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Ce recueil d’articles, réunis par Perrine Galand, Gino Ruozzi, Sabine Verhulst et Jean Vignes, propose une vaste enquête dans de multiples formes de « l’écriture gnomique ». L’échelle chronologique retenue est large – XIV e -XVII e siècles –, avec une concentration plus particulière sur les XV e -XVI e siècles renaissants, qui apparaissent au fil de l’ouvrage comme un âge privilégié de la littérature gnomique. Cette dénomination comprend en premier lieu des genres autonomes : recueils de proverbes, de maximes, fables, distiques ou monostiques sentencieux, pour ne citer que les formes les plus représentées dans les contributions. Mais l’écriture gnomique innerve aussi d’autres genres littéraires variés ; certains articles traitent ainsi du rôle des énoncés gnomiques dans la satire, le poème héroïque, ou même la poésie mystique. L’ampleur de l’ère géographique retenue, mise en valeur par le titre, constitue l’un des grands intérêts de cette enquête : les sphères italienne et française sont représentées de manière importante et équilibrée, on notera quelques incursions dans les domaines flamand, germanique ou anglais. Littératures vernaculaires et littérature latine sont envisagées conjointement.
L’avant-propos souligne le décalage entre le foisonnement de la matière à explorer et la rareté des études critiques consacrées au corpus gnomique – même si les références données en bas de page et les bibliographies sélectives qui terminent chaque article donnent des pistes déjà riches au lecteur désireux de prolonger l’enquête. Selon les éditeurs du volume, ce décalage tient au changement radical d’appréciation esthétique entre la culture renaissante et le lectorat moderne. Et de fait, les articles pointent à plusieurs reprises la difficulté que nous pouvons avoir à comprendre la manière dont les contemporains de ces livres en goûtaient les valeurs esthétiques, morales, didactiques ou encore politiques. Le fil directeur – tradition et créativité – met bien au jour l’écart qui sépare cette littérature gnomique de nos attentes de modernes : plus encore que dans d’autres domaines des littératures classiques, la créativité ne se déploie jamais ex nihilo, mais repose sur un jeu de reprises-variations.
La première partie du livre annonce des « approches théoriques » de « l’écriture gnomique » à l’époque de la Renaissance. L’article d’ouverture, de Gino Ruozzi, met en évidence la multiplicité des genres concernés et la plasticité des termes à la Renaissance. Brièveté et discontinuité sont à ses yeux décisifs pour différencier la littérature gnomique de la littérature des moralistes. En diachronie, l’évolution marquante lui paraît être le primat de plus en plus grand accordé à la voix de l’auteur gnomique sur celle de la vérité générale. Les deux contributions suivantes montrent la porosité entre les genres. Jean Vignes s’intéresse ainsi aux points communs, aux distinctions et aux créations « hybrides » entre genre gnomique et genre satirique, notamment dans la littérature française du XVI e siècle (Pierre Gringore, Du Bellay, Baïf). Paola Cifarelli traite de l’introduction de proverbes dans les recueils de fables du XVI e siècle, et notamment de leur rôle dans les « expérimentations » formelles de recueils versifiés publiés en France et aux Pays-Bas. Elle attire l’attention sur le cas particulièrement intéressant de recueils qui peuvent être rapprochés de l’emblème (recueil manuscrit de Pierre Sala, fables-emblèmes de Corrozet, fabliers flamand et français publiés à Anvers à la fin du XVI e siècle). Les deux derniers articles de cette section s’intéressent à des phénomènes de lecture ou d’édition qui accentuent la dimension gnomique de certaines œuvres antiques. Anna Maranini montre ainsi comment des gloses manuscrites de l’édition bolonaise de 1520 du poème De reditu suo de Rutilius Namatianus manifestent que les lecteurs ont perçu les nombreux échos entretenus par ce poème de l’Antiquité tardive avec des sentences issues de la latinité classique : ils le transforment en quelque sorte en un répertoire d’énoncés gnomiques. Bénédicte Boudou montre les différences qui président à l’édition latine et au commentaire des Distiques de Caton, recueil sentencieux des II e ou III e siècle ap. J.-C., dans la version latine commentée donnée par Érasme et publiée par Charles Estienne, ou celle de Mathurin Cordier, publiée par Robert Estienne. Il s’agit à la fois de développer les compétences en latin du jeune élève et de l’édifier, ces deux buts étant toutefois inégalement visés selon les éditions. L’article discute de l’appartenance problématique des Distiques de Caton au genre gnomique.
La deuxième partie du livre est la plus conséquente, avec sept contributions. Intitulée « Écrivains gnomiques de la Renaissance », elle propose une série d’études de cas. La première se distingue à plus d’un titre. Alessia Vallarsa discute en effet des infléchissements significatifs que les poèmes attribués à une béguine désignée sous le nom de pseudo-Hadewijch opèrent dans l’usage d’un schéma métrique bien particulier de la littérature flamande, habituellement dévolu à la littérature sapientielle et gnomique. Sa poésie mystique, de la fin du XIII e siècle ou du tout début du XIV e siècle, revêt un tour gnomique, qui est néanmoins transformé, notamment par l’usage de strophes non plus autonomes, mais liées les unes aux autres. Les trois articles suivants concernent l’Italie du Quattrocento. Fabio Della Schiava étudie un manuscrit de Maffeo Vegio conservé à la Bibliothèque municipale de Lodi. L’auteur donne une description complète du contenu de ce manuscrit jusqu’ici évoqué de manière partielle dans la littérature critique. Mais seules sont en jeu, en réalité, quatre fables écrites par Maffeo Vegio, éditées et analysées dans la suite de l’article. L’auteur conclut au caractère décevant de ces fables, qui sont encore tributaires de pratiques scolaires et médiévales qui les séparent du renouveau humaniste de la fable, écrite non plus en distiques mais en prose, dont l’auteur rappelle le développement chez Alberti, Valla ou Ermolao Barbaro. La contribution de Paolo Rondinelli, consacrée au recueil de proverbes de Lorenzo Lippi, met bien en lumière la vitalité de la parémiographie dès les années 1470, donc bien avant les Adages d’Érasme. Lorenzo Lippi s’inscrit dans la lignée des parémiographes grecs et byzantins, tout en s’en distinguant par des commentaires plus nourris, qui procèdent par cumul des références ou qui proposent une lecture actualisée des dits antiques – ce qui n’est pas sans faire penser aux Adages érasmiens. Enfin, l’article d’Emilio Pasquini propose une forme de promenade anthologique à travers la poésie gnomique du Quattrocento (Burchiello, Franco Sacchetti, Antonio Pucci, Antonio Beccari), il en caractérise les veines diverses (sagesse du quotidien, polémique, satire) tout en montrant la prédominance de la forme poétique du sonnet.Les études de cas gagnent ensuite le domaine français. Sandra Provini montre le rôle esthétique joué par l’énoncé gnomique dans les poèmes héroïques, écrits en latin ou en français, pour célébrer les exploits royaux en Italie. Elle étudie notamment, dans le Voyage de Gênes de Jean Marot, les sources de ces énoncés, leur place, la part des énoncés créés par le poète lui-même, les modalités d’appropriation de formules héritées. Elle montre comment les auteurs – Jean Marot, mais aussi Fausto Andrelini dans le De Neapolitana Fornoviensique victoria, ou Antoine Forestier dans la Chilias heroica, conjuguent « parole morale à valeur universelle » et « intervention d’auteur ». Avec l’article de John Nassichuk, le lecteur retrouve la dimension proprement pédagogique de certains recueils gnomiques, très nette dans ces Hexastichorum moralium libri duo de Nicolas Chesneau (Paris, 1552). Ce parcours dans les occurrences du mot virtus, relativement nombreuses dans le premier livre, qui véhicule une sagesse « préchrétienne » profane, mais très rares dans le deuxième, nourri de sources bibliques, demeure à notre sens bien austère pour le lecteur contemporain. L’étude de Loris Petris aborde la littérature gnomique sous l’angle passionnant de l’appartenance du poète à un milieu social et professionnel donné. Il étudie les affinités entre la culture juridique et la littérature gnomique. Il dégage notamment six concepts valides à la fois dans le domaine juridique et rhétorique : vérité, brièveté, dignité, simplicité, utilité, mémoire. L’article donne de nombreux exemples vivants du recours fréquent des juristes à la parémiologie, tirés de recueils gnomiques à proprement parler, mais aussi de plaidoyers et de discours (Michel de L’Hospital, Pibrac, La Gessée).
Une troisième partie, plus brève, livre quelques réflexions sur la littérature gnomique après la Renaissance. Walther Ludwig offre ainsi un prolongement intéressant à l’article de Bénédicte Boudou sur les Distiques de Caton et les Monostiques de Publilius Syrus. Notre attention a été particulièrement retenue par son analyse des ouvrages de monostiques publiés par Janus Gruter dans les années 1620, dans la lignée de Publilius Syrus. Leur ampleur est impressionnante: 23000 monostiques ainsi pour la Bibliotheca exulum publiée à Tübingen en 1625! La part que les ouvrages de Gruter réservent à l’expression d’idées personnelles peu conventionnelles, telle l’incompatibilité entre monarchie et liberté, tranche sur le conservatisme idéologique reconnu à bien des ouvrages gnomiques présentés jusqu’ici. Walther Ludwig montre ainsi comment la forme gnomique chez Gruter est modelée par son expérience personnelle de la guerre et de l’exil, tout en gardant une apparence extérieure sans doute volontairement prudente et acceptable au premier abord. Mais cet usage de l’écriture gnomique reste sans lendemain : Gruter ne connaît ni réédition ni successeur. Le deuxième article nous ramène à la littérature italienne. Giovanni Baffetti s’intéresse aux débats relatifs au style laconique au XVII e siècle, et notamment au style de Tacite. Il montre la place de la brevitas dans l’appréciation qu’Emmanuele Tesauro donne de la métaphore, rapprochée de genres gnomiques comme l’ imprese, dans son ouvrage Il Cannocchiale aristotelico (Turin, 1670). L’auteur de l’article interprète par ailleurs l’écriture aphoristique de Virgilio Malvezzi comme l’expression adéquate de sa perception baroque du monde : la sagesse, tirée de l’expérience, ne peut être que fragmentaire dans un monde muable. Enfin, le dernier article, de Sabine Verhulst, clôt l’ouvrage sur un paradoxe : il décrit en effet l’entreprise sans précédent de récolte gnomique menée par le Père Lorenzo Stramusoli, dans son Apparto dell’eloquenza italiano e latino (1699-1703), mais il semble que ce soit là en quelque sorte les derniers feux de la littérature gnomique, dans une culture qui se détache de ce type d’écriture, jugée sans doute périmée car trop traditionnelle.
Comme le dit très justement l’avant-propos, ce recueil vise à « donner un aperçu des principales problématiques littéraires, historiques et anthropologiques qui permettent d’explorer [l’écriture gnomique] ». On ne saurait lui reprocher de ne pas couvrir toutes les formes brèves – on peut penser ainsi à l’apophtegme – ni tous les auteurs susceptibles d’être mobilisés: Érasme reste à la marge, les grands auteurs moralistes de la littérature classique française également ; on ne trouvera pas de bibliographie générale permettant d’évaluer la masse des recueils de proverbes, d’emblèmes ou encore de traductions de Publilius Syrus et des Distiques de Caton qui pourrait faire l’objet de recherches similaires. Les interactions entre les genres gnomiques et les arts visuels, mentionnées dans l’avant-propos, restent une thématique ouverte que le recueil n’aborde pratiquement pas.
L’intérêt que le volume porte à la longue durée est tout à fait convainquant; il nous fait parcourir un pan culturel essentiel pour mieux appréhender les productions intellectuelles et artistiques les plus variées de la Renaissance. Comme le soulignent les éditeurs scientifiques, le champ d’études est vaste, et cet ouvrage offre des exemples très précis et stimulants pour s’y orienter ou l’approfondir.
Table des matières
Jean Vignes, avec Perrine Galand, Gino Ruozzi et Sabine Verhulst, Avant-Propos 5
Première Partie. L’écriture gnomique. Approches théoriques
Gino Ruozzi, Autori e modelli di forme gnomiche umanistiche e rinascimentali 11
Jean Vignes, Poésie gnomique et genre satirique en France au XVI e siècle, 33
Paola Cifarelli, Fable et proverbe : l’exemple de la tradition ésopique française au XVI e siècle, 57
Anna Maranini, , Antiquité et modernité des formules sentencieuses. L’exemple de Rutilius Namatianus, 75
Bénédicte Boudou, L’édition des Disticha Catonis par Charles et Robert Estienne, 95
Deuxième Partie. Écrivains gnomiques de la Renaissance
Alessia Vallarsa, Mistica in forma gnomica : le poesie 17-24 della pseudo-Hadewijch, 117
Fabio Della Schiava, Le fabellae esopiche di Maffeo Vegio : spigolature da un codice lodigiano poco noto, 133
Paolo Rondinelli, Una raccolta paremiografica nella Toscana medicea : il Liber proverbiorum di Lorenzo Lippi, 165
Emilio Pasquini, Gnomiche e forme brevi nel « secolo senza poesia », 185
Sandra Provini, , Les énoncés gnomiques dans les poèmes héroïques français et néo-latins sur les premières guerres d’Italie, 205
John Nassichuk, Enseignements sur la vertu dans les Hexastichorum moralium libri duo de Nicolas Chesneau, 231
Loris Petris, Formes gnomiques et mentalités juridiques à la Renaissance, 247
Troisième Partie. Écrivains gnomiques des XVII e et XVIII e siècles
Walther Ludwig, Tradition and Creativity : The Disticha Catonis and the Monosticha of Publilius Syrus as Poetic Models in Early Modern Times, 273
Giovanni Bafetti, Brevitas e laconismo nella prosa barocca, 295
Sabine Verhulst, Inventariare l’immaginario gnomico. L’ Apparato dell’eloquenza italiano e latino (1699- 1703) di Lorenzo Stramusoli, 307