Premier tome de la série Witness to ancient history, cet ouvrage est soigné, doté de sept illustrations non commentées et insuffisamment légendées ; de cent-vingt pages découpées en un prologue, six parties, un épilogue ; de remerciements ; de cent-vingt notes de fin renvoyant aux textes anciens ; de suggestions de lecture ; d’un index. Les remerciements nous informent qu’il s’agit d’un ouvrage dédié au grand public afin de fournir une lecture moderne et sans jugement des jeux de l’arène. L’auteur propose également de présenter quelques idées nouvelles au monde académique. Ce projet est soutenu par une riche bibliographie commentée d’une cinquantaine d’ouvrages anglo-saxons ne mentionnant toutefois pas les excellents travaux archéologiques menés en Grande-Bretagne.1 Celle-ci, ouvrage de vulgarisation oblige, est adressée à un lectorat grand public anglophone qui trouvera là une bonne introduction aux principales questions soulevées par les scientifiques, et non une synthèse globale des connaissances les plus récentes sur le monde de l’amphithéâtre.
La nouvelle lecture annoncée par l’auteur est d’abord prise à contre pied, l’introduction débutant par une présentation lyrique des poncifs connus du public. Ils sont ensuite questionnés en remettant en perspective la validité du témoignage de Dion Cassius, annoncé comme la source principale. Pourtant cet auteur ne dit presque rien de ces jeux, excepté que l’empereur avait tué de ses mains des hippopotames, des éléphants, des rhinocéros et une girafe sans rien nous dire des conditions de ces mises en scènes (D.C. 72.10). Toner pose ensuite la question, omniprésente dans toute la littérature anglo-saxone, « Pourquoi les Romains s’amusaient à assister au massacre d’animaux et à regarder des hommes se battre jusqu’à la mort ? », pour la déconstruire en montrant avec raison qu’elle n’a pas de sens et qu’il faut comprendre la société romaine de l’intérieur et non en y projetant nos jugements et fantasmes. En fin de compte, comme il le rappelle à la dernière ligne de la conclusion : « Trying to understand why Commodus thought it was a good idea to kill a rhino can help us see just how complex and important an institution the games really were in the Roman world. » Cette même méthodologie est appliquée dans l’ouvrage : Toner donne un poncif, ou expose une source partiale, puis, au bout de quelques pages, appelle à la prudence ou déconstruit l’image de départ.
Le premier chapitre, « Commodus’s Great Games », s’ouvre et se clôt sur une description colorée de la violence et des excès des jeux de Commode, tirée essentiellement d’Hérodien qui n’est pourtant pas cité (Hérodien, I, 47). Il souligne que la venatio ouvrant les jeux s’inscrit dans une tradition ancienne où Rome manifeste sa domination sur la nature elle-même. Toner utilise ensuite cet exemple pour rappeler de manière vivante, parfois trop imaginative, le déroulement normal des jeux : le dernier repas des gladiateurs, la procession, le sacrifice, l’affichage du programme, la diffusion de parfum, les loteries, les chasses, les exécutions, les mises en scènes mythologiques (qui ne sont pas toujours des mises à mort contrairement à ce qui est dit), et enfin les combats de gladiateurs. La description des combats de gladiateurs laisse perplexe tant l’auteur ne prend pas en compte les profondes avancées des connaissances dans ce domaine ces quinze dernières années, notamment concernant les règles de combat, les types de gladiateurs et les façons de les organiser par paires. Cela est dû aux sources littéraires utilisées par l’auteur confronté là à une des difficultés majeures de toute étude sur l’amphithéâtre : le risque de généralisation de scènes décrites par des auteurs tardifs.
Le deuxième chapitre, « When in Commodiana », s’attache à répondre à la question : Si la venatio est une norme, Commode est-il le premier empereur à s’être ainsi donné en spectacle ? Toner discute ici le point de vue des sources sur ce règne. Il y a là une excellente démonstration d’une vulgarisation de qualité, sérieuse, montrant la maîtrise qu’a l’auteur des sources littéraires et les transmettant efficacement au lecteur, avec toutes les mises en garde de rigueur. L’auteur remarque avec justesse que Commode était prêt à régner, sans contestation. L’empereur étant jeune, la situation politique tendue, faite de tensions entre le sénat et la famille impériale, et même à l’intérieur de celle-ci, a pu rendre Commode vulnérable et sa réaction aurait alors été un excès d’autorité pour lutter contre ses ennemis. Opposé au sénat, l’empereur devient populiste, développant une relation privilégiée avec le peuple à travers les jeux. Il refonde Rome et donne à sa figure une valeur divine en s’associant à Hercule. Les analyses que nous pouvons faire de ces faits, en repartant des sources, ne nous donnent pas de réponses car leur valeur est trop limitée.
Le troisième chapitre, « An Emperor Loves His People », revient sur les moments d’impopularité de l’administration impériale et notamment sur le cas de Cléandre. Le peuple se plaint alors des excès de l’affranchi lors des jeux, car les jeux sont le moment privilégié où l’empereur et le peuple peuvent communiquer. Ce n’est pas seulement le peuple, c’est le populus organisé hiérarchiquement dans l’amphithéâtre qui reçoit le message de l’empereur et qui, parfois, peut faire passer ses revendications. L’amphithéâtre rend possible cet échange et c’est pourquoi il est normal de dépenser autant de ressources dans cette institution centrale de la politique et de la culture romaine. Ce chapitre remet utilement en contexte des jeux qui ne sont pas seulement un amusement, l’ otium étant une notion hautement plus complexe à saisir. L’auteur reprend ici avec efficacité les grandes lignes de l’argumentaire de ses précédents ouvrages.
Le quatrième chapitre, « Feeding the Monster », se concentre sur l’organisation des jeux dont l’auteur nous dit, en généralisant de façon un peu maladroite le calendrier de 354 ap. J.-C., qu’ils se tenaient pendant dix jours au moment des Saturnalia. Capture et transport des animaux, recrutement et entraînement des combattants, publicité, décors, mise en scène, construction de l’édifice : tout cela exige une organisation logistique et législative complexe et de plus en plus coûteuse. Cela ne veut pourtant pas nécessairement dire que les jeux de l’amphithéâtre aient été la cause de l’éradication d’espèces entières comme le dit Toner. En revanche il est bon de rappeler qu’un gladiateur est cher, et encore plus cher s’il est mutilé ou tué, et donc que les mises à mort n’étaient pas systématiques. Par contre on se demande bien comment l’auteur peut estimer que plus de 2% des jeunes hommes de l’empire étaient gladiateurs.
Le cinquième chapitre, « Win the Crowd », s’intéresse à la composition du public et à la part de celui-ci que souhaite séduire l’empereur. Il est vrai, si l’on en croit Calpurnius Siculus, que bien souvent les élites romaines devaient occuper l’immense majorité des sièges, peut-on pour autant généraliser comme le fait Toner ? Rien n’est moins sûr, surtout dans les amphithéâtres de provinces, et là est sans doute un des problèmes de toute étude sur l’amphithéâtre : les sources parlent de Rome. Pourtant il n’est pas certain que l’amphithéâtre devienne systématiquement un « microcosm of respectable society ». Cette foule est d’humeur variable et, ne pouvant plus voter aux assemblées, elle fait sentir cette humeur lors des jeux, mais sans jamais remettre le régime en cause. Ces gens sont des experts et des passionnés des jeux, attendant un spectacle de qualité, sans être nécessairement des hommes vicieux plein de haine et vouant un culte psychotique à la violence. Les analyses sur la place des jeux dans la société romaine nous ont paru les pages les plus pertinentes de l’ouvrage présentant, dans toute leur complexité et avec une grande clarté, les relations sociales et les processus d’autoreprésentation en jeu dans et autour des lieux de spectacle. Les jeux dramatisent les traits de la civilisation romaine et les rendent visibles. Par exemple, l’attitude du gladiateur entraîné à accepter la mort sans trahir aucune émotion est un trait caractéristique de cette société, mettant à distance l’image de la violence. Toner souligne avec justesse que cette vision du monde devait varier selon les contextes géographiques et sociaux-culturels, ajoutons aussi qu’elle change dans le temps, ce que ce livre ne prend sans doute pas assez en compte.
Le sixième chapitre, « How to Be a Roman », revient sur les questions d’identité. Les acteurs des jeux sont des infâmes au banc de la société, mais ils sont aussi des exemples de vertu. Les jeux deviennent ainsi un moyen pour les Romains de construire un sentiment d’appartenance à une communauté régie par ses hiérarchies, ses règles, sa culture. C’est ce qui fait que les Romains considéraient les jeux comme un trait de civilisation, une bonne chose. Cela permet de démontrer les valeurs militaires romaines : discipline, self-control, aptitudes, intelligence, expérience, courage.
Enfin, l’épilogue, « Fighting Back » s’ouvre sur une paraphrase de six pages du martyre de Perpétue à Carthage, dix ans après la mort de Commode. Celle-ci présente la vision de Perpétue, qui décrit un concours grec récemment donné à Carthage, et le martyr qui a lieu dans l’amphithéâtre.6 Toner souligne avec justesse que les chrétiens n’ont pas choisis innocemment ce lieu de pouvoir symbolique pour manifester leur opposition au pouvoir romain. Malgré la rareté de ces persécutions, les auteurs modernes et contemporains ont modelé notre vision négative des combats de l’arène en reprenant, hors de tout contexte, les rares critiques de l’élite romaine tels Sénèque et Juvénal, et les pères de l’Église et les actes des martyrs, réduisant le monde complexe de l’amphithéâtre à la plus simple expression d’une brutalité primitive.
Les réserves que nous avons émises concernent avant tout des approximations et des raccourcis parfois peu judicieux, et peu étayés par les sources. Ceux-ci sont sans doute inhérents au processus de vulgarisation visant à s’ouvrir au plus large public. Cela étant il me paraît y avoir deux écueils majeurs : ponctuellement l’auteur développe des analyses dépassées depuis des années par l’historiographie ; et, parfois, Toner a tendance à généraliser les sources ce qui tend à gommer les profondes évolutions qu’a connues le monde des spectacles romains sur six à dix siècles d’existence. Le point le plus réussit est l’attention constante portée aux spectateurs, à leurs ressentis. Ce livre demeure, surtout dans les chapitres II, III et V, un bon exercice de vulgarisation et les lecteurs néophytes y trouveront une riche introduction au monde de l’amphithéâtre et sortiront de leur lecture avec une vision beaucoup plus juste et nuancée que celle issue de nos fantasmes contemporains sur le monde romain.
Notes
1. N.C.W. Bateman, London Roman’s Amphitheatre, Londres, 2011.
2. Depuis G. Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, Rome, 1981, de grands corpus ont été réunis par les Italiens (la série Epigrafia anfiteatrale dell’Occidente romano), les Allemands ont travaillé sur les gladiateurs et le décor, l’architecture et l’implantation des amphithéâtres (M. Junkelmann, Das Spiel mit dem Tod, so kämpfen Roms Gladiatoren, Mainz, 2000 et T. Hufschmid, Amphitheatrum in Provincia et Italia, Augst, 2009), tout comme les Espagnols (J. Beltrán Fortes et J.M. Rodríguez Hidalgo, Italica. Espacios de culto en el anfitéatro, Séville, 2004).
3. L. Robert, « Une vision de Perpétue martyre à Carthage en 203 », CRAI, 1982, 126.2, p. 228-276.