En 21 chapitres suivis d’un Appendice regroupant une très utile sélection de documents répartis en sept sections chronologiques (p. 361-442), Ian Rutherford, dont les travaux sur les pèlerinages et les voyages dans le monde grec sont connus et appréciés, propose ici une remarquable synthèse sur la théorie et les théores. Le sujet, comme il le souligne d’emblée dans la Préface, méritait assurément plus d’attention qu’il n’en avait reçu jusque-là, dans la mesure où il engage les relations diplomatiques de la polis, les activités religieuses, la gestion du territoire et la représentation de l’espace, les mobilités et leurs réseaux, ainsi que les pratiques symboliques qui s’y rapportent, bref un large éventail de pratiques, plus ou moins codifiées, et un ensemble de représentations et d’imaginaires liés à la relation des cités avec les dieux et des cités entre elles. En traitant systématiquement le sujet, en le décomposant en une série de facettes, toutes analysées avec clarté et érudition, Ian Rutherford offre un volume précieux et stimulant qui est destiné à devenir une référence.
Le chapitre initial s’attache à définir le sujet et les problématiques qu’il soulève. Rappelant que le cadre de ce qu’on appelle traditionnellement la polis religion reste le plus pertinent pour appréhender la relation que chaque communauté, inscrite dans un territoire, noue avec les dieux – position que je partage en tous points – l’Auteur déploie les divers visages des pratiques religieuses extraterritoriales : participation à des festivals communs, annonce d’un festival à venir, consultation d’oracles, offrandes dans des sanctuaires « étrangers », de manière régulière ou occasionnelle, visite à des sanctuaires de type « mystérique » ou de type thérapeutique, échanges cultuels entre métropole et colonie, gestion collective d’un sanctuaire fédéral, accueil de réfugiés ou suppliants. L’ensemble de ces catégories peut faire intervenir des théores, c’est-à-dire des personnes déléguées officiellement par la cité pour intervenir, d’une manière ou d’une autre, dans un sanctuaire extérieur à celle-ci. Investis d’une mission, les théores, si l’on s’en tient à l’étymologie, « observent » quelque chose. I. Rutherford décortique la question de l’étymologie et de la polysémie des termes concernés. Les théores relèvent, en quelque sorte, du registre anthropologique de l’observation participative. Leur inscription dans des réseaux, de plus en plus intenses à l’époque hellénistique, témoigne précisément de leur implication, à des degrés variés, dans des logiques d’échange et de réciprocité que l’Aauteur envisage dans le détail dans la suite du livre. Le chapitre introductif propose aussi un très utile état de la question, un point sur la terminologie moderne (‘state pilgrim’ et ‘pilgrimage’, ou pas ?) et une présentation du plan de l’ouvrage.
Celui se déploie à travers 19 sections thématiques agrémentées d’un épilogue. En premier lieu, ce sont les sources qui sont présentées. Attestés entre le VI e siècle av. J.-C. et le III e siècle ap. J.-C., les théores ont laissé des traces avant tout épigraphiques, de diverses natures, mais inégalement réparties dans le temps et dans l’espace. Ces traces, dans la plupart des cas, sont inhérentes à leur mission et sont destinées à la fois aux hommes et aux dieux. Elles témoignent aussi des processus de régulation qui accompagnent les missions et visent à protéger les théores. Outre les inscriptions, le dossier comprend des papyrus et un large panel de sources littéraires, d’Homère et Théognis à Héliodore d’Émèse, c’est-à-dire tout au long de l’arc chronologique considéré dans cette ample monographie. Dans la foulée, I. Rutherford propose un historical overview du sujet, en examinant successivement les débuts (y compris les rétroprojections mythologiques), les époques classique, hellénistique et romaine. Il en conclut que la pratique de la théorie était aussi versatile que simple, de sorte qu’elle n’a cessé d’être remodelée, repensée, adaptée aux exigences d’un monde en marche.
À partir de la quatrième section du livre, on entre dans les pratiques de la théorie : tout d’abord celle de prendre part à un « festival », c’est-à-dire à des fêtes religieuses partagées, au niveau local ou régional, parfois panhellénique, généralement associées à des agônes. Un cas particulier est celui des relations entre métropoles et colonies qui entretiennent leur lien génétique par le biais de performances religieuses. Dans certains cas – c’est la matière du chapitre 5 – la mission des théores n’est pas tant de prendre part à un festival que de l’annoncer ( epangelia) et de proclamer une trêve. I. Rutheford montre bien comment les listes de theorodokoi, ces délégués chargés d’accueillir les théores, nous renseignent sur les dispositifs mis en place pour encadrer les missions étrangères et renforcent l’impression d’un vaste réseau diplomatique au sein duquel la notion de réciprocité est essentielle. Chacun est tour à tour reçu et recevant, bref « hôte » dans les deux sens du terme. Le chapitre 6 concerne les missions (publiques, beaucoup plus que privées si l’on s’attache à suivre la notion de « théorie/théore ») visant à consulter des orales, dont Théognis fournit la première trace dans sa première élégie. Tout à fait intéressantes sont les pages consacrées aux procédures visant à se protéger contre les fraudes oraculaires. I. Rutherford met ensuite en scène les théores portant des offrandes (prémices, animaux pour le sacrifice, objets, aphidrymata, etc.), tels qu’on les voit apparaître en particulier dans les inventaires (à Délos, Athènes, Didymes, etc.) et dans les sources littéraires. Dans ce chapitre comme dans tous les autres, l’analyse est étayée par une connaissance approfondie des dossiers. L’érudition, sans jamais être encombrante, est omniprésente, avec d’innombrables références aux sources et une superficie d’enquête vraiment impressionnante, à l’échelle de la Méditerranée. Le chapitre 8 traite de l’existence, dans certains contextes, de magistrats appelés « théores », en partant du cas célèbre du passage des théores à Thasos. L’Auteur montre judicieusement, en passant en revue les divers dossiers locaux ou régionaux, le rôle de ces figures institutionnelles qui articulent le dedans et le dehors de la cité. Leur appartenance à l’élite sociale confirme ce que l’anthropologie suggère, à savoir que le contrôle exercé dans la communauté n’est pas dissociable de celui qu’on s’efforce d’exercer en dehors de celle-ci. Reste à comprendre l’articulation entre les magistrats et les théores en tant qu’envoyés sacrés. Sur ce plan, I. Rutherford envisage plusieurs hypothèses sans véritablement trancher.
Puisqu’ils sont étymologiquement parlant des « observateurs », que voient les théores ? Tel est l’enjeu du chapitre 9. Ils participent en tant que témoins au culte, en particulier au sacrifice. Qu’implique au juste cette sollicitation de la vue ? En quoi diffère-t-elle de celle d’un voyageur à la manière d’Hérodote ou de Pausanias ? Le chapitre 10 cible la question de la participation à une théorie : nombre de personnes et sélection, rôle de l’ architeōros, place éventuelle des femmes, répétition des mandats, entourage des théores (héraut, alète, interprète, prêtre, etc.) D’importance cruciale est l’implication de jeunes gens formant un chœur, qui permet d’envisager une dimension initiatique (« tribale ») aux voyages ainsi accomplis. Les conditions d’accomplissement du voyage sont étudiées dans le chapitre 11, avec les divers temps que sont le départ (et sa ritualisation), la traversée en mer, le voyage par voie terrestre, les dangers du voyage, le retour, chacun de ces moments étant accompagné par les dieux et leur présence prophylactique. Le chapitre 12 traite des performances rituelles accomplies par les théores (et leur entourage) dans les sanctuaires concernés par leur mission. Accueillis par les proxènes, soumis au versement de certaines taxes, encadrés par des conventions, les théores accomplissent souvent un sacrifice commun ( sunthusia) donnant une visibilité à la notion d’ Hellènikon, conçue en somme comme l’assemblée ritualisée des théores venus de toutes les régions de la Grèce (cf. le témoignage notable de Philostrate, Gymn 5-6, étudié p. 205). Ils s’adonnent aussi à, ou se contentent d’observer, des processions collaboratives et des compétitions, pouvant même, ainsi que le suggère une inscription de Tanagra, assumer le rôle de juges. Le chapitre 13 analyse dans le détail deux questions articulées à deux case studies : d’une part le problème du funding et de l’autre celui de l’identité politico-religieuse telle qu’elle se déploie dans les fêtes religieuses, en partant de la Puthaïs athénienne, qualifiée de travelling image of the Athenian state et de la théorie envoyée par Cos à Délos (sur ce contexte, voir aussi S. Paul, Cultes et sanctuaires de l’île de Cos, Kernos suppl. 28, Liège, 2013).
Le chœur civique, cette « ribambelle humaine » qui semble relier la cité de départ et celle d’arrivée, sous le regard amusé des dieux, est un élément central du dispositif « théorique ». Il est aussi comme un segment d’ADN de la cité qui se déploie en dehors de son sol. Tel est l’objet du chapitre 14, tandis que le chapitre 15 se centre sur les relations diplomatiques unissant les États. La théorie, en effet, couvre à la fois le champ du religieux et du politique et le rôle des théores est, selon les contextes, les époques et les sources, présenté sous une lumière différente ; parfois le théore est un diplomate œuvrant pour les intérêts de la cité, à l’instar d’un ambassadeur. I. Rutherford montre très bien les jeux d’échelle dans lesquels son action prend tout son sens : États, régions, fédérations, ligues, empires… Cette approche le conduit tout naturellement à poser, au chapitre 16, la question du rôle des théor(i)es dans la diffusion de l’hellénisme et du panhellénisme, en rapport avec les grande sanctuaires partagés du monde grec. Dans une certaine mesure, en effet, ces voyageurs sacrés font fonction de trait d’union entre les cités grecques, en rendant visibles les liens de parenté qui les relient, mais ils peuvent aussi connecter entre eux des espaces et des populations non-grecques ou semi-grecques, ou encore « hellénisées » (Phéniciens, Syriens, Palestiniens, etc.). C’est ainsi que les déplacements des théores dessinent des réseaux dans le temps et dans l’espace, objets du chapitre 17. En examinant deux cas, celui de Samothrace et celui de Délos à l’époque hellénistique, mais aussi ceux de Dodone, Didymes, Claros, Delphes, etc. l’Auteur donne à voir un « système théorique » qu’il qualifie au moyen de sept attributs. Le chapitre 18 est tout entier consacré à Athènes et à ses théories qui s’étalent sur plus de huit siècles d’histoire, dans une documentation riche et variée. I. Rutherford étudie tout particulièrement la manière dont la théorie s’articule avec le système religieux athénien ; il s’intéresse aux groupes sociaux associés aux missions religieuses et à l’attractivité des fêtes athéniennes pour les théores étrangers.
Au chapitre 19 est abordée la question des rapports entre pratiques de la théorie et pensée philosophique. On rappellera en effet que le terme theoria renvoie aussi à la contemplation philosophique, donc à une pensée éthique, voire métaphysique qu’il convient d’articuler avec les usages observés jusque là, tournés vers le service des dieux et de la cité. Un détour par Platon montre que les observateurs peuvent se muer en surveillants, que les voyages peuvent conduire à des replis identitaires. Enfin, le chapitre 20 explore l’imaginaire ou les représentations de la théorie, tel qu’ils se construisent dans diverses sources littéraires, la Vie de Nicias de Plutarque ou l’ Heroicus de Philostrate, Aristophane ou Euripide, ou encore Héliodore, autant de traces des détournements, adaptations ou railleries créatives portant sur la figure du théore dont les potentialités romanesques émergent avec force.
La fin de la théorie, au chapitre 21, constitue l’épilogue d’un volume exemplaire, enrichi d’une bibliographie très fournie et d’un index tout aussi précieux. C’est une somme que livre I. Rutherford, d’une grande clarté et profondeur. Elle apporte un éclairage passionnant sur les théores et sur leurs manières de tisser des liens dans et en dehors de la cité, à la croisée du politique et du religieux.