Grâce à Anthony Runia, un plus large public peut avoir accès à l’ouvrage de Roelof van den Broek, Gnosis in de Oudheid. Nag Hammadi in Context paru en 2010 à Amsterdam. Pour l’occasion, l’auteur a révisé et fait des ajouts à la version néerlandaise (comme il en fait part dans la préface à l’édition anglaise). Le titre lui-même a été modifié, avec l’accent mis sur l’idée de « religion » et la disparition du sous-titre évoquant Nag Hammadi.
L’ouvrage est une introduction générale à la « religion gnostique » dans l’Antiquité (sous-entendant ainsi que cette religion ne se limite pas à cette période historique), notamment à destination des étudiants, et se compose de six chapitres thématiques.
Le premier chapitre, « Gnosis and Gnostic Religion » (p. 1-12), revient sur le choix de l’expression « Gnostic Religion ». Il discute ainsi des sens de gnose, gnostique, gnosticisme et de l’utilité d’avoir recours à ces termes. En effet, ces sens sont nombreux, et l’usage de ces termes a été critiqué depuis plusieurs années, conduisant soit à leur évitement soir à leur utilisation dans un sens très restreint (pour ce dernier cas, on pourrait faire référence à David Brakke, The Gnostics: Myth, Ritual, and Diversity in Early Christianity, Harvard University Press, 2010 [réimp. 2012], qui utilise « Gnostic » uniquement pour quelques écrits, ceux qui sont appelés par plusieurs chercheurs « séthiens », laissant ainsi de côté de nombreux autres écrits). Selon van den Broek, et nous le suivons sur ce point, l’évitement de ces termes ne permet pas une meilleure compréhension du mouvement (p. 7). Il opte donc pour l’usage de gnose et gnostique, dans un sens neutre, en lien avec l’idée de secret ; une telle définition, large et très inclusive, permet ainsi d’éviter d’exclure des écrits tels que l’ Évangile selon Thomas. Le seul terme qu’il rejette est gnosticisme et l’idée de système sous-jacente. Ce chapitre permet également de comprendre la modification du titre où le terme Gnosis du titre néerlandais a été remplacé par Gnostic Religion; il faut probablement lier cela au fait que la version néerlandaise distingue d’un côté « gnosis » et « gnostisch », deux termes que van den Broek privilégie, de l’autre « gnostiek » et « gnosticisme », que van den Broek rejette. Cette différence (lexicale) entre la version néerlandaise et la traduction anglaise pourrait également expliquer l’absence de définition du terme religion. Or, vu les implications de l’utilisation d’un tel concept, notamment en regard des rapports avec la religion chrétienne, nous pensons que la version anglaise aurait gagné à comporter des explications supplémentaires. Notons enfin que van den Broek appelle à étudier conjointement les écrits gnostiques et les écrits hermétiques.
Les trois chapitres suivants concernent les sources qui permettent d’étudier les gnostiques. Van den Broek ne prend en compte que les sources littéraires, les seules pour lesquelles le chercheur a des informations fiables. En effet, concernant les peintures et les gemmes, des doutes subsistent quant à leur authenticité ou à quant à leur attribution, rendant leur exploitation difficile. Les chapitres deux et trois ne constituent pas une histoire de la littérature gnostique, qu’il serait intéressant d’écrire, mais qu’il est compliqué de faire du fait de la difficulté de dater nombre d’écrits. Il s’agit donc plus d’une revue des codices et des écrits. Le chapitre deux, « Gnostic literature I: tradition » (p. 13-24), liste les écrits grecs et les codices coptes qui sont parvenus jusqu’à nous, en indiquant leur date et, dans le cas des codices coptes, le lieu et les circonstances de découverte, quand ces informations sont connues. Le chapitre suivant, « Gnostic literature II: texts » (p. 25-125), le plus long de l’ouvrage, complète le chapitre deux en s’intéressant aux écrits transmis par les codices. Pour chacun, dans la mesure du possible, Roelof van den Broek indique l’époque de rédaction, un aperçu du contenu et des principales idées ; il consacre à chaque écrit ainsi entre moins d’une page (par ex. Le Livre de Thomas) et cinq à six pages (par ex. Le Livre des secrets de Jean). Alors que le chapitre deux était de facture plutôt classique, puisque van den Broek avait classé les codices en fonction de l’époque de découverte, le chapitre trois est plus original : van den Broek propose une classification des écrits gnostiques grecs et coptes en combinant plusieurs critères, doctrinaux, mythologiques, littéraires. Cette combinaison lui permet d’établir sept groupes d’écrits : « non-Gnostic or hardly Gnostic writings in Gnostic collections », « The Gospel of Thomas and related texts », « The Barbelo myth and the Gnostic exegesis of Genesis », « The Barbelo myth and heavenly journeys », « Valentinian texts », « Polemical texts », « Other mythological traditions ». La section la plus longue concerne tous les écrits évoquant le mythe de Barbélo, que van den Broek divise en deux, d’une part en lien avec l’interprétation de la Genèse, d’autre part avec les voyages célestes. Van den Broek évite ainsi l’usage du terme « séthien », mais cette classification, intéressante, présente néanmoins des difficultés, comme van den Broek le reconnaît lui-même. En effet, des écrits se retrouvent dans plusieurs catégories. Il en va ainsi de l’ Évangile selon Philippe, un écrit valentinien qui se présente comme un évangile avec des paroles de Jésus ; il est donc classé dans deux catégories, celle des écrits valentiniens et celle intitulée « Gospel of Thomas and related texts ». D’autres écrits se retrouvent dans une catégorie, comme Melchisédek, placé dans « The Barbelo myth and Genesis ». Qu’il soit absent de la catégorie « polemical texts » ne signifie pas qu’il n’y ait pas de traces de polémiques dans cet écrit. Enfin, concernant la catégorie « Gospel of Thomas and related texts », nous aurions préféré une autre traduction anglaise du néerlandais plus explicite et plus en adéquation avec les écrits catalogués Woorden van Jezus. L’intérêt de la classification proposée par van den Broek est qu’elle évite de reprendre les écrits selon leur ordre d’apparition dans les codex, un ordre postérieur à leur écriture. Cependant, il ne faudrait pas considérer cette classification comme étant statique ; selon nous, elle doit être conçue et appréhendée comme un outil heuristique, une hypothèse de travail.
Le quatrième chapitre, « Anti-gnostic literature » (p. 126-135), qui est aussi le plus court, poursuit la revue des sources utiles à l’étude des gnostiques, avec la littérature anti-gnostique chrétienne et non-chrétienne. On y trouve Irénée, Hippolyte, Plotin, ses élèves, avec des informations sur leurs œuvres polémiques, le contenu et quelques indications sur leur manière de considérer les gnostiques. Le cinquième chapitre, « Gnosis : essence and expressions » (p. 136-205), s’intéresse aux doctrines des gnostiques et à leurs formes d’expression variées. On peut toutefois regretter l’usage du terme « essence » qui donne une tonalité trop essentialiste. Les questions théologiques, christologiques, anthropologiques et sotériologiques sont abordées à la fois de manière générale et en fonction des communautés ou groupes de textes. Cela permet de relever les grandes lignes qui relient les communautés gnostiques les unes aux autres et les différences entre elles. Plusieurs pages de ce chapitre sont particulièrement intéressantes, notamment celles sur le rôle de l’enseignant (à relier à l’importance de la connaissance) et sur la théurgie. Van den Broek, aussi bien dans ce chapitre que dans le chapitre trois, fait une certaine place aux pratiques dites magiques et il interroge le rapport entre magie, sacrement et rituel. Pour les enjeux théologiques, il aborde la question du dualisme et il distingue entre les écrits qui évoquent deux hypostases et ceux qui en évoquent trois. Il discute également le terme « éon » (p. 159).
Le sixième et dernier chapitre, « Backgrounds » (p. 206-231), revient non pas tant sur les origines de la « religion gnostique » que sur le fonds culturel et religieux qui a nourri les mouvements gnostiques : la philosophie grecque, le judaïsme, le christianisme, sans oublier, à juste titre, l’esprit du temps. Cela permet de dépasser le débat entre origines juives et origines chrétiennes. Van den Broek clôt l’ouvrage par une bibliographie (sources et études) et deux index (sources ; thèmes et noms).
L’ouvrage Gnostic Religion sera utile à tous les étudiants s’intéressant aux écrits gnostiques et à l’histoire des religions ; il retiendra également l’attention des chercheurs, qui seront sûrement amenés à méditer et amender la classification proposée par van den Broek.