Un gros volume de 806 pages, dont 570 pages de texte, suivies de 55 pages de notes complémentaires, d’une copieuse bibliographie (50 pages), d’un index des sources (plus de trente pages), d’un index général, et d’un index de mots grecs choisis.
Une fois posé que « comme les figures du Panthéon, les actes constitutifs des cultes des Spartiates ne différaient pas foncièrement » de ceux du reste du monde grec, l’auteur se propose d’examiner les sentiments religieux, les croyances des Spartiates des périodes archaïque et classique à travers les pratiques cultuelles et notamment les grandes fêtes qui ont pu les exprimer. L’hypothèse de départ étant que, « dans le détail, des particularités laconiennes existaient », que mettront notamment en évidence les comparaisons légitimes avec Athènes. La sensibilité religieuse des Spartiates, sans être d’une nature différente, est-elle d’un degré supérieur à celle des autres Grecs comme semble le suggérer Xénophon après Hérodote ?
Dans un premier chapitre, l’auteur passe en revue « les principaux protecteurs surnaturels de Sparte », au niveau de la formation des jeunes à travers l’initiation, placée sous le patronage d’Artémis Corythalia, d’Hélène et d’Aphrodite, qui veillent sur la croissance des jeunes filles, d’Orthia, d’Apollon, des Dioscures, pour les garçons.
Devenus adultes, leurs activités seront placées, en temps de paix sous le signe de Zeus, d’Athéna et d’Apollon, qui président aux délibérations politiques, selon le texte de la Grande Rhètra ; Aphrodite et Déméter occupent aussi une place importante.
Les dieux et les cultes de la guerre occupent, sans surprise, une place importante. Athéna Chalkiokos, Enyalos, Zeus Agetor, les Dioscures, Artémis, sont sollicités au moment de combattre.
L’auteur distingue (ch. II) les dieux perçus comme acteurs du destin humain, extérieurs aux hommes, et « les formes de puissance inhérentes à la nature humaine » : sacralisation des différentes formes de la maîtrise de soi. Ce sont les pathèmata. Des sanctuaires de la peur, de la mort, du rire, sont attestés par Plutarque, à quoi il faudrait ajouter Aidôs, Eros, mais aussi Hypnos et Limos. « L’irruption de Phobos dans le domaine du politique », caractéristique de Sparte au VI e siècle, semble témoigner de cette exigence absolue : l’obéissance de chacun au nomos (p. 122).
Les morts lacédémoniens deviennent à leur tour des protecteurs pour la cité (ch. III). Hélène et Ménélas, Agamemnon et Cassandre, doivent-ils être considérés comme des divinités ou comme des figures de nature héroïque ? Le fort contrôle social exercé de façon permanente sur les individus à travers les lieux de sociabilité ( syssitia et leschai notamment), contribue à établir une hiérarchie rigoureuse. Le premier critère est l’ aristeia, manifestée au premier chef dans le contexte guerrier. Les funérailles royales témoignent du statut différencié des morts. Interviennent d’une part la situation du mort dans la société, d’autre part, la valeur qu’il a montrée au combat ; au sommet de la hiérarchie, le personnage de Léonidas, « qui a associé à son charisme propre, dû à l’exercice des fonctions royales, la valeur du combattant mort de façon idéale » (p. 193).
Le chapitre IV porte sur l’espace religieux à Sparte. « Le territoire lacédémonien comprenait trois ensembles de dispositifs religieux à fonction protectrice, centrés sur Sparte, et enchâssés les uns dans les autres ».
Tout un chapitre est consacré à cette particularité spartiate : le dédoublement des objets du culte (ch. V). Ainsi les statues doubles dont le plus célèbre exemple est celui des deux statues exigées par Delphes pour racheter la souillure provoquée par la mort du régent Pausanias affamé par les Spartiates dans le sanctuaire d’Athéna Chalkiotis. Le modèle gémellaire des Dioscures se retrouve dans leurs dokana, représentation aniconique de cette gémellité.
Le chapitre VI porte sur les acteurs masculins du culte. Les rois, qui ont hérité leurs fonctions d’intermédiaires auprès des dieux, de leur origine divine même, sont les représentants naturels de la collectivité auprès d’eux. Ils veillent ainsi sur les rituels accomplis en temps de guerre ; « la façon dont les Spartiates savent se rendre les dieux propices en temps de guerre relève de leur science militaire » et spécialement les rois. Sont également héréditaires les fonctions des hérauts, les sacrificateurs, les joueurs d’aulos, les devins. Parmi les consultations oraculaires, le rôle de l’oracle de Delphes est évidemment primordial. Le premier oracle décisif pour les institutions politiques spartiates est celui de la Grande Rhètra. Mais c’est tout au long de l’histoire politique de Sparte que l’oracle pythique a joué un rôle majeur, à côté du sanctuaire d’Olympie, lui aussi régulièrement consulté.
Après les acteurs masculins, les acteurs féminins du culte (ch. VII) ; si elles ne sont pas prêtresses, elles sont responsables d’un certain nombre d’activités religieuses, dont celles liées à leur implication dans la sphère domestique. L’auteur considère successivement les offrandes féminines consacrées à titre individuel ou collectif, les rituels pratiqués par des femmes, l’organisation des activités rituelles des femmes dans les cadres civiques, telles les funérailles royales ou les célébrations annuelles des fêtes.
C’est justement à la célébration des grandes fêtes civiques que sont consacrés les chapitres suivants (VIII, IX, X : Hyakinthies, Gymnopédies, Karneia ; suivies par l’étude des combats de jeunes au Platanistas (ch. XI), et d’un chapitre où est examiné le calendrier des fêtes de Sparte (ch. XII).
Le livre s’achève sur une conclusion générale qui souligne le sens et la puissance du sacré dans les rapports des Spartiates à leurs dieux, réponse à la question posée dans l’introduction.
Cette somme remplit un vide : aucun des livres récemment écrits sur ce sujet n’embrassait la totalité des domaines qui le constituent. L’auteur semble viser à l’exhaustivité, autant qu’elle peut être atteinte. Il manipule une quantité considérable de sources, de toutes natures, comme l’attestent les notes, nombreuses et fournies, et les références aux travaux, récents et plus anciens, matière énorme et heureusement dominée.
Un grand nombre de problèmes, liés à la conception spartiate de la religion, sont examinés en détail, et donnent lieu à l’exposé systématique des débats qu’ils ont provoqué dans la littérature savante. La question des pathêmata en est un bon exemple. Sujet déjà abordé par l’auteur à plusieurs reprises, notamment dans son livre sur Les éphores, mais dont il souhaite ici présenter une vue d’ensemble, en faisant référence, notamment aux travaux de S. Hodkinson et de R. Parker. Cette mise au point donne lieu à un long chapitre, complété par deux annexes, l’une sur « Phobos et Pan. Les origines possibles du culte de Phobos à Sparte », l’autre sur « Les figurations de pathèmata d’après la coupe du Louvre E 667 ». Ces cultes font partie des innovations et de l’originalité de Sparte dans le contexte de la religion grecque. Ils contribuent, comme toute l’éducation spartiate, à façonner le citoyen pour le préparer à « servir la cité en soumettant sa personne aux règles collectives » (p. 93).
Si le livre ne propose pas d’idées radicalement nouvelles sur la conception que l’on peut dégager de cette notion de « religion des Spartiates », il reprend et précise bien souvent, les principaux sujets de débat sur les questions les plus controversées. Ce faisant, il met clairement en valeur les points sur lesquels apparaissent le mieux les particularités et les originalités des pratiques spartiates, étroitement liées à son système social.
Ainsi peut être comprise l’ampleur de l’évocation des trois grandes fêtes spartiates, à chacune desquelles est consacré un chapitre entier. Prenons pour exemple la première des trois, dans l’ordre choisi par l’auteur. Sont successivement passés en revue pour les Hyakinthies, le problème des personnalités d’Apollon et de Hyakinthos et les différentes hypothèses sur le lien qui les réunit ; l’analyse du sanctuaire complexe qui les rassemble ; la tentative de reconstruction de la célébration même de la fête, avec ses deux sacrifices ( thusia et enagismos), les questions sur sa durée (trois ou dix jours ?), la procession (qui mobilise l’ensemble de la société laconienne) ; enfin une interrogation sur le sens de la fête, telle que ces différents éléments semblent le construire, ainsi que la proximité d’Apollon et de Dionysos. Pour finir, est examinée la date même des Hyakinthies, qui contribue, avec la présence de Dionysos, à la mettre en parallèle avec les Dionysies urbaines d’Athènes.
Ce chapitre est assez exemplaire de la méthode de l’auteur, faite de discussions successives qui intègrent les témoignages des Anciens et les propositions des Modernes, pour aboutir à des conclusions prudentes mais toujours très argumentées. Ainsi, ce chapitre se conclut sur une proposition concernant la date de la fête : « La date de la fin des Hyakinthies peut être située avec une certaine probabilité au moment de la pleine lune suivant l’équinoxe de printemps, c’est à dire à un moment proche de celui des Dionysies urbaines d’Athènes ». Une conclusion d’ensemble précise : « La complexité même de la fête explique la variété des interprétations modernes (…) Une grande multiplicité de points de vue est donc possible, sur des fêtes pour le moins élaborées », fêtes qui « dans chaque communauté, scandent le plus nettement l’écoulement du temps » (p. 382).
Ce livre, très riche, sera très utile par la somme des références et des débats qu’il restitue tout en proposant le plus souvent une conclusion mesurée. Il rassemble et met en perspective un grand nombre des recherches du même auteur au fil des quinze dernières années, tout en les prolongeant et en les précisant bien souvent, en dialogue permanent avec les meilleurs spécialistes de cette vaste question.