BMCR 2015.02.49

Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe: les usages de l’Iliade dans la culture écrite américaine contemporaine. Echo, 11​

, Guerre de Troie, guerres des cultures et guerres du Golfe: les usages de l'Iliade dans la culture écrite américaine contemporaine. Echo, 11​. Bern; Frankfurt am Main; New York; Wien: Peter Lang, 2014. xviii, 349. ISBN 9783034315111. $106.95 (pb).

Table of Contents

Les historiens de l’Antiquité et du cinéma s’intéressent de façon soutenue à la réception populaire des stéréotypes anciens.1 Dans ces études, des scientifiques comme P. Payen ou M. Winkler, abordent en particulier la question de la guerre, en partie à travers la geste troyenne ou encore les guerres médiques.2 La question se pose du rôle que peut jouer la section de grec ancien dans ce travail de réflexion sur nos modes de pensée. Gaël Grobéty présente les classicistes comme un groupe à part, confronté à un supposé « inconfort du présent » ; idée qu’il nuance de loin en loin. Lui-même ayant fréquenté les bancs de cette section à l’université de Lausanne tout en étudiant l’histoire de cinéma, il propose au lecteur une vision tout-à-fait intéressante de l’image que se construisent les Américains des textes homériques.

Si nous commencions cet ouvrage par ses annexes, nous aurions déjà une image des difficultés soulevées par le riche sujet soumis à la réflexion du lecteur. En effet, la brève bibliographie mêle, et c’est assumé, ouvrages scientifiques, dont certains manquent, et ouvrages de vulgarisation, parfois douteux. Cela livre une vision troublée de cette recherche tant certains articles sont plus des sources que des études, rejoignant alors les quatre vingt articles de presse des années 1990-2007 cités qui sont le cœur du travail. Ce corpus est fondé sur une recherche informatique sur le mot clef Iliad dans la presse des capitales d’état américaines. Il est non exhaustif et multiforme, si complexe, que l’auteur se sent obligé d’en définir et d’en justifier les contours de façon redondante, dans des notes introductives, dans l’introduction générale, au début du deuxième chapitre et dans l’annexe. Ce corpus permet de se faire une idée globale de la place des textes homériques dans la presse américaine et sur le web. La faiblesse de ce corpus réside sans doute dans son caractère urbain. Qu’en est-il des Américains en dehors des grandes métropoles ? Cette sélection est utilisée pour mener l’étude, non pas de l’actualité d’un texte, mais d’une tradition qui crée une Iliade moderne, universalisée, décontextualisée, stéréotypée, référent essentiel à l’unité de la culture populaire. Vaste et nébuleuse, elle sert de support aux réflexions sur les guerres menées par les USA. Le constat de départ, mis en valeur à travers une citation de N. D. Kristof, est que les Américains pensent en général la geste homérique comme une image concrète de la réalité contemporaine. Pour simplifier, l’idée serait qu’en 3200 ans les moyens ont changé, pas les hommes, donc on peut réfléchir à la morale dans l’ Iliade et se l’appliquer. C’est là tout l’intérêt de cette étude, appuyée sur les concepts de P. Bourdieu, qui s’intéresse, non à la puissance évocatrice du texte homérique, mais à l’idée contemporaine qui dépasse de loin le texte ancien. Les USA sont le pays qui utiliserait le plus cette référence, tout en étant la première puissance du globe, un « empire américain » prosélyte, dont les principaux intérêts stratégiques se situent aujourd’hui au Moyen- Orient. L’analyse de cet ouvrage se place au cœur d’une lutte entre l’idée conservatrice qu’il faut une force pour encadrer les mauvais instincts humains, l’ Iliade montrant le triomphe de l’Occident sur l’Orient, et les libéraux qui ont tendance à voir un texte donnant une vision nuancée du monde. Les Anciens, que tous tentent de s’approprier, semblent alors un refuge dans un monde post guerre froide où se perdent les repères.

Le plan de l’ouvrage suit un découpage selon les sources : dans une première partie sont concernés les ouvrages à visées scientifiques pour le grand public ; dans une deuxième partie, uniquement les productions de textes journalistiques et numériques ; dans une troisième partie l’auteur se livre à une étude de cas d’une œuvre de fiction. L’ouvrage se termine par six annexes : une introduction au corpus, la liste des journaux examinés, treize articles, des statistiques, un résumé des épopées satiriques la Bushiad et l’ Idyossey, un résumé de Ilium et Olympos.

Le premier chapitre, « L’ Iliade au cœur des débats culturels et des réflexions sur la guerre : analyse d’une équation complexe entre université et culture populaire », s’ouvre sur une mise au point historiographique. La littérature scientifique à cycle de production court est ensuite analysée, manifestant l’importance primordiale du statut de l’œuvre qui traverse les mouvements de pensée, chacun pensant avoir assimilé le texte à sa cause. L’ Iliade est considérée comme le premier jalon du canon occidental, y compris aux USA, qui se sont pourtant parfois éloignés de ces références dans leur volonté d’indépendance, et malgré la mise en retrait des études classiques qui accompagne la massification de l’enseignement. La vivacité du texte homérique aux USA est surtout encouragée par l’existence des classes de littérature générale. Ces great books courses, sont suivis depuis les années 20 par un nombre grandissant d’étudiants, cent mille par an aujourd’hui. Étudiant indifféremment des textes de cultures et de natures différentes, ils participent à la décontextualisation, à la désincarnation du texte qui devient un élément d’une suite logique de quelques dizaines d’œuvres qui conduiraient linéairement la société d’Homère à nos jours. Ce canon, contesté dans les années 60 revient en force sous l’impulsion des conservateurs dans les années 90. Ils accusent les classicistes d’être tombés dans le relativisme et de s’être fait influencer par le multiculturalisme. Cela les conduit au rejet de l’université : le professeur de classics n’a pas à être un chercheur, mais simplement un enseignant, transmettant la morale immémoriale du texte. Le but est de faire d’Homère une valeur universelle : reflet d’une société guerrière de citoyens-soldats, réceptacle de la supériorité de l’Occident dépositaire de l’ aretè. Homère aurait eu le génie de transformer l’intégralité de la condition humaine dans toute sa complexité en un seul récit, un tout, qui n’aurait subi aucune influence, un livre pur. Les libéraux rejoignent les conservateurs dans l’idéalisation du texte. Tous sont amenés à émettre, à un degré ou un autre, un avis, à prendre une position sur les culture wars, la question de la guerre étant centrale. L’Amérique devient Achille, et son talon inquiète. De West Point aux psychanalystes, la littérature sert de soutien aux théories sur la guerre actuelle et ses dérivés : la folie, la commémoration des morts, ou encore le traitement du stress post-traumatique. La guerre dans l’ Iliade est envisagée comme un miroir des pratiques contemporaines.

Le deuxième chapitre s’intitule : « L’ Iliade au service de l’actualité : la position de l’épopée dans les médias journalistiques et informatiques. » Grobéty y montre que le texte homérique est intégré, de façon discrète, au quotidien du way of life américain. C’est le cycle de l’histoire, un texte fondateur mondialement connu, le plus vieux de la culture occidentale, plus grande œuvre sur la guerre. C’est un exemple pertinent et économique pour illustrer les articles de presse. L’ Iliade est citée pour mettre en avant le cursus classique de tel ou tel, comme allégorie du beau et de la qualité supérieure, ou encore afin d’illustrer un combat honorable. Deux thématiques dominent : l’incarnation de la guerre, le miroir de notre temps. L’auteur identifie dix-sept usages faits du texte : pour illustrer l’opposition à : La bêtise de l’Américain / L’illettrisme ou le manque de culture générale / La place prépondérante de la culture populaire sur la culture classique / La culture audiovisuelle / La distinction entre culture populaire et culture classique tant l’ Iliade mêle sérieux et divertissement / Au relativisme postmoderniste / L’utilitarisme économique / Au christianisme conservateur / La propagande gouvernementale ; ou pour soutenir : Les great books courses / L’importance de l’éducation libérale / Le canon / L’utilisation de la culture populaire dans le cursus ; ou, enfin, pour étayer des idées contradictoires : La perte de vitesse de la culture générale des Américains—Mais les classics connaissent un nouveau succès / On ne connaît plus l’ Iliade — Mais la guerre de Troie suscite plus d’intérêt que jamais. À quelques exceptions près, tel le journaliste David Denby qui propose de revenir à la différence du texte, la plupart traitent du contemporain en faisant appel à l’ Iliade, sans jamais revenir à la source. Cela donne l’image fataliste d’une culture poussée à reproduire l’opposition Occident/Orient et entraînée à la guerre. L’imaginaire prime sur le texte : à la sortie du film de Petersen, dans les discours sur la guerre en Irak, on a plus parlé des trois semaines de siège de Troy que des dix ans de l’ Iliad. Quand le conflit irakien s’est enlisé, on est revenu à l’ Iliade, souvent utilisée comme un biais critique face à un gouvernement de guerre peu tolérant et apôtre du choc des civilisations. On compare alors les événements et personnages : Bush est Agamemnon. Certains, minoritaires, en viennent à représenter l’Amérique en cité assiégée et à la fois porteuse de la guerre au proche Orient, s’opposant à l’idée dominante conservatrice d’une assimilation simpliste Achéens/Américains. C’est aussi un réservoir de leçons morales. La guerre est un carnage et elle a des conséquences. Il faut s’en prémunir en luttant contre l’ hybris, en écoutant les Cassandres et Laocoons, en étant conciliant avec ses alliés, ou encore en respectant ses ennemis sur le modèle de la koinè achéo-troyenne. Grobéty affirme que personne ne remet en question le fait de tirer des leçons de l’ Iliade, ceux qui prôneraient l’inutilité d’une telle position n’en parleraient même pas (p. 156). La question que soulève une telle assertion est celle de la représentativité du corpus, question qui n’est jamais vraiment abordée, même dans les graphiques des annexes. Si ceux qui refusent la comparaison se contentent de ne pas citer l’ Iliade, combien sont-ils alors à traiter de la guerre en Irak sans jamais y faire allusion, quel est leur impact sur l’opinion par rapport à ceux qui jugent bon de l’utiliser ?

Enfin, le troisième chapitre, « Une œuvre de science-fiction au carrefour des influences », livre une intéressante monographie sur l’œuvre fictionnelle de Dan Simmons : Ilium et Olympos. Ce texte illustre le choc du 11 septembre et le radicalisme qui a pu en émerger. Il permet à Grobéty de réinvestir ses réflexions précédentes. Le lecteur est en revanche assez frustré de ne pas trouver une véritable analyse de la réception de cette œuvre auprès de la critique et du public afin de mieux l’insérer dans les réflexions antérieures.

Cet ouvrage, de manière parfois redondante, fait redécouvrir un trait de pensée répandu en Amérique, celui de la permanence dans le temps de ce qu’est l’être humain : une idée qui conduit à faire le lien entre passé et présent, quelle que soit l’idéologie de l’auteur. Grobéty présente là une étude interne à la société américaine. Le lecteur est d’autant plus surpris de trouver sous sa plume une étonnante et régulière utilisation d’un « nous » personnel pour parler de la société américaine, semblant contredire l’idée de départ que la réception de l’ Iliade n’est pas la même dans tous les pays occidentaux. Cette confusion est d’ailleurs énoncée : « Peut-être l’ Iliade et l’ Odyssée ont-elles simplement échappé à toute assimilation privilégiée par une civilisation spécifique, et sont-elles devenues des « épopées du monde » ; peut-être l’insistance des discours conservateurs à s’approprier l’ Iliade répond-elle ainsi à la crainte de découvrir que « notre » identité est également celle des autres » (p. 148). Pour répondre à cette interrogation, il faudrait creuser la réception d’Homère dans le monde arabe et ailleurs, comme le propose Grobéty en ouverture, et comparer avec les autres textes majeurs. Ce livre de qualité ouvre ainsi des pistes de réflexions sur la réception de l’Antiquité et les études de la représentation de la guerre, domaines qui ne cessent de se développer chez les classicistes, ce dont on ne peut que se réjouir. ​

Notes

1. Par exemple H. Dumont, L’Antiquité au cinéma, Lausanne: Cinémathèque Suisse 2009.

2. M. Winkler, Troy: from Homer’s Iliad to Hollywood Epic, Malden MA: Blackwell 2007. P. Payen, Les revers de la guerre en Grèce ancienne, Paris: Belin 2012 ou encore la publication à venir du colloque « L’Antiquité au cinéma. Formes, Histoire, Représentations » de 2011 à la cinémathèque de Toulouse et la table ronde des rendez- vous de Blois : « Les usages idéologiques de la guerre antique, XIXe-XXIe siècle ». ​