Cet essai d’anthropologie comparée rassemble et réélabore une série de communications (2000-2009), sous l’enseigne du « double » sauvage de l’homme civilisé : le double, rappelle l’auteur (p. 212sq.) est une donnée universelle, mais l’ouvrage se concentre sur la seule production collective des figures de doubles sauvages du héros civilisateur travaillées par la littérature mythique dans les sociétés « chaudes » de l’Occident, des civilisations mésopotamiennes jusqu’à nos jours. Cinq chapitres s’ordonnent successivement autour des couples Enkidu et Gilgamesh, Polyphème et Ulysse, Jean-Baptiste et Jésus, Ysengrin et Renart, Ganelon et Roland. Ils exploitent parfois aussi des sources non littéraires, d’où une vingtaine d’illustrations (iconographie chrétienne et rites observés dans l’Espagne et la Sicile contemporaines). Dans le passage au christianisme, la progression chronologique permet à Salvatore D’Onofrio d’articuler aux figures du « sauvage et son double » les concepts d’« atome de parenté spirituelle »1 et d’« inceste de troisième type »2 exposés dans un ouvrage antérieur.3
Consolidant cet assemblage, une introduction précise l’ancrage théorique : elle étend et assouplit la méthode d’analyse structurale des mythes selon Lévi-Strauss, l’étude de la parenté et des humeurs corporelles par Françoise Héritier ainsi que le « naturalisme » ontologique de Philippe Descola (selon qui la dichotomie entre nature et culture est une spécificité de l’Occident), et assume l’universalisme de Lafitau. La conclusion avance quatre propositions de méthode : 1) la possibilité d’appliquer l’analyse structurale lévi-straussienne aux textes sacrés et à l’histoire légendaire, et donc 2) de traiter comme en synchronie et en contiguïté spatiale des sources étagées dans la diachronie (le trait le plus récent pouvant éclairer la structure d’origine) ; 3) la reconnaissance de l’universalité du langage des mythes qui permettent de retrouver le sauvage sous le domestique chaque fois qu’il s’agit de refonder la culture, doublée de 4) la reconnaissance du « brouillage » spécifique qu’opère la littérature mythique en créant de véritables « machines » à doubles, aveuglant le lecteur sur le noyau symbolique du mythe.
Les deux premiers chapitres découvrent le couple du « sauvage et son double » dans les plus anciens textes de la Méditerranée : l’épopée de Gilgamesh, la Bible hébraïque et l’ Odyssée d’Homère. Ils suggèrent ainsi l’universalité de cette structure, par-delà l’opposition traditionnelle entre Sémites et Indo-Européens. Dans le duo du « sauvage » Enkidu et du héros civilisateur Gilgamesh (cf. Caïn et Abel, Esaü et Jacob), comme dans le conflit du Cyclope et d’Ulysse, se rencontre la même opposition des nourritures crues (lait, cannibalisme) et des nourritures fermentées (bière ou vin, pain levé), de l’abstinence ou de l’hybris sexuelles et d’une sexualité réglée. Mais on observe aussi des médiations opérées par des dédoublements secondaires : Enkidu et Gilgamesh, nés différemment d’une même mère divine, s’unissent pour s’opposer au monstre Humbaba ; derrière Polyphème se profile la société des Cyclopes dans un âge d’or pastoral, mais aussi la cité paradoxale des Lestrygons anthropophages, ou l’île hospitalière du Phéacien Alcinoos, pourtant fils de Poséidon comme Polyphème. Passeur entre les mondes, Ulysse va du tronc coupé d’olivier dont il aveugle le Cyclope, à l’entrelacs d’un olivier franc et d’un olivier greffé sur le rivage phéacien, puis à son lit conjugal ajusté à la souche taillée d’un olivier et jusqu’à la rencontre d’hommes adonnés à la culture céréalière au point de confondre une rame avec une pelle à vanner. Cette pelle à vanner rappelle à l’auteur celle du Christ présenté par Jean-Baptiste dans l’évangile de Mathieu.
Le chapitre 3 opère la transition du « sauvage et son double » vers la « parenté spirituelle ». Dans le cas de la « parenté spirituelle » en effet, les médiations autorisées par le dédoublement des termes vont jusqu’à permettre l’inversion des relations de parenté, comme lorsque la Vierge mère du Christ est représentée comme sa fille. L’Auteur introduit ici, dans l’iconographie de la Dormition, l’ animula de la Vierge quittant son corps sous la forme d’un nouveau-né emporté par le Christ, ou l’Assomption illustrée dans une mandorle par la Vierge adolescente sur les genoux du Fils. L’image et le rite, explique-t-il, peuvent en effet conserver intacts les symboles du mythe en dépit des altérations du temps ou des variations géographiques : lors des fêtes de Pâques dans l’Italie du sud, les « rencontres » de la Vierge rajeunie et du Christ ressuscité ressemblent à un mariage, en l’occurrence incestueux ! Mais il s’agirait alors d’un inceste du troisième type, qui porte atteinte à l’« atome de parenté spirituelle ». Les Evangiles inscrivent cette structure dans la famille du Christ, non seulement par ses deux pères, l’un humain (Joseph) et l’autre divin (Dieu le Père, qui ne fait qu’un avec le Fils), mais aussi grâce à la figure de Jean-Baptiste, double « sauvage » du Christ et son « bouc émissaire » (ils sont cousins, conçus miraculeusement à six mois d’intervalle, jumeaux « par ventres séparés », p. 142 : aussi Jean-Baptiste est-il le seul saint dont on célèbre le dies natalis le 24 juin, symétrique du 24 décembre, nuit de Noël). Or ce double sauvage punit aussi l’inceste entre « compères » et « commères » dans les cultures populaires de l’Occident. Les Evangiles et Flavius Josèphe montrent en effet Jean- Baptiste condamnant un inceste de deuxième type,1 l’union d’Hérode et de sa belle-sœur Hérodiade. De tels incestes ne sont pas rares dans l’Ancien Testament (Jacob époux des deux sœurs Léa et Rachel, les filles de Lot abusant de leur père), qui les condamne mais simultanément les prescrit dans la loi du lévirat. Or Salomé, fille d’Hérodiade et nièce d’Hérode, paraît à son tour objet du désir d’Hérode, préfigurant, cette fois, un inceste du troisième type (cf. Hérodote IX 108 sq. : Xerxès désire la femme de son frère et se rapproche d’elle en mariant son fils Darius avec sa nièce, fille de la femme aimée, mais il finit par coucher avec cette même nièce et tuer son frère…), dont Jean-Baptiste sera la victime. Ainsi s’exerce aux dépens du Précurseur une « violence fondatrice » : il mourra sans résurrection, au contraire du Christ (qui devient juge des morts comme Gilgamesh), après avoir vécu en homme sauvage au désert comme Enkidu, échevelé, vêtu d’une peau de chameau, s’abstenant de pain et de vin (Luc 7.33), là où le Christ multiplie le pain et le vin.
La « parenté spirituelle » inaugurée au cœur de la famille du Christ, explique l’auteur, s’actualise dans l’histoire, avec la « spiritualisation de la chair » que réalise l’Eglise en disant tous les chrétiens enfants de dieux, frères et sœurs entre eux, et en créant des diminutifs ( patrinus…) complémentaires du lexique de la parenté biologique, comme le montre le lexique sicilien de la parenté « spirituelle » introduit à l’époque de la Reconquête.
L’étude se tourne alors vers la littérature chrétienne médiévale. Elle se focalise, dans le chapitre 4 consacré au Roman de Renart, sur les appellations d’« oncle », « beau neveu », « compère » dont le loup Ysengrin et Renart le goupil se gratifient l’un l’autre, malgré leurs cruels démêlés, et sur la violence que Renart exerce sur Hersent la louve (consentante ?) et ses louveteaux qu’il couvre de ses excréments (Branche II, 1034sqq.) : ces traits attesteraient entre les protagonistes un lien de « parenté spirituelle », qui s’accentue de l’ Ysengrimus latin au Roman français. Ce dernier illustrerait, avec l’interprétation incestueuse de la relation entre Renart et dame Hersent, l’effondrement du monde chevaleresque et la montée de la société bourgeoise, tout resserrant le récit sur une structure universelle. C’est en effet autour de l’« inceste de troisième type » entre « compères » ( i.e. une mère et le parrain de son enfant) que tournent les contes populaires licencieux du temps, par exemple dans certains récits de Boccace.
Cette structure se vérifie enfin, au chapitre 5, dans l’étude du personnage de Roland comme une « machine à doubles ». L’auteur suit la chronologie à rebours : il part du théâtre de marionnettes sicilien actuel, qui puise, par la médiation de conteurs oraux, dans les grands récits de la Renaissance sur les exploits et les amours d’Orlando, pour remonter jusqu’à la Chanson de Roland née à l’époque de la première Croisade. L’épopée fait de la mort de Roland l’aiguillon du triomphe chrétien, et les marionnettes siciliennes suscitent la même ferveur que des solennités religieuses. Roland y apparaît amoureux rival de son ami et presque frère Renaut, mais aussi guerrier « furieux » qui présente des marques corporelles caractéristiques: il louche, et ses yeux saignent lorsqu’il meurt de l’effort de sonner du cor (ce qui l’apparente à la marionnette du Christ dont on fait saigner les plaies) ; il est invulnérable sauf par un point sous la plante des pieds. Ces marques aux yeux et au pied comme chez Œdipe signalent un personnage touché par l’inceste : Roland est en effet parfois tenu pour fils de Charlemagne et de sa sœur mariée ensuite à Ganelon. Ce dernier devient ainsi son père adoptif, « spirituel », et Roland paraît rival de Baudoin, fils charnel de Ganelon. Quant à l’empereur qui d’une certaine manière cause la perte de son « neveu », il est aussi une figure de Dieu le Père sacrifiant son fils…
Audacieux, érudit, plein de rapprochements stimulants, cet essai comparatif est l’œuvre d’un savant sicilien qui conjugue l’héritage de l’Orient et de l’Occident, du Nord et du Sud, des Normands et des Arabes, d’un anthropologue synthétisant les méthodes et les concepts élaborés en France depuis quelque quarante années : même si la vocation d’universalité annoncée n’est pas évidente à déduire d’une matière essentiellement prélevée sur l’aire méditerranéenne, européenne et chrétienne (quel rapprochement faire, par exemple, entre parenté spirituelle et la parenté à plaisanterie des ethnologues ?). On regrette aussi une élaboration rhapsodique, trop rapide4 et resserrée : pour déployer et pour étayer l’abondance des suggestions, pour consolider l’assemblage, il aurait sans doute fallu un livre deux fois plus épais. La comparaison paie toujours un prix à sa propre générosité.
Notes
1. L’inceste de deuxième type (consanguins de même sexe partageant le même partenaire) est un concept élaboré par Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère. Paris : Odile Jacob, 1994. Sur l’inceste de troisième type, voir les deux notes suivantes.
2. Voir F. Héritier-Augé and E. Copet-Rougier (dir.), La Parenté spirituelle, Paris : Archives contemporaines, 1995.
3. Salvatore D’Onofrio, L’Esprit de la parenté. Europe et horizon chrétien, Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2004. L’atome de parenté est « le système quadrangulaire de relations entre frère et sœur, mari et femme, père et fils, oncle maternel et neveu », écrit Claude Lévi-Strauss (« Réflexions sur l’atome de parenté ». In: L’Homme, 1973, tome 13 n°3, pp. 5-30. Consulté le 02 février 2012). La « parenté spirituelle » (voir déjà la relation privilégiée entre l’oncle maternel et le neveu : mais le modèle est en terre chrétienne la relation des parrains et marraines aux parents biologiques et à l’enfant) double la parenté biologique. Elle suscite le tabou de l’« inceste de troisième type », qui interdit toute relation sexuelle notamment entre les « compères » (le parrain et la mère) et leurs enfants. Les couples de jumeaux mythiques comme Castor et Pollux s’expliqueraient par cette double structure familiale articulant autour de la mère un père « spirituel » ou divin d’une part, un père biologique d’autre part.
4. Il subsiste quelques italianismes, par exemple « successif » pour « ultérieur ».