BMCR 2020.06.22

Pouvoir imperial et vertus philosophiques: l’évolution de la figure du bon prince sous le Haut-Empire

, Pouvoir imperial et vertus philosophiques: l'évolution de la figure du bon prince sous le Haut-Empire. Impact of empire. Roman Empire, c. 200 B.C.-A.D. 476, volume 31. Leiden; Boston: Brill, 2019. viii, 525 p.. ISBN 9789004379381. €59,00.

Ce livre de 525 pages dont une bibliographie de 45 pages et un index thématique de 10 pages met en valeur l’histoire des vertus du prince sous le Haut-Empire. Les problématiques politico-philosophiques et « idéologiques », la conception et la perception qu’en avaient les « intellectuels », l’aristocratie et plus largement l’« opinion publique »—notions que définit Gangloff—sont également abordées pour comprendre les rapports qui se tissent entre les vertus princières, leur diffusion et leur réception au sein de l’élite de la société. L’étude chronologique permet de comprendre comment la figure du ciuilisprinceps s’est construite par étapes. L’étude « des Julio-Claudiens : du gouvernement des vertus à la gestion des passions » avec l’échec de Sénèque est suivie d’un chapitre consacré à « Musonius, Épictète et le pouvoir impérial ». La « communication symbolique et nouveaux modèles politiques pour les premiers Antonins » est l’occasion de montrer l’élaboration de nouveaux discours sur le pouvoir qui oscille entre le prince républicain invoqué par Pline le Jeune et la figure du bon roi par Dion de Pruse. Le chapitre sur « Marc-Aurèle et la mémoire d’Antonin le Pieux, prince modèle » souligne que Marc-Aurèle a pensé la compatibilité de l’exercice du pouvoir impérial avec la sagesse au sens stoïcien. « Les Sévères et la tradition des discours de conseils au prince » montre le décalage entre ce qu’attendent les élites grecques et orientales et la formulation d’un pouvoir impérial gréco-romain dont les origines sont à chercher dans la tradition antonine. Enfin, le chapitre sur « les vertus de l’empereur dans la tradition épidictique grecque : l’émergence d’une sacralité (fin du IIe-fin du IIIe siècle) » clôt l’ouvrage en montrant que les basilikoi logoi construisent un discours sur la royauté et les vertus impériales.

Gangloff propose une étude sur la constitution et l’évolution d’un idéal du pouvoir sous le principat en étudiant notamment les vertus impériales et en s’intéressant plus particulièrement à celles qui proposent une conception philosophique dans les « miroirs aux princes » et dans les basilikoi logoi (discours d’éloge). C’est sur la base des mores maiorum aristocratiques que s’est construite la figure du princeps, mais cette figure intègre des vertus dont le nombre n’est pas figé. Sénèque est le premier penseur politique du principat et le premier conseiller qui, à Rome, a su concilier carrière des honneurs et formation d’une pensée philosophique dont l’objectif est de former le bon prince. Héritier de la pensée élitaire sénatoriale qui a formulé en termes de vertus morales la philosophie politique, il construit un projet politique associant le prince et l’aristocratie. Puisque dès Caligula une partie importante de l’opposition sous les traits de Julius Canus est menée par les stoïciens, Néron a tout intérêt à avoir Sénèque comme conseiller. Composée par Sénèque, l’oratio principis de Néron devant le Sénat garantit le pacte politique et idéologique entre le prince et la curie tout en affirmant le rôle de l’amicus principis que l’on retrouve dans le traité inachevé de clementia où les termes de rex et de regnum entérinent la fin de l’illusion d’un retour au modèle républicain. Sénèque veut en outre faire de Néron le créateur de ses propres qualités : le terme clementia qui apparaît 46 fois dans le traité du même nom est la première cooccurrence de uirtus. La clementia d’où découlent toutes les vertus permet un pouvoir raisonné et raisonnable du princeps, une nobilis seruitus. Le refus par Thrasea Paetus de la clementia principis à laquelle il oppose la clementia publica lors de l’affaire Antistius Sosianus montre que Sénèque a échoué à convaincre les plus conservateurs des sénateurs parce qu’il plaçait la clementia, la securitas et la salus avant la libertas. Si un Thrasea Paetus ou un Helvidius Priscus souhaitent défendre des mores maiorum en s’appuyant sur l’austeritas stoïcienne afin de réactiver la res publica républicaine, a contrario, Musonius Rufus apparait comme moins austère dans la Diatribe VIII sur Les rois, eux aussi, doivent philosopher où il montre bien que s’il existe une prouidentia principis sur le modèle de la prouidentia deorum, elles ne se confondent pas, ce qui légitime l’apprentissage de la philosophie par les rois.

Épictète, Artémidore, Pline le Jeune, Athénodote, Fronton et Iunius Rusticus constituent la chaîne qui relie Musonius à Marc-Aurèle. Pourtant, il ne faut pas faire d’Épictète un philosophe stoïcien qui proposa un modèle du bon roi. S’il n’est pas hostile à la royauté il tient à marquer ses distances avec le pouvoir royal comme le relève (p. 128, 22 références à βασιλεύς, 31 à τύραννος et 36 à καῖσαρ dans les Entretiens). Ces références montrent qu’Épictète n’a pas construit un portrait du bon roi dont il se méfiait des possibles penchants pour la tyrannie. Quelques années après la rédaction du Premier discours sur la Royauté de Dion de Pruse et du Panégyrique de Trajan, tous les philosophes ne convergent pas vers une image idéalisée du prince en monarque. Pourtant, le Panégyrique de Trajan par Pline le Jeune montre que le princeps doit redéfinir ses relations avec le Sénat, l’armée et Jupiter, parce que Domitien avait perverti le lien qui l’unissait à ces trois instances. Comme Pline, Dion de Pruse défend, dans son Premier discours sur la royauté, l’idée d’un prince fort et populaire aussi bien auprès du peuple que de l’armée, ce que Tacite, Histoires, I, 15-16, définit par l’adoption du meilleur « au sens du plus noble et du plus vertueux » (p. 155).

L’avènement de Trajan constitue un temps de compromis entre empereur, Sénat et « intellectuels » qui acceptent la libertas que leur offre le prince et l’obsequium qui lui est dû. Le Panégyrique présente Trajan comme un prince républicain qui s’appuie sur le Sénat, en scénarisant une rhétorique en miroir qui met en valeur les qualités du prince qui à son tour met en valeur celles du Sénat. Ainsi, Gangloff relève, dans le Panégyrique, quarante-six vertus morales qu’elle a classées en vertus philosophiques, républicaines, royales, individuelles et sociales (p. 184-186) en montrant que Pline accorde une place centrale à l’institution sénatoriale contrepoint rhétorique de la figure impériale (p. 197). Pline ne cède pas à une soumission aveugle au pouvoir impérial et continue à penser qu’un équilibre est possible selon une sorte de dyarchie. C’est peut-être ce à quoi ne croit pas Dion de Pruse. Le Premier discours sur la royauté, prononcé devant Trajan en 100 et avant la gratiarum actio de Pline, défend l’idée du bon roi qui, comme Héraclès, choisit la bonne voie entre royauté et tyrannie. Le roi ne peut être bon que s’il est bien conseillé et bien éduqué et qu’il exerce la justice, la philanthropie et la piété. Si Pline défend un point de vue institutionnel, Dion développe un argumentaire philosophique syncrétique où l’on retrouve aussi bien les philosophes et les poètes de Socrate aux Cyniques et aux Stoïciens. Désormais, comme le proposait Musonius Rufus, Plutarque et Dion de Pruse le roi doit être bien éduqué (pepaideumenos), à l’instar d’Hadrien qui apparaît ainsi comme le prince cultivé qui était attendu.

Dans le chapitre 4, Gangloff discute l’idée du modèle que constitue Antonin dans les Écrits pour lui-même de Marc-Aurèle, en montrant la fonction de « modèle vivant » qu’Antonin occupe dans l’exercice d’ascèse, selon deux principes : on devient sage en imitant activement un modèle concret ; cette sagesse ne perdure que si on réactive le souvenir de ce modèle. Si l’éloge d’Antonin par Marc-Aurèle n’a l’« emphase rhétorique » du Panégyrique  (p. 267), il insiste sur le souci d’avoir un corps résistant, une santé constante, un courage philosophique plus que guerrier, être pieux et sans orgueil afin de gérer les affaires publiques et personnelles comme un priuatus dont l’élévation morale rend ses actes bons. Pour autant, le modèle politique n’est pas clair. Si la tyrannie est présentée comme une forme mortifère du politique, il n’est pas acquis que « Marc Aurèle évoque […] la possibilité d’un principat idéal défini comme une royauté démocratique » (p. 279). Le caractère dynastique rattache chaque empereur à son prédécesseur et au fondateur de la dynastie qui lui-même était placé dans une perspective d’imitatio Augusti. Si la pietas Augusti impose à partir d’Hadrien de renforcer la domus Augusta, Antonin la renforce en la caractérisant de manière filiale envers son père adoptif et prédécesseur. Marc-Aurèle fera de même en prenant le nom d’Antoninus s’inscrivant donc bien dans une mémoire dynastique continue. Peut-on dire que Marc-Aurèle réussit à résoudre la contradiction du philosophe-roi, alors que le Sénat ne concevait le princeps que comme ciuilis?

Le chapitre 5 analyse la formation d’une tradition de discours de conseils aux princes en s’appuyant sur le livre V de la Vie d’Apollonios de Tyane par Philostrate et le livre LII de la ᾿Ρωμαïκὴ ἱστορία où Cassius Dion place le débat entre Mécène et Agrippa. Pourquoi de tels débats ? S’agit-il de vanter un éventuel retour à la République, une constitution mixte ou montrer que seul un princeps ciuilis peut éviter la tyrannie ? Gangloff défend l’idée de « débats » biaisés chez Philostrate et Cassius Dion, car la question entre régime monarchique et régime démocratique est tranchée. Ce qui est certain chez Cassius Dion, c’est que le bon prince doit être entouré et conseillé, mais aussi attentif au maintien des prérogatives sénatoriales et éviter une dérive militariste comme celle qui s’est engagée avec Septime Sévère et Caracalla. Le discours de Mécène est certes le moyen de rappeler que le prince est sacro-saint, providentiel et l’ultime recours y compris sur le plan juridictionnel, mais c’est aussi l’occasion de rappeler le rôle du Sénat qui est envisagé comme un conseil avec du pouvoir et une dignitas qui n’est pas que « symbolique » (p. 345). Si le bon prince doit être à la fois un chef militaire absolu et un artisan de la paix, pacator orbis et fundator pacis, la Vie d’Apollonios de Tyane s’intéresse peu à ces aspects et insiste plutôt sur la modestie nécessaire du prince qui n’a pas besoin d’être un roi-philosophe pour bien gouverner son empire mais doit être conseillé par le philosophe qui surpasse en sagesse tous les hommes. Il reprend ici ce que développait Dion de Pruse dans son quatrième Discours sur la royauté.

Dans un dernier chapitre consacré à la tradition épidictique grecque Gangloff souligne le rôle de l’éloge rhétorique dans la diffusion de la figure du bon empereur. L’Onomastikon de Pollux qui se présente comme un dictionnaire de synonymes est intéressant dans la mesure où il est l’œuvre d’un « spécialiste de l’éloge aux princes » (p. 401) qui offre une liste du vocabulaire de l’éloge du bon roi à laquelle succède une liste des blâmes caractéristiques du tyran. Si l’éloge et le blâme obéissent à un substrat stoïcien chez Pollux, ils sont construits avec un vocabulaire que l’on trouve chez Homère, Platon et Xénophon faisant du discours de l’éloge un cadre qui puise ses références dans le lexique politique grec traditionnel. Chez Ménandre le rhéteur sur onze topiques les qualités militaires, l’éducation et les vertus philosophiques « appliquées » définissent le bon prince (p. 423) et contribuent à la stabilité dynastique et cosmologique de la Felicitas Temporum. Avec la fin de la dynastie des Sévères, l’instabilité politique et militaire avait empêché toute politique dynastique. La Tétrarchie avait cherché sans succès durable l’association des Augustes et des Césars pour trouver une stabilité successorale sur la base des qualités militaires puis politiques. L’Εἰς βασιλέα du pseudo-Aelius Aristide renoue avec l’idée du ciuilis princepsdont le destinataire est Philippe l’Arabe selon Gangloff qui appuie sa démonstration sur des arguments contextuels, de structure de l’œuvre et de contenu des vertus. L’éloge insiste sur la felicitas temporum avec les thèmes de la tranquillitas(ἡσυχία), de la laetitia et de la securitas. Le Millenium romain pouvait être célébré sous les meilleurs auspices, puisque ce roi aristocratique était protégé par la πρόνοια et la τύχη.