Les commentaires du canon des dix orateurs athéniens ont vu leur nombre grandement augmenter ces trente dernières années, grâce à plusieurs spécialistes tels que Douglas M. MacDowell, Michael Gagarin, Christopher Carey ou Stephen C. Todd. Les éditions des Belles Lettres, profitant de leur tradition d’édition de textes grecs avec la « collection Budé », se sont également lancées dans une vaste entreprise de commentaires, au-delà même des orateurs, avec la collection « Commentario », qui a l’avantage de s’adresser à un public francophone. Trois discours de Lysias y ont notamment déjà été publiés.
Le livre de Daix et Fernandez réunit les discours de Démosthène Contre Aphobos I et II (la réplique), prononcés lors de l’action intentée par Démosthène à sa majorité contre l’un de ses tuteurs, et le discours Contre Midias, après la violence dont a fait preuve Midias à l’égard de Démosthène alors qu’il était chorège. Une telle juxtaposition peut surprendre : distants d’une vingtaine d’années, ces discours relèvent de deux catégories différentes d’actions judiciaires (civile et publique). Les auteurs s’en justifient dès le début de leur introduction (VIII-IX), en expliquant qu’ils ont centré la focale sur le personnage de Démosthène et plus particulièrement le début de sa carrière : les deux discours Contre Aphobos détaillent sa jeunesse et le discours Contre Midias permettrait d’« introduire la position de Démosthène face aux menées macédoniennes » (IX), pour ouvrir sur le reste de ses œuvres politiques. Ce prétexte semble un peu léger compte tenu des nombreux discours politiques et harangues de Démosthène antérieurs au Contre Midias, mais, quelle qu’en soit la raison, nous ne pouvons que nous réjouir de la parution d’un commentaire aussi fourni pour ces trois plaidoiries.
À noter que les auteurs suivent l’interprétation formulée par Harris à partir d’Erbse selon laquelle le discours Contre Midias a bien été prononcé, 1 en l’enrichissant de nouveaux arguments (144-152) : comme l’affirment Eschine et Plutarque, Démosthène a bien accepté les trente mines proposées par Midias, mais seulement avant la deuxième phase de l’audience, celle de l’estimation de la peine, qui ne peut survenir que s’il y a eu condamnation au préalable. La plaidoirie connue aujourd’hui n’est donc pas seulement un brouillon inachevé (comme le pensent ceux qui voient Démosthène abandonner les poursuites avant le procès), mais le discours prononcé lors de la première phase du procès.
L’ouvrage se veut précis et utile pour des chercheurs confirmés : si l’apparat critique est limité à quelques notes philologiques en fin de volume, les différents points abordés sont analysés en profondeur et appuyés par des références détaillées, dans des notes parfois longues. Les propositions des éditeurs et commentateurs précédents sont présentées et débattues. Des tableaux sur la fortune de Démosthène (p. 2-3) et la généalogie de l’orateur (6), qui cherche à préciser les dates de naissance mais aussi de mariage, seront toujours utiles, même pour les plus érudits. Des notes grammaticales très poussées sont fournies en fin d’ouvrage.
Mais les auteurs ont également cherché à s’ouvrir à un public plus large. En effet, l’ample introduction (105 pages) expose notamment en détail le fonctionnement de la société et de la démocratie athéniennes dans leur ensemble (XXXIX-LXXXVII), formant à ce sujet une sorte de manuel, ainsi que le système judiciaire athénien (LXXXVIII-CVIII), préalable indispensable à tout néophyte. Les commentaires sont certes organisés de manière classique (en suivant l’ordre des paragraphes), mais toujours agrémentés de titres et sous-titres pour mieux suivre l’argumentation ainsi que de courtes introductions dédiées à certains groupes de paragraphes. De plus, dans les parties en français (introduction, commentaire), les mots mentionnés sont à la fois translittérés et retranscrits en alphabet grec. En outre, une annexe sur le vocabulaire judiciaire (annexe 2) peut former une sorte de glossaire, même si les termes ne sont, dans ce cas, malheureusement pas translittérés, et des annexes thématiques sur le calendrier attique (annexe 3) ou l’organisation de triérarchies (6) offrent de rapides mises au point. Il convient de signaler l’annexe sur les monnaies à Athènes (4), qui propose très utilement une correspondance avec le coût de la vie actuelle pour souligner l’ordre de grandeur des dépenses évoquées. Dernier point, et non des moindres, le prix peu élevé (27 €) malgré la somme impressionnante (plus de 750 pages) rend accessible le livre à toutes les bourses.
L’édition est en grande partie fondée sur les textes établis par Louis Gernet et Jean Humbert (corrigés à partir des éditions de MacDowell et Dilts), que les auteurs annoncent avoir entièrement contrôlés (CIX). Seule exception dans le Contre Midias : les documents (témoignages, lois, et même oracles), considérés comme ajoutés a posteriori à la suite de la démonstration de MacDowell,2 ne sont pas insérés dans le texte mais placés dans la première annexe. Cette solution, dont le principe a déjà été appliqué par Harvey Yunis dans son édition du discours Sur la couronne, présente l’avantage de respecter la forme du plaidoyer tel qu’on l’accepte aujourd’hui tout en fournissant tout de même la possibilité de consulter ces documents. La traduction, nouvelle, vise à s’approcher au plus près du texte grec, en reprenant la plupart des structures de phrase et des formulations. L’initiative est louable : il sera ainsi plus facile de passer du français au grec, et inversement, même si la lecture se révèle parfois légèrement déroutante.
La partie « commentaire » est tout à fait impressionnante et donne une valeur considérable à l’ouvrage. En effet, elle dépasse régulièrement la stricte compréhension d’une citation, pour approfondir un sujet sur plusieurs pages, voire une dizaine dans certains cas, en utilisant des passages provenant de tout le discours concerné (voire de la réplique pour le Contre Aphobos). Par exemple, l’imprécision des chiffres donnés par Démosthène au sujet de la fortune gérée par ses tuteurs, détaillée à propos du § 6 (52-61), reprend l’ensemble des calculs proposés dans tout le discours. De même, l’ hubris de Midias donne lieu à un examen de la notion qui dépasse largement l’affaire elle-même (265-276). Ces analyses, qui font le bilan des thèmes traités, donnent à quelques reprises l’impression d’être de véritables études scientifiques. Les ouvrages et articles critiques existants sont d’ailleurs cités et discutés, parfois longuement, comme par exemple les hypothèses de Badian ou de Harris concernant l’omission de Midias dans le deuxième Contre Aphobos (135-137) ou le débat sur la présentation anticipée des arguments de l’adversaire, pour lequel une interprétation pertinente est proposée (296-302), peu avant une comparaison intéressante entre Démosthène et Théognis dans leur critique des gens fortunés (318- 326).
Contrepartie négative, le livre ne se prête pas toujours à une utilisation en tant que commentaire classique (par la consultation de la section qui intéresse le lecteur), mais implique dans certains cas (heureusement peu nombreux) la lecture complète des pages consacrées à l’un des discours. Ainsi, pour prendre du recul sur la formule de Démosthène demandant la peine de mort contre Midias exprimée au § 118 (commenté p. 367-368), il faut en fait avoir lu les observations données à propos du § 12, soit quatre-vingts pages auparavant (281-285), ou attendre celles du § 201, soixante pages plus loin (429-430), sans aucun renvoi à ces développements dans l’analyse du § 118. Il en va de même quand la demande est réitérée aux § 49 (p. 309-311), 70 (327), 92 (351), 130 (374-375) et 182 (420-421).
Cet aspect problématique est renforcé par les notes grammaticales et philologiques fournies en fin d’ouvrage de manière séparée : il faut finalement se référer à trois endroits différents du livre pour étudier un seul passage. On regrettera en particulier que certaines fines analyses grammaticales ne soient pas mises au service de la démonstration générale présente en commentaire, du fait du cloisonnement occasionné, à l’image des réflexions sur l’hendiadys (figure rhétorique qui dissocie une expression unique en deux noms coordonnés) qui débute le Contre Midias (475).
De même, les références bibliographiques, formalisées avec le système anglo-saxon, sont éclatées dans la bibliographie en plusieurs catégories, qui rendent plus compliquée la recherche d’un ouvrage à partir du commentaire. Enfin, index des sources et index des noms sont fondus en une seule liste, ce qui est fort dommageable. Surtout, en ce qui concerne les sources, les paragraphes précis des citations examinées dans le corps du texte ne sont pas indiqués dans l’index : il faut ainsi passer en revue tous les renvois à un discours pour retrouver le commentaire d’un passage. L’index en devient alors inexploitable.
Du point de vue du fond, très peu de points peuvent être remis en cause. On signalera, dans l’introduction générale, l’étude de ce qui rend le style de Démosthène « sublime » (XXII-XXXVIII), qui pose question : devoir en faire la « preuve par trois » en affirmant notamment que, « quelle que soit la distance qui nous sépare de son auteur, jamais un discours de Démosthène ne nous laisse indifférent, mais nous vibrons au contraire et croyons voir l’orateur en action sous nos yeux, comme si nous y étions » (XXIX-XXX) est surprenant dans un ouvrage scientifique.
L’ensemble de la partie sur la société et la démocratie dans l’Athènes classique, au sein de l’introduction, laisse de même une impression mitigée car plusieurs remarques sont approximatives. Par exemple, il n’est pas vraiment faux de dire « la démocratie est instaurée par les réformes de Clisthène, en 507 av. J.-C. » (LXIII, voir aussi 392), mais on attendrait une distinction plus fine pour faire place à l’isonomie. La partie sur l’Assemblée n’est qu’un résumé de l’ouvrage d’Hansen en 1991 (fruit de ses travaux pendant les années 1980), sans prendre en considération les avancées de la recherche qui ont eu lieu ensuite. Le reproche principal tient ainsi à l’ancienneté de la bibliographie. Par exemple, les références concernant l’organisation de la famille (XXXIX-XLIV), dont le statut des femmes libres, ne dépassent pas 2004, alors que l’histoire des femmes et du genre a été profondément renouvelée depuis une vingtaine d’années.
Enfin, très peu de coquilles ont pu être repérées, ce qui est d’autant plus remarquable au vu de l’ampleur de l’ouvrage (voir par exemple « Deuxième Olynthienne (I) », XIX). La bibliographie aurait cependant pu être mieux relue. On notera, sans prétendre à l’exhaustivité, « Philipps » à la place de David « Phillips » (613, qui reprend une erreur située LIX), « Murray » placé avant « Murphy » (611) tout comme Thomsen avant Thémélis (617), un tiret en trop à « Pauline Schmitt Pantel » (598), des accents parfois oubliés sur les majuscules alors qu’il est par ailleurs choisi de les faire figurer (« Economie » et « Editions », 604), certains prénoms non détaillés d’auteurs alors que le deuxième prénom est pourtant souvent fourni (606 ou 613), un « in » qui n’est pas en italique (607, sans parler de la virgule auparavant qui manque ici comme souvent), un auteur qui n’est pas en capitales d’imprimerie (611).
En bref, un bel ouvrage d’érudition particulièrement utile aux chercheurs français mais aussi étrangers, d’autant plus qu’il fait l’effort de ne pas se fermer à un public plus large, même s’il aurait tiré profit d’une organisation un peu mieux pensée et, à quelques occasions, d’un regard davantage historien. Nous ne pouvons qu’attendre avec intérêt le commentaire par les deux mêmes auteurs du discours de Démosthène Sur les forfaitures de l’ambassade prévu pour 2021.
Notes
1. Hartmut Erbse, « Über die Midiana des Demosthenes », Hermes, 84-2, 1956, 135-151 ; Edward M. Harris, « Demosthenes’ Speech Against Meidias », Harvard Studies in Classical Philology, 92, 1989, 117-136.
2. Douglas M. MacDowell, Demosthenes: Against Meidias, Oxford, Clarendon Press, 1990, 43-47.