L’ouvrage d’H. Collard est la publication de sa thèse de doctorat soutenue en mars 2014 à l’EHESS de Paris.1 Il s’agit d’un texte plutôt court (187p.) accompagné d’un riche dossier iconographique (164 photographies en couleur et en noir et blanc, soit toutes les entrées du catalogue figurant à la fin du livre, ce qui est très appréciable), d’un index (dont un index des peintres et potiers, et un index muséographique) et d’une bibliographie très complète.
L’étude proposée par H. Collard a pour objet “l’analyse des diverses stratégies de mise en image(s) de la présence divine au sein d’une production artistique précise : la peinture de vases attique” (p. 11). Autrement dit, ce qu’elle nomme “la présentification du divin” au sein du rituel, telle que les peintres de vases l’on figurée. Bien sûr, comme le rappelle l’auteur dans son introduction (pp. 9-12), l’intérêt pour les images divines dans les représentations artistiques n’est pas nouveau, pas plus que ne l’est l’intérêt pour la place de l’image (sous-entendue de la divinité) au sein de l’histoire des religions. En effet, le sujet bénéficie d’une bibliographie abondante autant en histoire de l’art et des représentations, qu’en histoire des religions et ce, notamment, depuis les travaux de J.-P. Vernant sur le sujet dès le milieu des années 1970. Mais peu d’études, jusqu’à récemment, se sont intéressés à la figuration de la présence divine selon une approche pluridisciplinaire (histoire des religions, du visuel et anthropologie) comme se le propose H. Collard. Son ouvrage se veut donc, pour reprendre ses termes, être “une étude d’iconographie appliquée à l’histoire religieuse” et s’inscrit dans la lignée des études d’iconographie proposées par F. Lissarrague, mais aussi J. Mylonopoulos et les travaux du groupe de recherche FIGVRA. La représentation du divin dans les mondes grecs et romains (p. 10 et p. 12).
L’auteur propose [dans cet ouvrage] l’analyse de 11 thèmes distincts, répartis dans quatre chapitres qui abordent chacun un aspect concernant la figuration de “la présence divine au rituel” soit : 1) la visibilité du dieu dans le rituel ; 2) la façon dont l’efficacité de ce rituel est dite ; 3) la construction de la présence divine; 4) le passage entre le visible et l’invisible. C’est une même idée qui tient tout l’ouvrage : comment les peintres de vases ont-ils, visuellement, rendu compte de la présence divine (et plus largement de l’invisible), mais aussi de la réussite (ou pas) du rituel en questionqu’il s’agisse d’un sacrifice sanglant, d’une libation, d’offrandes, d’une supplication ou d’une prière.
Le premier chapitre a pour sujet principal la visibilité du dieu abordée selon les trois thèmes suivant : les représentations de la statue dans les scènes de rituel ; les scènes de supplications à la statue (rapt de Cassandre ; retrouvailles d’Hélène et Ménélas) ; les figurations d’actes rituels autour du pilier hermaïque. Dans l’ensemble, le chapitre insiste sur l’ambiguïté qui caractérise les figurations de statues divines, en particulier dans la peinture de vases à figures noires des années 540-500 av. J.-C. Cette ambiguïté permet de signifier la présence divine, en tant que force active et agissante. En revanche, le pilier hermaïque placé en contexte rituel (scènes dites de « sacrifice » ou de « prière ») fait plutôt office d’intermédiaire entre les deux sphères, humaine et divine. Ce sont les qualités de messager d’Hermès qui sont évoquées et invoquées dans ce type de scènes, plus que le dieu en personne.
Le chapitre 2 se penche sur la manière dont les peintres de vases ont signifié l’efficacité du rituel avec trois thèmes : les figurations du dieu présent en personne dans les scènes de rituel (« Apollon au sacrifice » ; « la fuite d’Hélène ») ; les représentations des dieux munis des instruments de la libation (phiale et oenochoé) ; les images de divinités participant de façon active aux actes rituels (Eros et Nikè). Ici l’auteur montre bien que la présence du dieu en personne et/ou muni des instruments de la libation est directement liée à l’acte rituel mené par les officiants, il s’agit d’un signe qui s’adresse directement au lecteur du vase et qui permet de dire que le rituel est efficace. Une nuance est néanmoins apportée à propos d’Éros et de Nikè qui, plutôt que de exprimer l’efficacité du rituel, se conçoivent comme les « garants » et/ou les « activateurs » du rituel.
Le troisième chapitre a pour thème central la construction de la présence divine, par l’étude des figurations du « mannequin dionysiaque », autrement dit, le fameux corpus des « vases des Lénéennes ». L’auteur rend compte de la manière dont la présence divine est évoquée dans l’image lorsque l’effigie divine s’avère être une construction éphémère. Le corpus des « vases des Lénéennes » bénéficie d’une abondante littérature, ce que l’auteur ne manque pas de rappeler (pp. 125-136). Le point fort de la démonstration est de considérer celles images comme un type figuratif, se référant à un type de rituel en lien avec le monde dionysiaque, sans se référer à une fête spécifique liée à Dionysos et son culte (pp. 135-136, p. 142). Cette approche a le mérite de déplacer le problème que pose l’étude de telles représentations, pour ne s’intéresser qu’aux images elles-mêmes en s’éloignant du contexte spécifiquement dionysiaque. L’auteur peut de ce fait mettre en avant le lien qui unit la présence divine à l’espace rituel : c’est par la mise en place de l’effigie divine que se construit l’espace rituel, ce qui permet dans un même temps de rendre le lieu propice au rituel et « d’activer » la présence divine (p. 144-151).
Enfin le dernier chapitre traite de trois thèmes liés à la représentation du passage du visible vers l’invisible. Ces thèmes concernent en premier lieu, les figurations de l’invisible dans l’imagerie funéraire attique (représentations de la stèle funéraire puis des figures d’Hermès et de Charon sur les lécythes à fond blanc), puis les scènes dans lesquelles apparaît la divinité à côté de sa propre statue, et enfin les représentations de la théoxénie des Dioscures. Le chapitre insiste encore une fois sur les différents niveaux de lectures suggérés par la construction des images : un niveau interne à l’image et l’autre, externe à l’image, qui s’adresse au « lecteur » du vase. Ces divers niveaux de lecture permettent de rendre compte de manière efficace de la présence de l’invisible (qu’il s‘agisse du défunt ou d’une divinité), et en particulier aux yeux de celui qui regarde le vase, premier destinataire de l’image.
L’étude proposée par Collard est riche sans être exhaustive. L’analyse est menée avec une grande rigueur méthodologique. Les vases soumis à l’examen sont très bien commentés et une attention particulière est portée à la composition des scènes. L’auteur s’en tient strictement à son sujet, se permettant très peu de digressions, ce qui a le mérite de livrer une analyse concise et efficace. En revanche, cette rigueur enferme par moment la réflexion sur elle- même et certains points soulevés auraient (peut-être) mérité un développement plus complet, pour ouvrir un peu la discussion. La conclusion du chapitre 3 est, par exemple, un peu rapide et aurait sans doute nécessité une discussion plus approfondie concernant la personnalité de Dionysos plutôt qu’une seule référence à M. Detienne (pp.144-145 et p.149-151).2 De même, à propos du lion présent sur le bras de la divinité féminine figurée sur le cratère à volutes de Ferrare .3 L’auteur souligne, à juste titre, l’importance de la polysémie des attributs, sans pousser plus loin la réflexion, laissant finalement la question en suspens (p.37). Ce lion est-il lui aussi une manifestation de la présence divine ? Il en va de même concernant les figurations des retrouvailles d’Hélène et Ménélas. L’auteur passe rapidement sur le geste effectué par Hélène, celui du dévoilement, sans en discuter plus avant.4
Ces quelques remarques n’enlèvent en rien l’intérêt de cet ouvrage. L’auteur soulève un certain nombre de points intéressants, repris régulièrement tout au long de la démonstration. Ainsi Collard insiste-t-elle sur l’ambiguïté qui réside entre la divinité et son image, l’une et l’autre pouvant se confondre (chapitre 1 et 2) ou même être figurées côte à côte dans une même scène (chapitre 4). Ce qui nous dirige vers l’idée principale qui tient l’argumentation de l’auteur : les images, par leur composition, obéissent à plusieurs niveaux de lecture, l’un interne à l’image, qui exprime l’action, et l’autre, externe à l’image, qui se place au niveau du lecteur. La présence invisible (des dieux ou des morts) devient alors tangible aux yeux du « lecteur » du vase par la construction et la composition de l’image. Ce n’est pas une idée nouvelle en soit (puisqu’elle est régulièrement défendue par F. Lissarrague dans ses travaux), mais dans le cas de la « présentification de l’invisible » cela permet à l’auteur de démontrer à quel point les scènes figurées sur les vases visant à « présentifier le divin » sont le fruit d’une construction et d’une réflexion figurative tout à fait volontaire qui s’intègre parfaitement à la pensée religieuse antique.
En conclusion : c’est une étude stimulante qui vaut la peine d’être lue.
Notes
1. Hélène Collard, Montrer l’invisible : recherche sur la mise en image de la présence divine au sein de l’espace rituel sur les vases attiques, Thèse de doctorat, Paris EHESS, 2014.
2. L’ouvrage publié par A. Bernabé, M. Herrero de Jáuregui, A. I, Jiménez San Cristóbal, R. Martin-Hernández (eds.), Redefining Dionysos, Berlin; Boston, 2013 (BMCR 2014.07.44 et celui édité par R. Schlesier, A different God ? Dionysos and Ancient Polytheism, Berlin; Boston 2011 (BMCR 2013.07.38) auraient été utiles à bien des niveaux.
3. Cratère à volutes à figures rouges. Groupe de Polygnotos, vers 440-420 av. J.-C. Ferrare, Museo Archeologico Nazionale 2897 (n. 19 dans le catalogue).
4. Par exemple, dans le catalogue les n. 41, 73, 74, 78 et 107. Voir sur le voile et le dévoilement : Llewellyn-Jones, L., Aphrodite’s Tortoise : The Veiled Women of Ancient Greece, Swansea; Oakville, 2003. BMCR 2004.06.09.