Arusianus Messius fournira leur content de joies sadiques aux enseignants de thème latin qui se seront mis en tête de faire apprendre à leur étudiants le vrai latin. Ils y trouveront de quoi se constituer ces grasses listes de constructions biscornues que les latinistes, privés de ces merveilles de perversion que sont les verbes grecs, aiment à faire apprendre par coeur à leurs étudiants.
Faire l’édition – et le commentaire ! – d’un pareil texte, transmis à l’état brut d’une liste alphabétique de locutions d’auteurs, livré par la tradition capite podiceque nudo, c’est-à-dire sans préface ni conclusion, est d’un héroïsme qu’il convient de saluer et d’une utilité qu’il conviendra de ne pas sous-estimer.
L’édition surpasse celle de Della Casa (1977) par la prise en compte de nouveaux témoins et surtout par le désir qui s’y trouve incarné de retrouver un texte dans une organisation et une substance que des générations d’érudits avaient encombré de corrections et d’ajouts. L’apparat critique montre en effet avec crudité à quel point les idiomatismes qu’Arusianus s’est plu à collectionner, ont dérouté lecteurs, copistes et commentateurs, anciens et modernes, qui se sont fait chacun un devoir d’intervenir. On en conservera quelque méfiance à l’usage de ce texte que l’on ne peut pas toujours redresser, même par comparaison avec ce qui se lit chez les auteurs exploités.
Comme le montre Anita di Stefano de manière probante, le comes primi ordinis qui dédie ses Exempla elocutionum à Olybrius et Probinus, les deux consuls de 395, n’est vraisemblablement pas un professionnel de la grammaire. Son classement des lemmes est parfois approximatif, ses codes de citation varient et l’on peine à apercevoir ce que peut être son propositum operis. Inachèvement et mutilation ont été parfois invoqués pour expliquer ce qui, aux normes d’une grammaire antique pourtant guère pointilleuse, a paru aux yeux de certains comme chaotique et bien peu professionnel.
On souscrira à cette manière de voir Arusianus comme un dilettante colto, un collectionneur amateur comparable à Nonius (p. lxix-lxx). Et de fait, celui-ci présente tous les symptômes de cette ferveur entomologique, de ce goût cumulatoire, de cette compulsion à l’empilement, de ce fétichisme taxinomique – parfois académique – que l’on appelle « érudition ».
Un rapprochement avec l’auteur anonyme de l’ Histoire Auguste confortera l’argumentation d’Anita di Stefano. En effet, tout montre Arusianus et l’anonyme en amateurs non seulement de grammaire, mais aussi de bizarreries qu’ils aiment accumuler en longues séries biscornues. Ils sont en outre les seuls à utiliser le terme quadriga pour désigner des individus ( Prob. 24,8 non enim dignum fuit, ut quadrigae tyrannorum bono principi miscerentur), un terme qu’ils empruntent à la tradition grammaticale (VARRO ling. 5,1,12 igitur initiorum quadrigae locus et corpus, tempus et actio). Ils sont enfin des hommes du canon littéraire ( Hadr. 16,6 Ciceroni Catonem, Vergilio Ennium, Sallustio Coelium praetulit). Il n’est jusqu’à leur synchronisme qui ne les rapproche puisque tout doit laisser désormais penser que l’ Histoire Auguste a commencé à se répandre un peu postérieurement à 393.
Du texte, Anita di Stefano propose un apurement ecdotique, un décapage des couches d’ajouts qui mette le lecteur en capacité de retrouver la ratio et le modus operandi d’un rhéteur amateur de la fin du IVe s. (p. viii). Ni l’un ni l’autre ne doivent être considérés comme négligeables ou anecdotiques, et cela pour deux raisons au moins. La première est que l’éloge – peut-être ironique – que fait de lui l’anonyme auteur du Carmen de figuris (1-3 : Collibitum est nobis, in lexi schemata quae sunt, / Trino ad te, Messi, perscribere singula uersu, / Et prosa et uersu pariter praeclare uirorum!) témoigne d’un succès qui, pour n’avoir pas été fracassant, l’a du moins garanti du néant. La deuxième est que sa manière n’est pas celle d’un grammairien professionnel. Arusianus ne représente pas la doctrine scolaire, par ailleurs bien illustrée et connue, mais le goût de ceux qui n’ont de comptes à rendre qu’à la seule autorité qui vaille, non pas celle de l’école, mais celle du goût, c’est-à-dire celle de la mode. Les Exempla elocutionum doivent donc être lus comme les témoins d’une esthétique linguistique bien datée.
Anita di Stefano, qui n’est visiblement pas linguiste, dégage pourtant avec une parfaite clarté les traits distinctifs de choix linguistiques qui méritent toutefois une mise en perspective.
Lorsqu’elle affirme Arusianus en conservateur linguistique (p. xxxiii), préoccupé de la sauvegarde de sa langue menacée de dégradation, elle se place dans cette perspective entropique qui fait du latin communément appelé « vulgaire » l’enfant dégénéré de la latinité classique. Tout montre au contraire que le latin littéraire, né d’un raffinage du latin d’oralité, n’a jamais été qu’une marque sociale, une preuve d’ humanitas, devenue assez complexe pour distinguer clairement ceux qui le maîtrisaient de ceux qui l’ignoraient ou le dominaient mal : Chommoda dicebat s’exclame méchamment Catulle (84) devant un néo-promu de l’élitisme sociolinguistique encore empêtré dans des hyperurbanismes qui le désignaient comme parvenu. Dans cet ordre, Arusianus apparaît comme celui qui propose non pas une restauration mais une mise de cette norme au goût du jour. Or celui-ci est à l’ancienneté, ainsi qu’en témoigne l’entreprise de rééditions des classiques effectuée sous l’égide des Nicomaque. Cette ancienneté est significative du goût païen; et il n’est sans doute pas innocent que le choix ait porté sur quatre auteurs appartenant au passé pré-chrétien. Ces auteurs sont en outre les garants de la perpétuation du souvenir de ce que fut la République (p. xlv) lorsqu’elle était encore le pré carré de l’influence sénatoriale. Ce souvenir est particulièrement vif dans l’aristocratie sénatoriale païenne, ainsi qu’en témoignent un Symmaque ou l’auteur de l’ Histoire auguste. Cet attachement motive au premier degré un choix qui devait se porter vers Cicéron et Salluste ainsi que vers Virgile ; la présence de Térence, auteur de comédies à la grecque, est moins immédiatement justifiable. Dans une société qui ne sait quoi faire de Terentiana, puisqu’il ne s’y fait plus de comédies, on croira Térence fournisseur de locutions destinées non pas alimenter l’écriture, mais la parole, le sermo d’oralité lettrée.
Comme le montre Anita di Stefano (p. xxxix-lxx), le signe le plus patent du non-professionnalisme d’Arusianus doit être cherché dans son défaut d’organisation : ses modes de citations varient sans qu’on puisse y apercevoir de doctrine, son traitement des lemmes n’est pas conséquent, le choix des pronoms illustratifs d’une construction fluctue selon sa fantaisie ; quant aux citations, il n’hésite pas à les arranger à sa convenance.
Un fait demeure toutefois frappant : Arusianus s’attache à l’irrégulier, à la construction rare, à la subtilité prépositionnelle, à l’originalité syntaxique. Il n’est de ceux qui cherchent la règle, il n’a de regard que pour l’exception. Ce genre de comportement est assurément propre à l’obsessionnalité scolaire, mais il se dénote chez lui par une continuité qui donne à ses séries d’ exempla un parfum très particulier : Arusianus partage avec l’auteur de l’ Histoire Auguste un goût de la curiositas qui le porte à une cura investigatrice du détail ; il reste pourtant que, vus d’un œil diachroniste, ses choix apparaissent autrement motivés.
Cherchant des raisons au travail d’Arusianus, Anita di Stefano (p. lvi) suit l’habituelle voie catastrophiste et, embouchant la trompette du Jugement Dernier, investit lyriquement les Exempla d’un rôle d’ immediato supporto per un corretto uso del latino di fronte all’urgenza della barbaries , etc, etc. Il n’est certes pas exclu qu’elle ait raison, même si il serait honnête de reconnaître que ce genre de déclaration se rencontre plus chez les modernes que chez les anciens.
Je préfère pour ma part voir dans les Exempla la constatation d’une variance linguistique. Cette variance n’est pas une menace, mais quelque chose qui n’a jamais cessé d’exister dans un latin dont l’oralité a toujours été très différente de ce qui se lit dans les textes. Dans sa réalisation orale, le latin est depuis l’époque archaïque une langue amuïe et donc quasiment non casuelle. Très tôt, le marquage fonctionnel, par défaut du système casuel, s’est fait tactique et prépositionnel. Leur place à gauche ou à droite du verbe a ainsi servi à désigner les actants (SOV => SVO) ; quant au système propositionnel, il s’est trouvé responsable du marquage de la totalité des circonstants nominaux.
C’est cela qu’observe Arusianus. On le trouve ainsi particulièrement attentif aux usages prépositionnels. Devant un système d’oralité qui a depuis belle lurette généralisé l’usage de prépositions hyperonymiques ( de, ad, per, pro, in), il enregistre avec soin les variances de repères et les polysémies que l’oralité efface. De même, l’invasion de l’accusatif en cas prépositionnel systématique le pousse à repérer avec soin non seulement les transitivités directes ou indirectes qui se sont perdues au profit de régimes prépositionnels, mais aussi les constructions où un accusatif prépositionnel devrait céder à autre chose. Il porte également son attention sur le datif et le génitif, deux cas strictement non prépositionnels dont les locuteurs n’on jamais vraiment su quoi faire (datif : 11,6-7 ; génitif : p. xliii).
Arusianus se concentre ainsi sur les constructions prépositionnelles et transitives indirectes non prépositionnelles. Son souci est donc assurément syntaxique et casuel, mais aussi variationnel. Il s’inscrit dans un contexte linguistique qui est celui de la recomposition prépositionnelle qui associe à chaque circonstant nominal une préposition et n’admet plus les constructions directes non accusatives. Enfin, Arusianus fait preuve d’un très significatif souci de la variété casuelle à une époque où l’accusatif s’impose massivement dans l’oralité.
Vu ainsi, il est clair qu’Arusianus apparaît comme un conservateur, mais son conservatisme me paraît moins obsidional que ne le voudrait Anita di Stefano ; celui-ci donne l’impression d’être plus porté par le souci entomologique de l’érudit que par la véhémence défensive du résistant. Et de fait, jamais on ne voit Arusianus ni défendre ni revendiquer quoi que ce soit ; il enregistre et classe, en archiviste ravi de ses découvertes et non en militant.
On peut toutefois se demander à quel point Arusianus était conscient de ce que les faits langagiers qu’il enregistrait avaient été ceux d’une langue archaïque qui, pour être lettrée, n’en était pas moins encore très empreinte d’oralité. Pour Térence le cas ne se discute pas ; Salluste pratiquait une artificialité anachronique ; quant à Virgile, le seul emploi du langage poétique suffisait à le rapprocher d’une oralité que l’on trouvera simplement filtrée. Seul Cicéron se distingue ; mais il n’était pas question d’en faire l’économie et encore moins de l’exploiter autrement que comme orateur.
Le texte que propose Anita di Stefano permet d’apprécier la qualité de son décapage. Il est en outre équipé de tout ce qu’il faut pour que l’on puisse apprécier d’exemple en exemple le travail d’Arusianus. L’architecture imposée au texte lui-même lui confère toute la lisibilité désirable.
Dans son commentaire (p. 101-170), Anita di Stefano se contente du minimum indispensable à l’intelligence textuelle des Exempla. On le trouvera par conséquent en commentaire de l’apparat critique et non comme celui du texte proprement dit. On n’entendra pas ici de critique car, de fixer une doctrine à la constitution du commentaire d’un pareil texte était particulièrement ardu, et l’on accordera à l’éditrice d’avoir fait un choix qu’elle a assumé à parfaite satisfaction, celui d’être une éditrice et non une commentatrice.
L’interminable note 103 (p. lxix) – un chapitre eût été plus opportun et surtout plus confortable à la lecture – file l’histoire du Nachleben artigraphique du texte ; il ne reste plus qu’à suivre les traces de son influence sur la langue tardive, si tant est qu’il en eût jamais.
On quittera cet excellent livre avec le soupçon que des listes de cette sorte, qui ont circulé peut-être même d’abondance (p. xxix), il aurait assurément pu s’en trouver de tous temps et de tous genres. Après tout qui n’a jamais pensé à l’existence possible de liste d’expressions poétiques ou même de clausules hexamétriques ? Il est des habitudes d’expression, des régularités verbales, voire des intertextes qui suscitent la suspicion…