BMCR 2023.03.16

Between Byzantine men: desire, homosociality, and brotherhood in the Medieval empire

, Between Byzantine men: desire, homosociality, and brotherhood in the medieval empire. Routledge research in Byzantine studies. Abingdon; New York: Routledge, 2022. Pp. viii, 220. ISBN 9781351135238.

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Ce livre vise à discuter certains textes, épistolographiques, historiographiques et théologiques, d’un groupe précis d’intellectuels du Xe siècle à Byzance, afin de démontrer l’existence d’une littérature qui frôle l’homoérotisme. Son auteur spécule non seulement sur l’existence de sentiments et de pratiques homoérotiques et homosexuelles (fait incontestable pour toute société, ainsi que pour Byzance où ces pratiques ne sont traitées littérairement que lorsqu’elles, le plus souvent, s’affichent dans le contexte de l’invective), mais spécule aussi sur l’existence d’une littérature « homoérotique », ou plutôt des textes où s’infiltrent de forts sentiments homoérotiques. Il s’agit d’un défi courageux. Est-ce cependant un défi réussi ?

Voyons d’abord les contenus du livre, dont certains chapitres ont d’abord circulé en tant qu’articles indépendants. L’auteur commence son analyse par des lettres de Nicéphore Ouranos (no 44 et 26) et présente les cadres théoriques de sa recherche. Sa méthode consiste à proposer une lecture « reparative » des textes byzantins, à savoir une lecture qui, selon lui, relève dans les textes les instances érotiques et souligne leurs aspects positifs (p. 4). Il oppose cette lecture à celles qu’il appelle « teleological narratives that harmonize everything under the watchful eyes of canon and civil law and the diffuse ideals of behavior proper to men or andres » (p. 4), lectures qui étaient celles des savants modernes qui l’ont précédé. Il se sert, pour atteindre ce but, de l’analyse intertextuelle, étant donné que les auteurs de ces textes étaient très instruits (intertextualité signifie ici le dialogue, parfois très lointain, que ces auteurs instaurent principalement, toujours selon son analyse, avec la Bible, les pères cappadociens, l’œuvre de Platon ou l’Anthologie grecque).

Une série de suppositions conditionnent son analyse, dont certaines pourraient provoquer des réactions justifiées des lecteurs. L’affirmation selon laquelle « texts don’t just reflect reality, they also help make it » (p. 5) est acceptable en général, mais il est très réducteur de dire que les textes analysés provoquent « such things » (p. 5) chez leurs lecteurs, autrement dit incitent à l’homoérotisme. Le rapport entre littérature et réalité, surtout à propos d’une littérature comme celle de Byzance, est beaucoup plus complexe. La littérature crée une réalité qui reste livresque, non un récit qui agit de manière immédiate sur la réalité. Le contexte intertextuel est le premier moyen d’approcher le sens d’un texte, mais le contexte anthropologique et culturel plus large est aussi capital pour mesurer l’impact de la littérature dans une société donnée.  Ensuite, dire que « sex and desire were perceptibly prior to moral judgment and possessed no necessary meaning or significance » (p. 6), est raisonnable, mais les deux termes ne sont perçus et n’acquièrent une dimension culturelle que lorsqu’ils sont exprimés en paroles, autrement dit lorsqu’ils sont moralement ou culturellement évalués, sinon ils restent des instincts naturels sans que leur étude fasse partie de l’histoire. Enfin, faire la distinction entre discours négatif et discours positif par rapport à l’homoérotisme est une évidence, mais leurs frontières dans un et même texte sont assez poreuses. Si, selon Masterson, la Vie de Basile contient des allusions positives à l’homoérotisme regardant ce dernier, elle fustige en même temps en termes outrageux les prétendues pratiques (homo)sexuelles de Michel III. L’auteur achève l’introduction avec une revue très hâtive du droit civil et canonique concernant l’homosexualité.

Le premier chapitre (Eroticism and Desire in Epistolography) présente une série de lettres (sept au total) de quatre auteurs du Xe siècle (Constantin VII, Théodore de Cyzique, Théodore Daphnopate, Syméon Logothète) dans lesquels Masterson relève des indices de l’existence d’un désir homoérotique. Bien qu’il reconnaisse cependant que ces lettres font partie de l’image publique de leurs auteurs, il ne s’interroge pas vraiment sur l’usage ritualisé du vocabulaire de l’affection dans l’épistolographie byzantine, un aspect bien reconnu et étudié par la bibliographie spécialisée. Ce chapitre contient aussi une discussion sur la différence entre rêve et vision avec des renvois aux entrées de Souda, texte que l’auteur fait remonter à l’époque de Constantin VII mais que les études les plus récentes datent de la fin du Xe siècle.

Au deuxième chapitre (Histories of Masculine Beauty and Desire : the Case of Emperor Basil I), Masterson applique sa lecture reparative à une série de textes historiographiques qui concernent Basile Ier, le fondateur de la dynastie macédonienne. Il constate que l’historiographie insinue que Basile, en raison de sa beauté, était l’objet de désir et d’amour et que cela lui assura la promotion sociale. Il examine plus particulièrement cinq épisodes de la vie du futur empereur : a) sa participation à l’hétereia de Théophilitzès ; b) le domptage du cheval impérial ; c) l’épisode où Basile est fouetté ; d) la figure antagoniste de Basilikinos ; et e) la présence d’un aigle qui couvre Basile bébé avec ses ailes. Les analyses de Masterson dans ce chapitre sont pertinentes et peuvent générer de la nouveauté, malgré le fait que certaines de ses affirmations d’ordre philologique ne peuvent être acceptées (par ex. l’idée que Daphnopate fut l’auteur de la Continuation de Théophane a été abandonnée par la majorité des savants – au plus, on lui impute l’écriture seulement du livre VI de cet ensemble qui n’a aucun rapport avec Basile Ier), que certaines de ces interprétations d’épisodes ne sont pas convaincantes (le lien entre l’aigle protecteur et le rapt de Ganymède, ainsi que toutes les suppositions générées par l’auteur à propos de cet épisode) et que sa conclusion selon laquelle « the presentation of Basil recalls the conflict in Byzantine society around same-sex desire and the body; valuing coexisted with disdain and even legal or ecclesiastical sanction » (p. 16) est exagérée.

Le troisième chapitre (Framing the Brotherhoods of Emperor Basil I) examine les fraternisations rituelles (adelphopoiisis) que les textes attribuent à Basile (les textes pro-macédoniens avec Jean, le fils d’une riche veuve du Péloponnèse, et les textes du cercle de Logothète avec Nicholas, le prosmonarios de l’église de saint Diomède à Constantinople). Masterson décrit bien les textes, mais il ne s’interroge pas sur la raison de cette divergence entre textes pro- et contre-macédoniens. Il explore ensuite les connotations sexuelles des mots πήρα (besace) et ῥάβδος (baguette), objets que Basile tenait en main en se rendant à Constantinople et achève le chapitre avec une longue digression sur les prières concernant la fraternisation rituelle.

Dans le dernier chapitre (Revisiting the Bachelorhood of Emperor Basil II) l’auteur passe en revue les différentes théories concernant le célibat de Basile II, théories qui, en se fondant sur le témoignage de Psellos et d’Adamarus (un auteur franc), privilégient une explication morale (dégoût pour la vie dissolue d’avant et repentir), et en propose à son tour une autre, en se fondant sur la lecture d’une parabole contenue dans un discours éthique de Syméon le Nouveau Théologien, qui parle de la réconciliation d’un roi avec l’adepte d’un rebelle (ce dernier est évidemment le diable), une parabole emplie, selon lui, de « same-sex desire », car le roi et l’adepte du rebelle échangent des baisers et partagent le même lit (p. 170). Selon Masterson, qui minimise le sens théologique de la parabole, celle-ci “provides a reading of the desire of the emperor (Basile II) » (p. 180). Masterson va plus loin encore en affirmant que « the parable from Oratio Ethica 10 would have been read as commentary on the current emperor’s policies and sexual life » (p. 184). La fragilité d’une telle argumentation est évidente, car elle ignore d’abord l’érotisation du vocabulaire concernant les rapports entre Dieu et les hommes dans la mystique byzantine, mais aussi les différents rapports au corps qu’ont les Byzantins : toucher un corps, dormir à ses côtés, baiser un visage ou une bouche sont des gestes banals à Byzance et pas forcement érotiques. Il suffit de lire l’hagiographie.

La conclusion discute, comme nous l’avons dit plus haut, la lettre 29 de Nicéphore Ouranos dont Masterson considère, sans convaincre, qu’elle parle de l’adelphopoiisis et consacre des pages aux eunuques. Une bibliographie et un index général achèvent le livre.

La lecture de ce livre est à plusieurs égards instructive. L’auteur affirme d’un côté un désir légitime de contribuer à l’écriture de l’histoire de l’homoérotisme ou de l’homosexualité à Byzance et d’insérer ainsi l’étude de Byzance dans les débats modernes des gender studies. Son texte présente de l’autre côté les risques d’une telle entreprise lorsqu’elle ne se fonde pas sur une connaissance solide de la littérature et de la société byzantines. L’analyse que fait Masterson des lettres et des autres textes ne peut rester sans critique. Très souvent, l’auteur comprend mal les textes et en donne des traductions légèrement voire complètement fautives. A titre d’exemple : il traduit le début de la lettre B3 de Constantin VII : Οὐκ εἴσιν ἐμὰ τὰ γράμματα, μὰ τὴν σὴν ἀρετήν, ἀλλά τι σμικρὸν παπαδύλιον καὶ εὐτελὲς πρὸς τὴν τοιαύτην γραφὴν διηκόνησεν, comme « These things of mine are not a letter, by your virtue, but something small has done service, characteristic of a little priest and cheap » (p. 41), au lieu de traduire « l’écriture n’est pas la mienne (je le jure sur ta vertu), mais celle d’un petit prêtre insignifiant et sans valeur qui m’a servi de scribe » ; dans la réponse de Théodore de Cyzique le terme ἀνθοσμίας est traduit comme « the present scent of flowers » (p. 48), alors qu’il est clair qu’il s’agit d’un adjectif accompagnant le mot οἶνος (sous-entendu ici), la phrase signifie donc « le vin embaumé ». De telles lectures erronées abondent dans les traductions de Masterson et ce n’est pas ici le lieu d’en faire le catalogue. Le lecteur est invité à traiter ces traductions avec méfiance. Masterson comprend souvent certains mots avec le sens qui est donné dans les dictionnaires, mais qui n’est pas le sens correct dans un contexte précis : par ex. le mot πόρνος dans le poème de Syméon le Nouveau Théologien ne signifie pas « male prostitute » (p. 177), mais « fornicateur ». De même, il recourt parfois à des acrobaties hasardeuses pour découvrir un sens homoérotique derrière des termes apparemment neutres, comme par ex., lorsqu’il relève un tel sens dans le terme paideia, car ce mot est lié au mot pais qui signale un objet de désir sexuel (sic ! p. 2). Enfin, les efforts de l’auteur à relever dans une longue série de termes des sous-entendus homoérotiques (θάλλω, στρέφω, (συν)ευφραίνομαι, (ἀνα)βιβάζω, (συμ)πλέκω etc.) conduit l’analyse intertextuelle aux limites du bon sens. Cette traque acharnée à des allusions homosexuelles affaiblit considérablement l’effort de l‘auteur de réhabiliter les vrais sentiments homoérotiques à Byzance.  Le trop- ou le tout-érotique occulte les réelles insinuations sexuelles que les textes pourraient contenir.

En guise d’autre critique et puisque Masterson aime les comparaisons avec le présent, étant donné qu’il cite l’exemple d’un prêtre argentin, défroqué à cause de ses activités homosexuelles par les responsables de l’Eglise catholique mais soutenu par son troupeau en raison de son activité philanthropique (p. 9-11),—un exemple d’ailleurs dépourvu de son contexte sociopolitique (tension entre magistrats officiels et clergé local dans le catholicisme sud-américain etc.)—, nous lui rappellerons le fameux baiser sur la bouche entre le dirigeant soviétique Leonid Brejnev et le chef de l’Allemagne de l’Est Éric Honecker à Berlin en 1979. Une lecture reparative de celle que Masterson applique à Byzance voudrait voir derrière ce geste le désir homoérotique qui couvait au sommet du pouvoir communiste, manifestant une culture d’élite qui autoriserait aux dirigeants, avec, dans ce cas, la complicité des photographes initiés (à Byzance ce seraient les créateurs d’images littéraires), ce qui a été interdit par les lois au peuple. Une interprétation « reparative » des gestes et des textes sans connaître le contexte socioculturel et sans interprétation correcte des actes symboliques (comme le baiser et les gestes d’affection publique), sans connaissance profonde de la langue qui enveloppe ces actes, est un exercice de fiction et non d’histoire.

Ce livre ambitionne d’offrir « a documentation of same-sex desire in history » (p. 4), mais nous dirions, en co-signant une affirmation de l’auteur, que « there is no need for a liberatory (et nous ajouterons reparative) discourse to release Byzantine masculine homoeroticism from oppression » (p. 11) ; ce qui est le plus important est de le libérer de certaines obsessions de savants modernes. Une lecture vraiment reparative serait de comprendre en profondeur, sans partis pris, les manières littéraires d’exprimer affection et amour à Byzance. Malgré ces objections, le lecteur de ce livre profitera de plusieurs remarques astucieuses de l’auteur (à propos de l’érotisation de la figure de Basile Ier) et il deviendra plus sensible au besoin d’appliquer aux textes byzantins des lectures intertextuelles.