le LT2 et surtout une série de monographies de Brunaux/Rapin (1988) sur les lances et les boucliers et de Lejars (1994) sur les fourreaux d’épée. À partir des années 2000, les archéologues se sont intéressés aux rapports entre guerre et religion, Brunaux (2003) ou guerre et société, Deyber (2009) et Quesada (2003).
La 2e partie sera entièrement consacrée à l’analyse des armes. Elle est fondée sur une banque de données compilées par l’auteur et constituée d’items décrits selon les règles de l’art et suffisamment contextualisés (83). Il serait souhaitable que l’auteur développe cette banque de données intéressante et utile en la complétant et en la faisant migrer vers un logiciel d’exploitation plus performant.
Le 1er chapitre donne un aperçu général sur les armes: l’armement offensif avec les épées laténiennes, répandues de l’Europe de l’Ouest à l’Europe de l’Est (88, fig. 2), d’utilisation mixte, de taille et d’estoc à LT moyenne; elles s’allongeront à LT finale et seront surtout utilisées de taille[6]; les épées de frontón, plus courtes, les falcatas courbes et à un tranchant, caractéristiques de la péninsule ibérique, les poignards bien attestés dans la Meseta, où ils servaient dans le combat corps à corps; les armes d’hast, lances (104) et javelots parmi lesquelles le soliferreum, entièrement en fer, attesté dans le Sud de la France et surtout en péninsule ibérique; l’armement défensif, représenté par des boucliers oblongs et circulaires, ces derniers utilisés surtout dans la péninsule ibérique, dans la Meseta, particulièrement efficaces dans le corps à corps, des armures, notamment des cottes de mailles et des casques (125), dont le type Port sera repris par les Romains (casque de type Weisenau[7]).
Dans le chapitre 2, l’auteur analyse les armes classées selon la région de découverte. Pour la Gaule, on peut retenir l’apparition au 1er s. ACN de l’umbo circulaire et la disparition de la spina et des orles métalliques sur les boucliers. Le guerrier gaulois craint désormais moins les coups de taille que les coups d’estoc, une spécialité du légionnaire romain. Il est par ailleurs rare de trouver des casques métalliques dans les tombes. Ceux qu’on trouve sont des casques d’apparat réservés aux officiers et symbolisant la richesse et le pouvoir de son porteur. Au 1er s. ACN apparaissent des casques plus simples du type Alésia réservés aux simples guerriers. Dans la société des oppida, les élites semblent chercher à se distinguer d’abord par leur puissance économique, moins par leur valeur guerrière.
Le 3e chapitre traite de la circulation des armes durant l’Âge de Fer. Le cas le plus emblématique est certainement celui du gladius hispaniensis (161–167), une arme d’estoc, mais aussi de taille utilisée par les légionnaires de l’époque républicaine et probablement fabriquée sur le modèle des épées laténiennes du centre de l’Espagne (Meseta)[8].
La dernière partie est consacrée à l’interprétation des artefacts trouvés lors des fouilles. Le premier chapitre porte sur les découvertes de type funéraire. Les armes sont souvent trouvées dans des sépultures marquées et pérennes, tumuli, enclos, tombes avec dépôt de char…, un signe clair de l’importance structurante de la guerre, du guerrier et des chefs de guerre à LT2: Horum omnium fortissimi sunt Belgae, propterea quod … proximique sunt Germanis, … quibuscum continenter bellum gerunt. Qua de causa Helvetii quoque reliquos Gallos virtute praecedunt, quod fere cotidianis proeliis cum Germanis contendunt. … (BG I, 1, 3-4[9])[10].
Le 2e chapitre traite des armes déposées ou trouvées hors contexte funéraire, dans des sanctuaires et des agglomérations. Les armes, parfois défonctionnalisées, déposées dans les sanctuaires, notamment celui de Gournay-sur-Aronde, ont plusieurs fonctions. Ce sont non seulement des offrandes aux dieux, offrandes qui célèbrent également les guerriers-donateurs, mais aussi des trophées exposés qui mettent en valeur la puissance militaire de la communauté. Dans les agglomérations, la signification de dépôts est parfois difficile à cerner. Les armes peuvent se rapporter évidemment à des épisodes guerriers, être le signe d’une société menacée ou fortement militarisée alors que des armes exposées célèbrent un chef de guerre ou une lignée aristocratique.
Le 3e chapitre analyse avec finesse la raréfaction des armes en contexte funéraire et dans les sanctuaires à partir du 2e s. ACN. Deux faits nous paraissent particulièrement pertinents pour expliquer ces mutations: l’apparition d’un phénomène de préurbanisation avec la construction des oppida[11], centres religieux, politiques et économiques et la première phase, guerrière, de la romanisation qui pour la Gaule p. ex débute en 125 ACN avec l’occupation de la Narbonnaise et se terminera avec la conquête de la Gaule entière par César en 51 ACN. La puissance économique supplante désormais la valeur guerrière et le guerrier gaulois ou celtibère tombé au combat repose à côté d’une épée romaine. D’une manière générale, la conquête romaine a induit une démilitarisation des sociétés laténiennes du 1er s. finissant.
Ce livre est d’abord un excellent ouvrage de synthèse sur l’archéologie guerrière de la préhistoire celte en Europe occidentale du IIIe –1 re s. ACN. Certes, il présente quelques défauts de structure. Ainsi, l’auteur aurait pu éviter des redites dans la deuxième partie en fusionnant les chapitres 1 et 2 (99–100/132, 115–116/133). On permettra au philologue d’exprimer un regret portant sur l’absence de l’Histoire dont l’auteur se méfie (15). Certes, depuis les recherches de Rambaud (19662), nous savons que César ne dit pas toujours la vérité. Il reste néanmoins un observateur fin et avisé de la société gauloise et lors de la lecture de cet ouvrage, nous avons relevé maintes correspondances entre les analyses de l’archéologue et le récit de César. C’est ainsi qu’à la fin de son étude (364), l’auteur souligne la pacification de la société gauloise révélée par les fouilles des archéologues; or, les textes césariens racontent la même histoire. Ainsi, la ville de Cenabum, l’actuelle Orléans, était remplie de citoyens romains qui commerçaient avec les Gaulois et qui se firent massacrer au début de la grande insurrection gauloise[12]. (BG VII 3,1) Et cette grande révolte lancée par le jeune Vercingétorix n’était pas du goût de l’aristocratie arverne et surtout de son l’oncle Gobannitio: on le chassa de l’oppidum, expellitur ex oppido Gergovia comme le note sèchement César dans son BG VII 4, 1-2. L’aristocratie était passée à autre chose et ne savait que faire de ce jeune exalté et de sa soldatesque. Elle voulait désormais la pax Romana, le commerce, l’enrichissement, la civilisation, la romanisation somme toute[13].
Mais dans l’ensemble, le livre remplit sa mission de guide pour l’archéologue par le nombre de sites et d’artefacts traités avec intelligence et soin et par l’abondante bibliographie qui accompagne les analyses. En raison de la grande vitalité des archéologies espagnole et française, portée elle par les travaux de l’INRAP, de telles synthèses sont devenues indispensables. L’auteur a également eu l’excellente idée de couvrir un vaste domaine géographique, ce qui lui permet de mettre en évidence le phénomène important de la circulation des armes durant LT2. Les résultats de l’analyse et de l’interprétation présentés dans la 3e partie, sans conteste la partie la plus intéressante de l’ouvrage, font apparaître les contours de la civilisation du LT2-3: une civilisation guerrière, violente, aristocratique, préurbanisée — les oppida — qui, en Gaule, à partir du IIe ACN, en partie sous l’influence de Rome, change profondément en devenant plus apaisée, commerçante (353), et après la dernière déflagration de la conquête Césarienne, gallo-romaine[14].
References
Bishop, M. C., J. C. Coulston 20132. Roman military equipment from the Punic Wars to the fall of Rome. Oxford: Oxbow Books.
Brunaux, J.-L. 2003. Guerre et religion en Gaule: essai d’anthropologie celtique. Paris: Errance.
Brunaux, J.-L., B. Lambot 1987. Guerre et armement chez les Gaulois: 450–52 av. J.-C. Paris: Errance.
Brunaux, J.-L., A. Rapin 1988. Gournay. II, Boucliers et lances, dépôts et trophées. Paris: Errance; Amiens: Revue archéologique de Picardie.
Buchsenschutz, O. (ed.) 2015. L’Historiographie. Définir l’identité celtique: Du mythe des origines à la recherche historique avant 1850. In: L’Europe celtique à l’âge du Fer. VIIIe–Ier siècle. Paris: PUF, 72–73.
Caesar, J. 2023. Bellum gallicum. Book VII. Christopher B. Krebs (ed.). Cambridge: CUP.
Deyber, A. 2009. Les Gaulois en guerre: stratégies, tactiques et techniques. Paris: Errance.
Faure, P., N. Tran & C. Virlouvet 2018. Rome, cité universelle: de César à Caracalla, 70 av. J.-C.-212 apr. J.-C. Paris: Belin.
Inglebert, H. sous la dir. de … & avec la collab. de P. Gros & G. Sauron 2005. Histoire de la civilisation romaine. Paris: PUF.
Lehoërff, A. 2022. Préhistoires d’Europe: de Néandertal à Vercingétorix, 40000–52 avant notre ère. Paris: Belin.
Lejars, T. 1994. Gournay III: le sanctuaire de Gournay-sur-Aronde et l’armement des Celtes de la Tène moyenne: Les fourreaux d’épée. Paris: Errance.
Quesada Sanz, F. 2003. La guerra en las comunidades ibéricas, c. 237–c. 195 a.c.: un modelo interpretativo. In: A. Morillo Cerdán, D. Hourcade, F. Cadiou (eds), Defensa y territorio en Hispania en los Escipiones a Augusto. León: Universidad de León/Madrid: Casa de Velázquez, 101–156.
Rambaud, M. 19662. L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César. Paris: Les Belles Lettres.
Sommer, M. 20212. Römische Geschichte: von den Anfängen bis zum Untergang. Stuttgart: Kröner.
Notes
[1] Cf. Buchsenschutz (2015, 70).
[2] Cf. la carte, p. 40.
[3] Pour un aperçu sur la chronologie de l’Âge de Fer, cf. Lehoërff (2022, 573); La Tène désormais (LT).
[4] Cf. également pp. 9–10, 15.
[5] Sur la romanisation, un concept complexe et multiforme, parfois contestée, cf. le bon aperçu donné par l’auteur (59–64); cf. également Sommer (20212, 450-456), Faure/Tran/Virlouvet (2018, 763-769) et surtout Inglebert (2015, 944-996).
[6] Cf. Brunaux/Lambot (1987, 120–121).
[7] Cf. Bishop/Coulston (20132, 101).
[8] Cf. Bishop/Coulston (20132, 54–56).
[9] Les plus courageux de ces trois peuples sont les Belges, … parce qu’ils sont les plus proches des Germains … avec qui ils sont continuellement en guerre. C’est pour la même raison que les Helvètes aussi surpassent en valeur guerrière les autres Gaulois: des combats presque quotidiens les mettent aux prises avec les Germains … (Traduction d’après L. A. Constans).
[10] Lehoërff (2022, 454–456).
[11] Sur les oppida, cf. Lehoërff (2022, 467–477).
[12] Cf. Caesar (2023, 124).
[13] Sur cette attitude des élites gauloises, cf. Inglebert (2005, 960–932).
[14] Rappelons qu’en péninsule ibérique, l’évolution sera plus lente, plus compliquée, mais non moins spectaculaire; cf. Sommer (20212, 477–480).