L’édition critique du livre VI des Antiquités romaines proposée par Jacques-Hubert Sautel s’inscrit dans le projet d’édition de l’œuvre historique de Denys lancé dans les années 1980 par Jacques Jouanna pour la Collection des universités de France (CUF), dont il dirige la Série grecque depuis 1999, ayant succédé à Jean Irigoin. En 1990, une traduction des livres I et II par Valérie Fromentin et Jacques Schnaebele était publiée par les éditions Les Belles Lettres dans la collection « La Roue à Livres ». En 1998, le coup d’envoi dans la CUF était donné avec la publication par Valérie Fromentin de l’introduction générale et du livre I, suivie en 1999 de celle du livre III par Jacques-Hubert Sautel. Depuis la fin des années 1990, plusieurs thèses inscrites dans ce projet éditorial ont été soutenues.1
À l’échelle internationale, le renouveau des études dionysiennes se trouve en grande partie centré sur les Antiquités romaines, qui bénéficient désormais de la considération qui leur avait souvent été refusée depuis le XVIII e siècle. Ce regain d’intérêt a pris son essor à partir des années 1950, à travers toute l’Europe, avec notamment les travaux de Jean Gagé, Emilio Gabba, Paul Marius Martin, Domenico Musti, Jacques Poucet, Jean-Claude Richard, Dominique Briquel, Germaine Aujac, Valérie Fromentin, Silvie Pittia, Emanuèle Caire, Anouk Delcourt, Casper de Jonge, Nicolas Wiater, et tant d’autres.
Cet élan a contribué à faire ressentir la nécessité d’une redécouverte du texte même des Antiquités romaines, jusqu’alors essentiellement accessible via l’édition critique de Carl Jacoby2 et la traduction annotée d’Earnest Cary.3 Aussi l’œuvre historique de Denys a-t-elle fait l’objet de plusieurs traductions ces dernières décennies, dont une version française du livre I proposée par Paul Marius Martin4, une traduction en grec moderne sous la direction d’Athéna Hatzopoulos5, une traduction espagnole d’Elvira Jiménez et Esther Sánchez, ainsi que d’Almudena Alonso et Carmen Seco6, une traduction italienne de Floriana Cantarelli7, une traduction française des fragments des livres XII à XX dirigée par Sylvie Pittia8 et, en 2014, une traduction allemande de Nicolas Wiater.9 Toutefois aucun de ces travaux n’a été précédé d’un examen philologique méthodique, par la collation de l’ensemble de la tradition manuscrite du corpus, travail que la (re)découverte de plusieurs témoins ignorés par Carl Jacoby a rendu nécessaire.
Aussi l’édition du livre VI des Antiquités romaines dans la CUF constitue-t-elle un progrès important pour les études dionysiennes, non seulement parce qu’elle fournit la première traduction française de ce livre depuis 1723 et un commentaire informé sur les questions historiques et philologiques qu’il soulève, mais aussi parce que le texte édité résulte, selon les principes éditoriaux de la CUF, d’une collation à nouveaux frais de l’ensemble des témoins à ce jour connus et, notamment, d’un manuscrit ancien contenant les livres VI à X des Antiquités romaines 10, témoin décisif qu’ignore l’édition de Carl Jacoby, fondée sur l’étude de deux autres manuscrits ueteres 11 et la consultation de quelques recentiores.
L’ouvrage a bénéficié de la révision de Loïc Bertrand et de l’apport déterminant de Dominique Briquel, spécialiste des origines de Rome, dont Jacques-Hubert Sautel indique qu’il a non seulement relu le commentaire par étapes, au fil de sa rédaction, mais aussi lui-même rédigé la partie historique de la notice.
La notice (p. VII-CX) est composée de cinq parties intitulées « Analyse du livre » (p. IX-XV), « Questions d’érudition » (p. XV-LVIII), « Intérêt historique » (p. LIX-LXXV : partie rédigée par Dominique Briquel), « Intérêt littéraire » (p. LXXV-XCVI) et « La tradition du texte » (p. XCVI-CIX).
La notice commence avec quelques rappels sur la composition générale des Antiquités romaines, suivis par un focus sur celle du livre VI, « Analyse du livre » : après un premier chapitre décrivant le consulat d’Aulus Sempronius et Marcus Minucius (l’année 497, selon la chronologie varronienne) et son fait majeur, la consécration du temple de Cronos (Saturne), le livre VI est présenté comme un diptyque, avec une première partie relatant le consulat d’Aulus Postumius et Titus Verginius (VI, 2-21, année 496) et la bataille du lac Régille, puis les problèmes intérieurs sous le consulat d’Appius Claudius et Publius Servilius (VI, 22-33, année 495) et celui d’Aulus Verginius et Titus Veturius, avec la dictature de Manius Valerius (VI, 34-48, année 494), et une seconde partie consacrée au consulat de Postumus Cominius et de Spurius Cassius (VI, 49-95, année 493) réussissant à calmer les troubles intérieurs et à remporter une victoire importante sur les Volsques.
La partie « Questions d’érudition » commence par un point sur « La chronologie de Denys dans le livre VI » : après quelques rappels sur les correspondances entre systèmes de datation grecs et romains et sur le décalage entre la chronologie varronienne et celle de Denys, il est question de la variabilité de la date d’entrée en fonction des consuls, de l’écart entre Denys et Tite-Live à propos du consulat sous lequel se déroule la bataille du lac Régille, et de la transition entre la sécession de la plèbe et la famine qui s’ensuit. Le second temps des « Questions d’érudition », intitulé « Le personnel politique », est consacré d’abord à la problématique de l’origine gentilice, puis aux différentes tentatives de reconstitution de la liste des noms des sénateurs députés sur le mont Sacré lors de la seconde ambassade (VI, 69, 3) et, pour finir, à l’identification des membres du premier collège de tribuns (VI, 89, 1-2). Le troisième volet des « Questions d’érudition » étudie « Le vocabulaire politique » à travers στάσις, πίστις et δῆμος/ πλῆθος.
La troisième partie de la notice, « Intérêt historique », s’intéresse aux deux événements historiques principaux du livre VI, à savoir, d’une part, la bataille du lac Régille, qui marque la fin des tentatives de retour au pouvoir des Tarquins et la mise en place de nouveaux rapports au sein de la ligue latine (bataille d’Aricie, foedus Cassianum) et, d’autre part, la première sécession de la plèbe et sa résolution avec l’institution du tribunat de la plèbe, événements à propos desquels un décalage est relevé entre l’importance de l’aspect économique dans la description du déclenchement de la sécession, et le caractère politique des mesures mises en œuvre pour résoudre le conflit, orientation qui pourrait être attribuée à une catégorie du peuple disposant de ressources plus abondantes et aspirant à un accroissement de son pouvoir politique, les futurs tribuns de la plèbe.
La quatrième partie de la notice, « Intérêt littéraire », permet à Jacques-Hubert Sautel de faire notamment la synthèse de plusieurs travaux récents sur des aspects stylistiques et rhétoriques de l’œuvre historique de Denys12, dont les siens, avec une étude de « La composition d’ensemble du livre VI », puis de « La rédaction des discours et des récits ».
La dernière partie de la notice est consacrée à « La tradition du texte ». Les grandes lignes de la tradition manuscrite de la deuxième pentade des Antiquités romaines (livres VI-X) sont rappelées. Jacques-Hubert Sautel vient confirmer les résultats des collations effectuées pour les autres livres de cette pentade dans les thèses récemment soutenues (voir infra, note 1), ainsi que ceux d’articles qu’il a lui-même consacrés aux témoins des Antiquités romaines, avec l’identification de deux branches dont les plus anciens manuscrits conservés sont A, B et V (voir infra, notes 10 et 11). Parmi les manuscrits recentiores et la tradition indirecte (notamment des excerpta qu’il a lui-même retrouvés dans un manuscrit athonite) Jacques-Hubert Sautel rejoint également les conclusions des thèses soutenues sur le reste de la pentade et brosse un tableau de l’état actuel de la recherche sur ces traditions. Quant aux principes de son édition, considérant que la tradition du codex V est contaminée et que la branche AV a fait l’objet d’une réfection, Jacques-Hubert Sautel estime qu’il n’est pas possible de trancher systématiquement dans les lieux variants opposants A à BV ou AV à B, et fait intervenir la critique interne, renvoyant à des lieux variants parallèles des Antiquités romaines (au moyen du TLG), aux résultats des thèses soutenues sur les autres livres de la pentade, ainsi que des habitudes d’écriture de Denys. Il n’est pas proposé de stemma, mais fait référence à celui de la thèse soutenue en 2004 sur le livre VII comme au « plus complet ».13
Suivent différents tableaux synthétiques (p. CXI-CXXIV), une table des sigles (p. CXXV-CXXVI), le texte, l’apparat critique et la traduction s’étendant sur cent quarante pages, puis la liste des abréviations bibliographiques utilisées (p. 141-152), des notes complémentaires (p. 153-295) et un index nominum (p. 297-299).
Par ailleurs, quelques remarques peuvent être formulées. Aucune des traductions récentes des Antiquités romaines contenant le livre VI, mentionnées supra, ne figure dans la bibliographie. Les références à Edward Spelman et Earnest Cary sont confuses14 : c’est en fait, d’une part, sur le texte de Carl Jacoby et, d’autre part, sur la traduction d’Edward Spelman (elle-même basée sur le texte de John Hudson) que s’appuie le travail d’Earnest Cary.15 On regrette une tendance à distribuer à Denys « bons points »16 et, plus souvent, « mauvais points »17, face à un passage difficile à comprendre, ou encore à le comparer à ses prédécesseurs sur le mode d’un classement dont Thucydide serait le major et Denys un camarade à la critique « indécente »18 : voilà des clichés dont il serait temps de s’affranchir, en évitant de comparer deux œuvres comme des valeurs absolues, pour les étudier dans leurs contextes pragmatiques respectifs.
Notes
1. Valérie Fromentin, Denys d’Halicarnasse et l’historiographie de Rome en langue grecque (garant : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 1997 / édition critique du livre IV) ; Nicole Haffner-Monleau, Denys d’Halicarnasse, Les Antiquités romaines : édition critique, traduction et commentaire du livre VIII (directeur : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 1997) ; Hélène Godin-Olivier, Denys d’Halicarnasse, livre IX des Antiquités romaines . Édition critique, traduction et commentaire (directeur : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 1998) ; Stavroula Kefallonitis, Édition, traduction et commentaire du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directeur : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 2004) ; Mélina Lévy, Édition, traduction et commentaire du livre X des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directeur : Jacques Jouanna, Université Paris 4, 2005) ; Jean-Baptiste Clérigues, Édition critique, avec traduction et commentaire, du livre XI des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (directrice : Valérie Fromentin, Université Bordeaux 3, 2007).
2. Bibliotheca Teubneriana, Leipzig, 1885-1905.
3. Loeb Classical Library, London-Cambridge, 1937-1950.
4. Tours, 1971 (thèse dactylographiée).
5. Athènes, 2003.
6. Madrid, 1984-1988.
7. Milan, 1984.
8. Paris, 2002.
9. Stuttgart, 2014, vol. 1 (livres 1-3).
10. Le Vaticanus gr. 1300 (sigle V).
11. Le Chisianus R VIII 60 (sigle A) et l’ Vrbinas gr. 105 (sigle B).
12. Entres autres, les thèses de doctorats soutenues ces dernières années en France sur les des livres des Antiquités romaines (voir supra, note 1), ainsi que différents articles, dont Valérie Fromentin, « La définition de l’histoire comme ʽmélangeʼ dans le prologue des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (I, 8, 3) », Pallas 1993, p. 177-192 ; eadem, « Les Moi de l’historien : récit et discours chez Denys d’Halicarnasse », Dialogues d’histoire ancienne. Supplément 4-1, 2010, p. 261-277. Consulté le 12 mars 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/dha_2108-1433_2010_sup_4_1_3356; Stavroula Kefallonitis, « Unité du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse », REA 110, 2008, p. 195-214 ; Jacques-Hubert Sautel, « Discours et récits dans les Antiquités Romaines de Denys d’Halicarnasse : différents niveaux d’énonciation », Pallas 97, 2015, p. 51-67. Consulté le 12 mars 2017. URL : Pallas: Revue d’études antiques.
13. P. XCVII n. 253.
14. P. CIX, 141.
15. Loeb Classical Library 319, 1937, p. XLIII.
16. P. XCIV-XCV, 174 (n. 40).
17. P. XXI, XXIV-XXV, LVII, LXIX, XCV.
18. P. XCIV-XCVI.