L’étude du cynisme antique soumet le chercheur à des difficultés spécifiques. Comment en effet l’étudier et en restituer une image fidèle quand, en l’absence de tout texte, on ne peut s’en remettre qu’à des témoignages comme unique source d’information ? Il n’est d’autre choix que de démêler l’histoire de leur transmission, l’écheveau complexe de leurs appartenances doctrinales et de leurs stratégies argumentatives, pour tenter de brosser de Diogène et de ses disciples, proches ou lointains, le portrait le plus exact possible. Aussi ne saurait-on entreprendre une telle recherche sans précautions méthodologiques particulières, ni sans une connaissance précise des appropriations doctrinales et des polémiques dont le cynisme antique a fait l’objet dès son apparition. L’ouvrage, à vrai dire la somme, de Marie-Odile Goulet-Cazé – Le cynisme, une philosophie antique – fournit au chercheur un outil de travail de grande valeur pour mesurer l’ampleur de ces difficultés et le guider dans sa démarche. Si, de l’aveu même de l’auteure, certaines questions restent toujours ouvertes – par exemple celle de la place d’Antisthène dans le courant cynique (p. 8 et 387) – elles n’empêchent pas de dégager les traits marquants de ce courant singulier dont Marie-Odile Goulet-Cazé réaffirme tout au long de l’ouvrage, en accord avec Diogène Laërce, qu’il est bien une philosophie, sans dogmes mais avec quelques idées directrices, et pas seulement un mode de vie comme certains anciens se plaisaient à le dire.
Réunissant seize articles déjà publiés et deux inédits, l’ouvrage comprend trois parties principales (ainsi que trois précieux index et une abondante bibliographie). La première partie porte sur des questions fondamentales de méthode dans l’étude du cynisme antique. C’est notamment l’analyse minutieuse de la structure, des sources et du contenu doctrinal du Livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce,1 principale source de notre connaissance de Diogène le cynique, qui apporte le plus d’éléments. Selon Marie-Odile Goulet-Cazé, ce Livre VI ne nous serait pas parvenu dans sa rédaction finale mais sous la forme d’une étape de travail, laissant percevoir comment Diogène Laërce travaillait, à quelles sources il puisait, et comment, dans un contexte polémique, il plaçait sa présentation du cynisme dans une perspective stoïcienne destinée à garantir la filiation socratique du stoïcisme (Socrate-Antisthène-Diogène-Cratès-Zénon). L’analyse que l’auteure propose de la structure des chries transmises par Diogène Laërce – ces brèves anecdotes finement ciselées sur les dits et faits de Diogène – permet d’identifier des structures récurrentes d’exposition et les thématiques principales de ce que devait être la pensée cynique.
La seconde partie de l’ouvrage propose un panorama historique détaillé du cynisme, en suivant les grandes étapes de son évolution : sa naissance au IV e siècle av. J-C., ses transformations à l’époque impériale sous l’influence de ses rapports avec, notamment, le stoïcisme et le christianisme, enfin sa présence chez des philosophes modernes (Montaigne, les philosophes des Lumières, Nietzsche) et contemporains (comme Sloterdijk). De cette riche partie, on retiendra en particulier l’analyse méticuleuse des « miroirs déformants » – ces interprétations satiriques ou, à l’inverse, idéalisées, du cynisme (p. 305-324) – et plus généralement celle des perspectives biaisées, en bien comme en mal, que donnent du cynisme et de Diogène les penseurs chrétiens (p. 330-342) et les diverses écoles de philosophie antique (p. 348-358) sous l’effet de leurs propres doctrines. Marie-Odile Goulet-Cazé montre ici à la fois la vitalité des échanges doctrinaux dans le monde ancien, la complexité des emprunts et de leurs combinaisons singulières – le cynisme se mêlant par exemple chez certains au christianisme, comme chez Pérégrinus (p. 333) – et, surtout, les pièges qu’il est nécessaire de déjouer pour espérer retrouver, derrière les interprétations et les appropriations, les contours du cynisme « authentique ».
Dans la troisième et dernière partie du livre, consacrée à la « philosophie cynique », Marie-Odile Goulet-Cazé présente les points importants de l’armature doctrinale de la philosophie cynique, notamment leur idée de l’ascèse – dans un passage qui résume les conclusions de son livre sur ce sujet2 (p. 410-422) –, leur position en matière de religion, de sexualité, leur rapport à la paideia et à la politique. Un chapitre discute l’interprétation que Michel Foucault a proposée du cynisme dans son dernier cours au Collège de France en 1984 ( Le courage de la vérité), à partir de l’analyse des travaux scientifiques disponibles à l’époque et des sources antiques qu’il a utilisées : ils expliqueraient, en partie au moins, l’influence stoïcienne repérable dans son interprétation du cynisme (p. 527-544).
Si l’ouvrage rend parfaitement justice à la complexité de l’étude du cynisme antique ainsi qu’à la diversité de ses expressions doctrinales et pratiques, il appelle cependant deux remarques critiques. Premièrement, le principe de l’ouvrage – celui d’une réunion d’articles – conduit à de nombreuses redites, notamment dans la seconde partie (par exemple entre les chapitres V, VI et VII) et dans la troisième (entre les chapitres X, XII, XIV et XV). Deuxièmement, certaines interprétations de la philosophie prêtée aux cyniques en général et à Diogène en particulier, dans la troisième partie du livre, sont discutables. Prenons deux exemples. Le premier porte sur les enjeux politiques du cynisme, que l’auteure minimise au nom de l’accent que Diogène mettrait sur l’individu (« Seul importe l’individu avec toute sa singularité », p. 235), ainsi que sur la morale ou l’éthique (p. 464). Elle est ainsi conduite à affirmer que les cyniques s’abstiennent de tout engagement politique (p. 464, et p. 491-492), et à lire les fragments de la République perdue de Diogène de façon « parodique » (p. 501). Pourtant, les transformations éthiques à l’horizon de la philosophie cynique n’impliquent-elles pas une transformation profonde de la politique ? S’abstenir de l’exercice du pouvoir et critiquer les grands – c’est l’objet de nombreuses chries –, est-ce nécessairement rejeter la politique ? N’est-ce pas plutôt le moyen d’en renouveler la forme et l’expression, en remettant le pouvoir aux individus sur la base d’un meilleur usage de la raison, tourné vers la liberté et le bonheur, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective ? Le second exemple concerne les rapports des cyniques à la nature. Peut-on affirmer qu’ils « invite(nt) à un retour radical à la nature » (p. 235, p. 459, p. 492-498) au sens d’un primitivisme, comme semble l’entendre l’auteure, alors que bien des témoignages démentent une telle orientation ? De même, peut-on affirmer que Diogène « brandit phusis contre nomos » (p. 406) alors que les témoignages en ce sens sont peu nombreux et que la critique du nomisma n’engage pas de critique de la civilisation de la part de Diogène ?
Ces remarques – les secondes étant plutôt des questions invitant à la discussion que des réserves proprement dites – n’entament en rien l’importance de l’ouvrage, désormais indispensable pour quiconque entend étudier le cynisme antique ou plutôt, comme le dit à juste titre Marie-Odile Goulet-Cazé, « les cynismes » (p. 7), de façon détaillée et précise.
Notes
1. Marie-Odile Goulet-Cazé est l’auteure de la traduction de ce Livre VI (avec une introduction et des notes) dans la traduction de cet ouvrage qu’elle a dirigée (Paris, Librairie Générale Française, 1999).
2. L’ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce VI, 70-71, Paris, Vrin, 1986.