[Table des matières à la fin de la recension.]
Voici un petit recueil dont le principe et la qualité se font trop rares. Il faut espérer qu’il ne sera pas lu que des seuls philologues, et qu’historiens et spécialistes de littérature tireront les conséquences de ce qui, à chaque page, saute aux yeux (la remarque n’est pas neuve, mais ne perd pas à être rappelée) : il ne devrait pas être possible de citer le moindre passage de Catulle sans avoir conscience de l’extrême fragilité du texte et sans avoir osé empiéter sur ce qui ne devrait en rien être la chasse gardée des éditeurs de métier. Combien de vers du corpus catullien ont été transmis suffisamment bien pour ne jamais faire l’objet d’un soupçon, d’une conjecture ? Pas tant que cela. Dès lors, on se demande comment l’on peut faire usage du texte de Catulle sans la moindre note pour justifier ou au moins autoriser le texte sur lequel on va élaborer telle reconstruction historique ou tel panorama de l’histoire littéraire latine : nous n’en avons pas fini avec la parabole de la maison bâtie sur le sable.
Les pages qu’édite Dániel Kiss correspondent aux actes d’un colloque éponyme tenu en 2011 à l’université de Munich ; mais elles sont plus qu’un simple recueil de contributions éparses : la présence d’une introduction à la tradition du texte, d’une liste à jour des témoins manuscrits, mais également d’un riche et beau recueil de planches (c’est la première fois, je crois, que l’on retrouve ensemble des reproductions des cinq manuscrits principaux) contribuent à faire de cet ouvrage sinon une somme, du moins une anthologie incontournable pour qui s’intéresse au texte de Catulle.
Sur les six contributions, les trois premières relèvent plutôt de l’histoire de la tradition, les trois dernières plutôt de la critique du texte — mais, bien sûr, ces deux axes ne manquent pas de se recroiser. Dániel Kiss, dans l’introduction puis dans la première contribution (on va y revenir plus en détail) traite avant tout des problématiques de la transmission manuscrite. Giuseppe Biondi s’intéresse ensuite à ce que l’on peut tirer des éditions anciennes de Catulle ; il introduit à cette fin une distinction parmi les leçons données par l’imprimé selon qu’elles sont issues de sources antérieures (donc manuscrites, scriptae lectiones) ou qu’elles n’apparaissent pas dans la documentation avant l’imprimerie ( impressae lectiones). Ces concepts porteront, je crois, beaucoup de fruit, mais leur exploitation par G. Biondi me laisse franchement dubitatif, notamment (pour s’en tenir à un détail) parce qu’à aucun moment il ne prend en compte la possibilité que les leçons imprimées soient des coquilles : l’imprimé, pour échapper à nombre des occasions d’erreur caractéristiques de la copie manuscrite, n’en est pas pour autant un produit impeccable.1 Au reste, cette contribution se fonde sur une interprétation très restrictive du « 4 e commandement » de Pasquali, qui ne voulait pas interdire au plus grand nombre de s’aventurer dans la philologie de l’imprimé mais attirer l’attention sur les précautions considérables que cela requiert. J’ai peur que, par certains aspects, G. Biondi ne lui ait donné raison. Julia Haig Gaisser, enfin, donne la contribution la plus longue du volume : c’est une enquête sur les traces laissées par le manuscrit de Catulle que possédait Pontano, et dont l’importance (probablement stemmatique, on va le voir, en tout cas sûrement pour les conjectures de Pontano lui- même) est considérable. C’est une contribution d’une qualité exceptionnelle. Elle fera date.
Les contributions d’Antonio Ramírez de Verger, de David Butterfield et de Stephen Heyworth participent pour leur part surtout de la critique conjecturale. Les deux premiers signalent des conjectures déjà anciennes, toutes dignes en effet d’être mentionnées, et beaucoup d’être adoptées. Stephen Heyworth, d’ailleurs particulièrement sensible à des problématiques de transmission et de corruption du texte (à ce titre, la lecture de sa contribution pourrait être utile à bien des philologues, pas seulement pour Catulle), s’intéresse à une part restreinte du corpus catullien, mais de manière suivie ; là aussi, la plupart des propositions faites sont dignes de la plus grande attention.2
Quelques remarques ponctuelles sur l’introduction et la première contribution, toutes deux signées de Dániel Kiss, qui forment clairement un tout, la seconde développant certains aspects particuliers et notoirement problématiques de la première. Aucune des deux ne se livrera à la première lecture, mais il faut plus s’en féliciter que s’en plaindre. On peut regretter — mais peut-on proposer une alternative valable ? — que l’ordre de présentation retenu soit celui de la chronologie : le lecteur se retrouve, avant même d’avoir entr’aperçu les manuscrits « complets » de Catulle (c’est-à-dire OGR), plongé dans la nébuleuse complexe du Florilegium Thuaneum. Résumons-la en deux mots : le florilège contenait le poème 62 de Catulle, et lui seul. Pour autant que nous le sachions, deux copies seulement du florilège transmettaient ce poème : Paris lat. 8071 (le Codex Thuaneus au sens strict, T) et l’un de ses parents plus anciens, apparemment rapporté de Lyon par Sannazaro, et connu aujourd’hui uniquement (pour Catulle) par un exemplaire imprimé annoté par Parrasio ( S).3 Est-ce vraiment la peine de parler de Vienne 277 (ff. 55-73), dont, en fait, nous ne sommes même pas sûrs qu’il contenait le poème 62 ? Par ailleurs, l’existence d’un archétype commun à tous les manuscrits ( ST d’une part, OGR de l’autre) aurait dû être affirmée d’emblée, et non (p. xiv, n. 18) laissée ouverte : la troisième partie de la contribution de D. Kiss (« The origins of corruption in Catullus’s manuscripts », p. 15-23) démontre sans l’ombre d’un doute qu’Ullman avait pleinement raison d’affirmer l’existence de cet archétype.4
Des deux autres parties de cette contribution, la seconde (« The origin of the codices recentiores », p. 10-14), ouvre la voie à des recherches décourageantes, certes, par le nombre des manuscrits impliqués et par leur degré de contamination, mais aujourd’hui absolument nécessaires si l’on veut faire progresser la recherche catullienne. Il aurait pu être utile de signaler dans ces pages un élément qui pourrait remettre en cause l’idée que ces recentiores sont tous eliminandi : 34.3 est absent d’ OGR, en effet, et transmis par un manuscrit que possédait Pontano (voir entre autres p. 63). Si ce vers est vraiment ex vetere codice (l’information peut-elle être fausse ? et Pontano, quoique assurément philologue de premier ordre, a-t-il pu reconstruire de toutes pièces un vers aussi bien adapté ?), c’en est fait de l’idée que la totalité des recentiores descend d’ A comme de celle que toutes les leçons non héritées qu’ils donnent sont conjecturales. La première partie (« Searching for the Codex Veronensis », p. 2-9) est celle qui me semble la moins convaincante. Faute de place, je ne m’arrête que sur un point : p. 5, D. Kiss confond archétype et antigraphe lorsqu’il affirme que, puisque X avait un texte du poème de Campesani déjà corrompu, le texte original (c’est-à-dire non corrompu) se trouvait nécessairement dans A ou V. Ce ne peut être vrai que si A est le modèle direct (donc l’antigraphe, pas seulement l’archétype) du manuscrit « de Campesani », ce qui n’a jamais été affirmé, et encore moins démontré.
Ces quelques remarques de détail n’enlèvent rien à la valeur de toutes ces contributions et de l’ensemble qu’elles forment. L’ouvrage appelle à plusieurs reprises, directement ou non, à l’analyse des recentiores : c’est ce à quoi devrait s’attacher en priorité la recherche catullienne. Il pourrait valoir la peine, également, de réaliser une « transcription » editorum in usum du texte archétypal, avant toute correction par conjecture ; d’ailleurs, cela aiderait aussi les non spécialistes à prendre conscience de l’état réel du texte transmis. Peut-être serait-il bon, enfin, de reprendre un certain nombre des problèmes en faisant table rase de l’accumulation bibliographique ; non seulement cela permettrait d’en avoir une vision claire à moindre frais, mais encore cela remettrait à leur juste place des hypothèses un peu trop envahissantes, comme l’identification du Veronensis à l’archétype. Malgré les apparences, beaucoup reste à faire : ce recueil constitue par bien des aspects un nouveau départ, qui ne manque pas d’être enthousiasmant.
Table of Contents
List of contributors: vii
List of plates and images: ix
Introduction: A sketch of the textual transmission (Dániel Kiss): xiii
1 The lost Codex Veronensis and its descendants: three problems in Catullus’s manuscript tradition (Dániel Kiss): 1
2 Catullus, Sabellico (& Co.) and … Giorgio Pasquali (Giuseppe Gilberto Biondi): 29
3 Pontano’s Catullus (Julia Haig Gaisser): 53
4 Nicolaus Heinsius’s notes on Catullus (Antonio Ramírez de Verger): 93
5 cui uideberis bella : the influence of Baehrens and Housman on the text of Catullus (David Butterfield): 107
6 Poems 62, 67 and other Catullian dialogues (Stephen J. Heyworth): 129
Bibliography: 157
Catullus’s surviving manuscripts: 173
Index of manuscripts and annotated copies: 179
Index locorum: 181
General index: 187
Notes
1. Je n’ai pas d’exemple à citer chez Catulle, mais je peux en garantir un, qui est un modèle du genre, chez Ausone : en Epigr. 33.1, la leçon Μυσῶν, très probablement juste, alors que tous les manuscrits donnent μυστῶν, provient de l’édition de 1490, où elle n’est rien d’autre, vu le contexte et la qualité du travail éditorial, que la confusion entre ς et ϛ, caractères ambigus si l’on n’y fait pas attention dans son modèle direct, l’édition princeps.
2. Quelques remarques de détail sur ces trois contributions : — p. 101, la discordance entre le texte et l’apparat rend le discours peu clair ; — p. 113, l’explication du passage d’ erratum à peccatum par une influence ecclésiastique est controuvée ; — p. 115, l’emploi de mi pour mihi au Moyen Âge, dans une glose, est très improbable ; — p. 148, il y a peut-être un jeu entre κούρη/κώρα et cura (au moins chez Virgile, Egl. 10.22), mais donner à ce dernier le sens de puella semble exagéré ; — p. 149 et n. 60 (contre la correction de forte en forti en 62.54, en position élidée), le fait qu’il n’existe pas d’exemple de forti élidé après Plaute n’est pas pertinent (mais d’autres arguments évoqués peuvent l’être) : ce qui compte ici est la possibilité d’élider la désinence d’un datif de la 3 e déclinaison, pas celle de forti en particulier.
3. Le témoin S de D. Kiss correspond à celui que Carlo Vecce siglait x. En passant, un mot sur la présence du poème 11 dans T, signalée ici p. xiii et n. 9, renvoyant à un tout récent article de D. Kiss, CQ 65 (2013), p. 344-54. L’argumentation en est tout à fait convaincante, sauf sur un point : lorsque Vossius applique à ce poème le verbe subiungitur, cela ne veut pas dire qu’il se trouve à la fin, mais très précisément qu’il « a été ajouté à la fin ». Tout porte à croire en effet qu’il s’agit d’une addition : aucun autre descendant du florilège ne semble avoir contenu le poème, et, en outre ce sur quoi se termine le dernier feuillet conservé de T, quel qu’en soit le sens, correspond indubitablement au terme de la collection poétique.
4. Tous les lieux corrompus cités par D. Kiss dans cette partie de sa contribution ne sont pas pertinents. En (i.1) par exemple, la leçon de T pour Oetaeos en 62.7, oeta eos peut être source d’erreur mais n’est pas soi- même une erreur, la séparation des mots n’étant pas nette à l’époque. D’autre part, l’interprétation de (i.3) est à corriger : 62.8 sic certest] Haupt, sic certe .i. T, sic certe si OGR ne peut pas s’expliquer par une écriture capitale, puisque l’abréviation .i. pour id est n’apparaît qu’en minuscule, et d’ailleurs relativement tard. Il faudrait chercher l’origine de l’erreur du côté d’une abréviation ÷ pour est, dont il existe une variante assez rare, ˙/., qui pourrait avoir été lue .|. et ainsi mal comprise.