BMCR 2025.09.35

Hospitalité et régulation de l’altérité dans l’Antiquité méditerranéenne

, , Hospitalité et régulation de l'altérité dans l'Antiquité méditerranéenne. Scripta antiqua, 156. Bordeaux: Ausonius Éditions, 2022. Pp. 377. ISBN 9782356134769.

Le volume en question est la publication des actes d’un colloque qui s’est tenu à Lyon en septembre 2018, portant sur le thème de l’hospitalité dans la Méditerranée antique. En ces temps de crise migratoire exacerbée et de politiques d’accueil de plus en plus restrictives, l’hospitalité antique représente une sorte d’archétype et de contre-modèle à proposer. Cependant, et c’est l’objectif et l’intérêt majeur de ce volume, il est nécessaire de replacer les pratiques hospitalières anciennes dans une perspective historique, afin d’en comprendre toutes les facettes et les contradictions, sans en faire un modèle absolu hors du temps et du contexte géographique. C’est ce que font les éditeurs de cet ouvrage, en rassemblant des contributions qui analysent la pratique de l’hospitalité sur une longue période, de la Mésopotamie du IIe millénaire à l’Italie du Haut Moyen Âge.

Le volume suit une répartition par thème et se divise en quatre parties avec vingt contributions au total. Il s’agit principalement de textes en français, deux contributions en anglais et une en espagnol. Les trois axes thématiques abordés concernent les objets, les lieux et les comportements impliqués dans la mise en place de l’hospitalité aux époques anciennes. La structure du volume favorise une approche pluridisciplinaire du thème, en s’appuyant à la fois sur la culture matérielle, à la fois sur les textes littéraires et les sources écrites. En outre, la comparaison avec des contextes géographiques autres que la Méditerranée, et notamment avec l’Afrique, est particulièrement fructueuse, particulièrement en ce qui concerne l’étude de l’aspect matériel de l’hospitalité, qui est souvent difficile à analyser pour les historiens modernes et contemporains, à cause du manque de données.

En préambule, dans l’introduction, les éditeurs présentent leur conception de l’hospitalité en tant que processus qui se déroule dans le temps et dans l’espace. Ainsi, les textes qui composent le volume s’étalent sur un temps long, et couvrent des territoires multiples et une variété de pratiques. Le thème est abordé par une perspective sociale, qui se concentre sur les relations entre individus et groupes sociaux. Le recueil montre donc comment l’hospitalité est caractérisée dès son origine par une forme d’ambivalence, qui porte selon les contextes et les exigences politiques à ouvrir ou fermer la communauté face au nouveau venu. L’autre visage de l’hospitalité étant l’altérité, les pratiques hospitalières sont conçues comme un outil de régulation sociale. Lorsque les communautés sont confrontées à la rencontre avec un forme d’altérité – qui peut être incarnée par un individu ou par un groupe –, un déséquilibre se crée. Des moyens régulateurs sont alors mis en place pour rétablir l’équilibre ou reconstruire un nouvel équilibre. Dit autrement, l’hospitalité prévoit un ensemble de rites et normes qui, en assignant un statut maîtrisé à l’étranger, permettent de contrôler l’incertitude qu’il représente. Cette conception fondamentale de l’hospitalité est ensuite déclinée dans les différents chapitres selon les quatre axes thématiques décrits ci-dessus.

La première partie de l’ouvrage est consacrée aux lois et aux normes qui règlent l’accueil de l’étranger, selon différents points de vue : politique, social, religieux, juridique et diplomatique. Les contributions ici recueillies couvrent une longue durée et différents contextes géographiques, mais gardent des points d’analyse communs, à partir de la centralité de la nourriture au sein des pratiques hospitalières. Que ce soit en Mésopotamie ou chez les Celtes, le banquet constitue un moment fondamental de l’accueil (ou du non accueil) de l’hôte, jusqu’à devenir une forme d’exclusion de l’étranger chez les Juifs, en raison de règles rigides liées à leur alimentation. La prise en charge matérielle de l’hôte reste, cependant, une constante au fil du temps, tandis que la volonté de réduction de son altérité et d’assimilation disparaît peu à peu, pour laisser la place à des formes de rivalité déterminées par le contexte politique. On assiste progressivement à une codification des pratiques anciennes qui, avec l’avancée des siècles, deviennent des véritables normes. L’influence du christianisme dans ce processus est remarquable. Si le sacré joue un rôle fondamental dans la construction normative de l’accueil de l’hôte dès l’époque la plus ancienne, l’essor de la religion chrétienne porte à des nouvelles injonctions basées non tant sur le cérémonial d’accueil mais plutôt sur l’esprit de l’hôte, conduisant à une codification morale de l’hospitalité que l’on retrouvera à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge.

Les contributions qui constituent la deuxième partie du volume soulignent le rôle des acteurs et des actrices de l’hospitalité et leurs pratiques, individuelles et/ou collectives. Le lecteur est confronté à des figures stéréotypées qui constituent des modèles d’hôte, tant positifs – comme c’est le cas de Sthenius de Thermes – que négatifs – Verrès, quant à lui, est l’exemple du mauvais hôte. La responsabilité des acteurs se heurte aux contraintes imposées par le cérémonial de l’hospitalité, notamment chez les Romains, qui s’appuient sur l’hospitium pour asseoir leur pouvoir dans les provinces, tant sous une forme individuelle, en établissant des rapports d’hospitalité avec des notables étrangers, tant sous une forme collective, comme c’est le cas de l’hospitium militare à l’Antiquité tardive. Le rapport entre normes et pratiques est cerné grâce à l’analyse de la capacité des acteurs et, surtout, des actrices de l’hospitalité de contourner les normes et la possibilité de les adapter selon les contextes et les exigences. Les contributions montrent la marge de négociation qui existe entre contrainte et liberté dans l’exercice des pratiques hospitalières. Ceci est particulièrement évident dans le cas des catégories qui sont normalement exclues ou marginalisées par les sources, à savoir les femmes et les individus qui n’appartiennent pas aux élites civiques. La perspective de genre permet de mettre en avant le rôle des femmes, notamment de montrer comment elles arrivent à questionner la place qui leur est assignée au sein de la société en se ménageant une place tant comme accueillies que comme accueillantes.

Lorsqu’on force les normes de l’hospitalité, des heurts peuvent se produire. Dans le troisième chapitre, les auteurs se concentrent sur l’ambiguïté de la relation hospitalière. Les contributions recueillies dans cette partie de l’ouvrage portent sur des exemples de dérégulation, qui mène à des formes d’inhospitalité de la part des accueillants. Ceci advient notamment quand l’hospitalité devient une contrainte à accueillir un ennemi ou une menace potentielle. Face à cela, des outils sont mis en place pour défendre la communauté et pour rétablir l’ordre. Par exemple, dans la relation avec les élites barbares, les cités grecques sont amenées à trouver des stratégies pour contourner l’obligation de l’hospitalité, tout en ayant nécessité de garder un contact avec ces xenoi qui sont en même temps leurs informateurs. Le refus de l’hospitalité peut aussi être un recours vis-à-vis du pouvoir de Rome, comme cela advient dans le cas des notables des provinces d’Afrique et d’Asie. Cette perspective a le mérite de mettre davantage en évidence le degré d’initiative des acteurs de l’hospitalité et la nature contextuelle des normes.

Le dernier chapitre enrichit davantage l’analyse du phénomène hospitalière en se concentrant sur ses aspects matériaux dans une perspective comparatiste. Dans le but d’ancrer les pratiques de l’hospitalité dans leur dimension spatiale, les contributions de cette quatrième partie se concentrent sur les lieux et les objets caractérisant l’accueil des hôtes. Ainsi, le rôle régulateur de l’hospitalité se déploie dans des lieux physiques. Au sein des établissements d’accueil, ceci est matérialisé par la présence d’espaces interdits aux hôtes qui sont les recours matériels de la volonté d’intégration, marginalisation ou exclusion des étrangers au sein de la part de la communauté. En même temps, l’hospitalité donne elle-même forme à l’espace, par exemple par la construction des xenodochia, destinés aux étrangers de passage et construits dans des lieux stratégiques à ce fin, comme dans le cas de Bobbio en Italie du Nord. Les deux dernières contributions donnent une ouverture comparatiste au volume. La première porte sur les objets de l’hospitalité en Afrique subsaharienne aux périodes moderne et contemporaine, tout en soulignant l’importance de la culture matérielle dans la compréhension des phénomènes sociaux. En se concentrant sur l’expérience du voyage et de la mobilité à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge, le dernier article montre la nature purement relationnelle de l’hospitalité. Elle représente un moment de négociation de l’identité et du statut entre pairs qui conduit à la confrontation de différents groupes dans une tension entre altérité et intégration.

Bien que le thème de l’hospitalité ait été largement traité par la recherche sur l’Antiquité gréco-romaine, cet ouvrage trouve sa place dans le débat intellectuel actuel et présente des aspects novateurs intéressants. Sa plus grande force réside dans la richesse de ses contributions. En choisissant de traiter le thème principal selon de grands axes chronologiques et spatiaux, les éditeurs mettent en évidence des lignes de continuité à travers différentes périodes historiques et contextes chronologiques, à partir d’une conception commune de l’hospitalité qui est clairement présentée dans l’introduction. Nous regrettons que la perspective comparative avec d’autres époques historiques contemporaines et des contextes géographiques éloignés soit limitée à une seule contribution. Elle offre des pistes pour résoudre les problèmes épistémologiques posés par la rareté des sources et leur partialité dans l’Antiquité classique.

L’ouvrage a le mérite de montrer concrètement l’utilité de l’étude sociale des phénomènes qui ont caractérisé l’Antiquité classique pour comprendre leur influence sur les dynamiques historiques. Il rend également visible la contribution, au sein des processus historiques, de catégories marginales, habituellement silencieuses dans les sources historiques mais visibles à travers d’autres médias. C’est le cas, par exemple, des femmes, dont la visibilité dans ce volume reste liée à leur origine sociale, mais qui apparaissent clairement comme des actrices du phénomène de l’hospitalité, capables d’influencer la définition des pratiques d’accueil des étrangers et de jouer elles-mêmes un rôle de premier plan. En conclusion, ce volume rassemble un ensemble varié et cohérent de contributions sur les pratiques d’hospitalité, et démontre la pertinence d’une approche pluridisciplinaire du thème choisi, s’appuyant sur différents types de sources (textes, inscriptions, culture matérielle) et différentes méthodes d’investigation (histoire sociale et économique, épigraphie, archéologie).

 

Authors and Titles

Introduction, Claire Fauchon-Claudon & Marie-Adeline Le Guennec

 

Partie 1. Hospitalité et régulation : lois des hommes, lois des dieux

Accueillir l’étranger en Mésopotamie: mythe et réalité de l’intégration, Francis Joannès

L’accueil d’ambassades étrangères en Syrie et Mésopotamie à l’époque paléo-babylonienne, Pauline Leroy

De l’hospitalité en territoire “barbare” : pistes de réflexion autour d’une pratique celtique peu connue, Sandra Péré-Noguès

Les Sidoniens de Sichem, le Garizim, la xénia et Antiochos IV (175-164 a.C.), Gilles Gorre

Hospitalité et hiérarchies dans le judaïsme d’époque romaine, Maureen Attali

Louer l’hospitalité des évêques dans l’Antiquité tardive en Gaule : entre traditions et nouvelles exigences chrétiennes, Éric Morvillez

 

Partie 2. Acteurs et actrices de l’hospitalité: réguler les accueillis, réguler les accueillants

Les relations d’hospitalité entre aristocrates romains et notables locaux à la fin de la République dans le corpus cicéronien : valeurs et normes, Robinson Baudry

Sthenius de Thermes, hôte exemplaire des Romains dans la Sicile du Ier s. a.C., Élizabeth Deniaux

The hospitium militare: A Late Antique Overview, Sylvain Destephen

Femmes, hospitalité et évergétisme : l’humilité épigraphique, conséquence d’une régulation par le genre dans la Jérusalem tardo-antique?, Konstantin Klein

Hommes saints et femmes laïques : règles d’hospitalité et de piété dans l’Antiquité tardive au Proche-Orient, Marlena Whiting

 

Partie 3. Hospitalité et rencontre avec l’altérité : confrontations, négociations et contournements

S’informer et négocier auprès des Perses : l’impossible régulation par les cités des liens d’hospitalité entre Grecs et Perses d’après Xénophon, Marie Durnerin

Eadem condicione esset: una fórmula jurídica clave en los pactos de hospitalidad de Hispania, Paloma Balbín Chamorro

Sauve qui peut ! Ou comment (tenter de) contourner l’obligation de loger les officiels romains dans les provinces de l’empire, Nicola Zwingmann

Pouvoir, hospitalité et refus d’hospitalité dans les communautés chrétiennes au tournant du IIe s. p.C., Jonathan Cornillon

International Political Hospitality and Non-hospitality in Late Antiquity: High-profile Strangers between Asylum and Extradition, Ekaterina Nechaeva

 

Partie 4. La régulation de l’hospitalité dans sa matérialité : objets et lieux

Charité bien ordonnée : les établissements d’accueil et de soins de la fin de l’Antiquité en Orient, Pauline Piraud-Fournet

Hospitalité le long des routes dans l’Italie au haut Moyen Âge : un principe de régulation multiscalaire, Eleonora Destefanis

Expressions de l’hospitalité dans les arts de l’Afrique subsaharienne, Alexandre Girard-Muscagorry & Marie Perrier

Strangers on the way : hospitalité, identité et défis lors des voyages à la fin de l’Antiquité, Cristina Corsi