Saluons le rythme soutenu qui préside ces dernières années à l’édition de la Géographie de Strabon dans la Collection des Universités de France : après la publication en 1996 du livre IX par les soins de Raoul Baladié, il faut féliciter les énergies nouvelles de Benoît Laudenbach, Jehan Desanges1 et à présent Pierre-Olivier Leroy, qui ont permis, depuis 2014, la reprise d’un projet monumental prévoyant la publication des dix-sept livres de cette description du monde. L’entreprise avait été conçue, coordonnée et engagée en 1969 par le savant suisse François Lasserre, et reprise à sa mort en 1989 par Raoul Baladié, lui-même décédé en 2005. C’est précisément dans cette ligne que s’inscrivent les éditions des livres XVII et XV et que la collection se complète : il ne reste désormais que trois livres pour que la série arrive à terme. Les derniers volumes profitent aussi de la floraison des études sur le géographe dans les dernières décennies, et en particulier depuis le début des années 2000.2
Le livre XV édité par Pierre-Olivier Leroy constitue le tome XII de la série. De façon très heureuse, le volume se place, dans l’esprit, la forme et le fond, dans la continuité directe des travaux de l’éminent savant suisse, autant pour l’édition du texte elle-même que pour son commentaire. C’est ainsi que la notice, d’abord historiographique (p. VII-CXXXV), répond à toutes les attentes du lecteur de la Géographie de la CUF : elle envisage tour à tour la question de la construction du livre, de sa place dans l’œuvre, de sa datation, de ses sources, de la méthode critique de l’auteur, des régions couvertes, et finalement de la tradition géographique dans laquelle s’inscrit ici Strabon.
La tradition de Lasserre transparaît également dans la partie philologique du volume, dès le second volet de la notice (p. CXXXV-CLXX) : étant donné la complexité de la tradition directe et indirecte de Strabon, la présentation ne peut se faire qu’en suivant la chronologie de la transmission de la Géographie, en partant de l’Antiquité tardive (p. CXXXVI-CXLIV), et abordant ensuite la tradition médiévale (p. CXLV). L’auteur y insiste sur les éléments nouveaux ; comme c’est souvent le cas dans la collection, il préfère ne pas redonner la description de témoins bien connus, les manuscrits humanistes, que le lecteur consultera dans les volumes déjà parus. Ils sont toutefois brièvement envisagés dans leurs rapports aux autres manuscrits, dans la section consacrée à l’établissement du stemma (p. CLIV-CLXIII). Pour un témoin majeur, le palimpseste, l’auteur a pu bénéficier d’un document d’une valeur incomparable, cette fois hérité directement de Lasserre par l’intermédiaire de R. Baladié : la copie diplomatique que Lasserre effectua de Π, le plus ancien manuscrit de Strabon, lors d’un séjour de dix mois à la Bibliothèque Vaticane, en 1949-1950. Il y reproduisit fidèlement, lettre après lettre, chacun des vestiges qu’il pouvait lire du texte sous-jacent. Le manuscrit est aujourd’hui parfois indéchiffrable en des points que Lasserre pouvait encore lire. L’auteur a pu tirer profit de cette reproduction facsimilée et ainsi souvent trancher entre les leçons lues par F. Lasserre et celles de W. Aly.3 Le recours à ce document inédit est aussi l’une des spécificités du Strabon de la CUF (où les lectures d’Aly, Cozza-Luzi et Lasserre sont données respectivement par les sigles Π A, Π C, Π L) ; elle la distingue des autres éditions, récentes et a fortiori anciennes.
Toutefois, ce modèle est aussi mis à jour à la lumière des nouveautés sur chacune des branches de la tradition. Aussi la description des Chrestomathies de Strabon, qui figurait chez Lasserre en tête de la section sur les manuscrits byzantins,4 est-elle à juste titre déplacée parmi les témoins tardo-antiques (p. CXL-CXLI), en vertu de découvertes récentes : Didier Marcotte a démontré qu’elles doivent être rétrodatées, puisque des Chrestomathies étaient connues de Priscien le Lydien.5 La nouveauté principale renvoie à un article récent de l’auteur lui-même : le modèle du Vaticanus gr. 1329 (F) est en minuscule ancienne et doit être ω.6 Une série de leçons de F dans les autres livres vient appuyer les conclusions de l’auteur (e.g. XII, 8, 21, C580 Κερβήσιος Eδ : Βερβήσιος F ; XIV, 1, 44 C650 μεσημβρίαν δ : βεσημβρίαν F ; XVII, 3, 11, C831 κνημῖδας Chrest. A D E ac : κνημίδας Chrest. B CWgexz E pc μνημίδας F). D’un point de vue stemmatique, les conséquences sont de taille : elles permettent de réévaluer la place respective de F et de l’Epitome Vaticana. On passe ainsi d’un stemma bifide à un stemma trifide—un rêve pour tout éditeur ! Pour les sections couvertes par l’Epitomé (ou Eustathe), l’éditeur devrait donc souvent pouvoir trancher entre FEδ à deux contre un, si tant est qu’il puisse avoir recours à des critères mécaniques avec un stemma aussi complexe que celui de Strabon. On citera e.g. 1, 11 C689 βεβαιοτέρως Fδ : βεβαιοτέρον E ; 1, 14 C690 Κωνιακοὺς Fδ : Κονισκοὺς E ; 1, 17, 24 C691 Παροπαμισάδων Tzschucke (Παροπαμισαδῶν Fδ) : Παροπαμισῶν E.
Pour les manuscrits de la Renaissance, les nouveautés ont été recueillies dans un article commun avec B. Laudenbach et déjà mises en œuvre dans l’édition du livre XVII7 : le Marcianus gr. 379 descend de l’Ambrosianus G 93 Sup. (v) ; il passe donc au rang des manuscrits secondaires, au même titre que le Parisinus gr. 1408. Le manuscrit v est si plein de fautes que l’éditeur peut souvent faire l’économie de sa mention dans l’apparat. Quelques autres modifications de forme sont établies dans les critères et mises en œuvre dans l’édition : l’auteur abandonne le recours au sigle de l’hyparchétype δ, puisque ce n’est pas un manuscrit conservé. En vertu d’un principe d’économie, il introduit quelques autres critères, le rapprochant parfois d’un apparat négatif (comme l’était du reste l’usage du sigle δ) : l’emploi de l’abréviation collective « codd. rell. » ou la limitation de la mention de CDW en apparat lorsque les autres manuscrits de δ concordent avec CDW, pour alléger l’apparat. L’auteur abandonne heureusement le recours au sigle ε pour indiquer un épitomé dont l’existence reste indémontrable, et préfère prudemment renvoyer au Scorialensis gr. X.1.13 et au Heidelbergensis Palat. gr. 129.
Une comparaison avec les éditions antérieures, notamment celle de Radt, présentée à juste titre comme une mine de conjectures éclairantes sur le texte (p. CLXVII), permet de donner quelques exemples d’interventions de l’éditeur : en 1, 15, C691, dans un passage très débattu par ses prédécesseurs, il propose l’addition de la particule ἣ, préférée notamment pour des raisons paléographiques ; en 1, 24, C695, il suit Groskurd en suppléant θάλπει, qui a pu disparaître au dernier vers, et en 1, 60, C714 προκαλεῖσθαι à la suite de Bernardakis, par comparaison avec I, 2, 8. Certaines attributions de Radt sont corrigées par une lecture plus approfondie des témoins : par exemple, en 2, 14, C726, ποιήσασα n’est pas une correction de Kramer, mais la leçon de Π.
Dans l’économie générale de la Géographie, le livre XV est le second livre consacré à l’Asie transtaurique : après la côte de l’Asie mineure (de la Ionie à la Cilicie et à Chypre) au livre XIV, il traite, en trois chapitres de dimensions très inégales, de l’Inde (chap. 1, les deux tiers du livre), de l’Ariane (chap. 2) et de la Perse (chap. 3, deux fois la valeur du précédent). L’ample introduction définit tout d’abord, avec leurs dénominations d’aujourd’hui, les régions embrassées par Strabon : pour l’Inde il s’agit du Panjab, du Sind, puis à l’est des régions gangétiques et du royaume des Maurya, pour l’Ariane de l’actuel Afghanistan, de la partie occidentale du Pakistan et de la partie orientale de l’Iran ; la Perse décrite est essentiellement la Susiane. Ensuite, après avoir donné en détail le plan de chaque partie, l’auteur aborde la question de la date de composition de la Géographie, qui a été très discutée (p. XVII-XXII). Le livre XV ne permet guère de trancher sur ce point : le seul événement clairement daté est l’ambassade indienne reçue par Auguste en 20 av. J.C. (1, 4 et 73), mais comme Strabon la mentionne en citant Nicolas de Damas, dont l’écrit est de peu postérieur à la mort d’Hérode, la date la plus tardive possible doit tomber dans les premières années de Tibère ; la référence à Nicolas de Damas laisse aussi supposer une seconde phase de composition, ou du moins un ajout postérieur.
Il existait des traditions grecques relatives à l’Inde – Skylax, Hécatée de Milet, Hérodote : Strabon n’en a rien retenu, ses sources remontant toutes aux compagnons d’Alexandre – Onésicrite, Néarque, Aristobule – et à Mégasthène ; il a aussi utilisé l’interprétation scientifique qu’Ératosthène avait faite de leurs données. L’auteur consacre donc plusieurs pages à ces sources, que Strabon lui-même critique férocement au début de ce livre, en les traitant de pseudologoi et en soulignant leurs contradictions, mais qu’il n’en utilise pas moins, en recourant pour cela au critère de la vraisemblance. L’apport de chacune de ces sources est détaillé, ainsi que celui de quelques autres et des informations à caractère autoptique. L’auteur analyse le traitement fait par Strabon de ces sources et son actualisation de données anciennes. Il donne ensuite une vue synthétique des données géographiques et ethnographiques du livre XV en jugeant de la qualité de son information, en en relevant les découvertes, les approximations ou les inexactitudes, mais aussi les idéalisations, les procédés adoptés pour helléniser des réalités inconnues du monde grec.
La traduction est la première traduction française depuis celle donnée par Amédée Tardieu au XIXe siècle. Elle est suivie d’une annotation abondante et de qualité, nourrie d’une bibliographie elle aussi copieuse. Elle fait souvent le point, offrant une synthèse à jour, sur diverses questions abordées par le texte, ainsi sur les expéditions d’Héraclès et de Dionysos en Inde, sur Taprobane, les Cathéens, les Malles, les groupes sociaux de l’Inde, les monstres qui peuplaient celle-ci (Pygmées, animaux fantastiques), les divers catégories de brahmanes et leurs doctrines—celles-ci présentées avec un habit grec. Les données sur les brahmanes auront une longue postérité dans des textes mettant en scène les rencontres, brièvement évoquées par Strabon, entre Alexandre et les ascètes indiens : un Pseudo-Arrien, dialogue fictif entre Alexandre et des brahmanes (texte d’origine cynico-stoïcienne, du début du II e siècle, et transmis pour l’essentiel par le Papyrus de Genève inv. 271), un traité sur Les mœurs des brahmanes dû à Palladios—probablement l’évêque d’Hélénopolis (fin IV e s.)—, qui se sert du précédent tout en le christianisant, et la Collatio Alexandri et Dindimi (début V e s.), correspondance tout aussi fictive entre Alexandre et un brahmane.8 Pour les spécialistes de ces textes, pour ceux qui s’attachent à l’étude de la Géographie, à ses sources et à sa postérité, la lecture du livre XV édité ici est fondamentale.
Notes
1. Édition du livre XVII (tome XV) : première partie par B. Laudenbach (2015) ; seconde partie par B. Laudenbach et J. Desanges (2014).
2. Cf. les travaux de Daniela Dueck, cf. Strabo of Amasia : a Greek man of letters in Augustan Rome, London ; New York, 2000.
3. De Strabonis codice rescripto, Cité du Vatican, 1956.
4. Édition du livre I (Paris, 1969), p. LVIII.
5. Cf. en particulier « Priscien de Lydie, la géographie et les origines néoplatoniciennes de la ‘Collection philosophique’ », Journal des Savants, 2014, p. 165-203.
6. « Deux manuscrits vaticans de la Géographie de Strabon et leur place dans le stemma codicum », Revue d’Histoire des textes 8, 2013, p. 37-60.
7. « Nouvelles données sur la tradition manuscrite de la Géographie de Strabon », Eikasmos 26, 2015, p. 213-230.
8. Ces deux textes viennent de recevoir une traduction française commentée par Pierre Maraval, sous le titre Alexandre le Grand et les brahmanes, dans la collection La Roue à Livres, Les Belles Lettres, Paris.