Cet ouvrage est un essai historique fondé sur l’étude des pétitions concernant le thème de la violence conservées sur papyrus et adressées à l’administration de la province romaine d’Egypte, de l’an 30 av. n.è. à l’époque de Justinien, au sixième siècle de n.è. Il se compose d’une introduction : « The Presentation of the Self in Everyday Life » (p. 1-10), d’une première Partie, « The Texture of the Problem », divisée en trois Chapitres (1 : « Ptolemaios Complains », p. 13-25 ; 2 : « Violent Egypt », p. 26-50 ; 3 « Violence, Modern and Ancient », p. 51-85), d’une deuxième Partie, « From the Language of Pain to the Language of Law », également divisée en trois chapitres (4 : « Narrating Injury », p. 89-125 ; 5 : « The Work of Law », p. 126-164 ; 6 : « Fusion and Fission » p. 165-211. L’Appendix A réunit une anthologie de 135 traductions de pétitions (p. 213-279). L’ouvrage propose un index des sources papyrologiques (p. 281-285), une bibliographie (p. 327-344), et un index général (p. 345-360). Le livre a été essentiellement préparé dans le cadre stimulant de l’université de Chicago (remerciements, p. 361-363).
Le livre traite d’une question dont l’importance a été dégagée par les historiens de l’Antiquité, les juristes tournés vers les droits antiques et par les papyrologues. Il suffit de citer les Actes du Colloque réuni à Paris en 2002 par Jean-Marie Bertrand ( La violence dans les mondes grec et romain Actes du colloque international, Paris, 2-4 mai 2002, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005) ou les deux articles présentant la problématique de la question pour l’Egypte romaine écrits par Robert Alston, (« Violence and Social Control in Roman Egypt », Proceedings of the 20 th International Congress of Papyrologists, Copenhague, 1994, p. 165-176.) et par Roger S. Bagnall, « Official and Private Violence in Roman Egypt », Bulletin of the American Society of Papyrologists, t. 26 (1989), p. 201-216. La question a aussi fait l’objet de nombreux travaux pour l’Egypte ptolémaïque, que l’auteur laisse de côté en raison sa maîtrise insuffisant de l’égyptien démotique (p. 10), ainsi Andréas Helmis, Crime et châtiment dans l’Égypte ptolémaïque. Recherches sur l’autonomie d’un modèle pénal (dactylographié), Université Paris X-Nanterre, 1986, Sylvie Honigman, « Qui est raciste ? De quelques documents ptolémaïques », Grecs, Juifs et Polonais. A la recherche des origines de la civilisation européenne. Actes du colloque international dédié à Joseph Mélèze-Modrzejewski (Paris, 14 novembre 2003), Paris, Varsovie, Académie polonaise des Sciences, 2006, p. 140-153, ou encore Anne-Emmanuelle Veïsse, Les « Révoltes égyptiennes ». Recherches sur les troubles intérieurs en Égypte du règne de Ptolémée III à la conquête romaine (Studia Hellenistica 41), Leuven, 2004. Le thème de la violence comporte des dimensions anthropologiques, sociales, philosophiques, phénoménologiques et religieuses qui ont fait l’objet de séminaires fameux, en particulier celui de Françoise Héritier au Collège de France (Paris, éditions Odile Jacob, De la Violence I, 1996, II, 1999).
La recherche porte essentiellement sur les violences interpersonnelles conservées dans environ cent trente pétitions, ce type de sources documentaires en comportant des centaines de textes papyrologiques. Elles permettent de dégager l’identité du pétitionnaire, ses amis, ses ennemis, les membres de sa famille, ses proches et les fonctionnaires recevant et traitant de ces pétitions. Trois tableaux p. 37 permettent de visualiser la répartition chronologique de cette précieuse source documentaire : le siècle où elles sont les plus nombreuses est (sans surprise) le second siècle. L’extraction des informations données par le livre fondamental de Benjamin Kelly, Petitions, Litigation, and Social Control in Roman Egypt, Oxford University Press, 2010, donne ainsi 272 pétitions durant le second siècle pour un total de 567 pétitions pour l ‘Egypte romaine. L’importance des pétitions est bien connue des papyrologues. Les démotisants disposent de nombreuses pétitions ( mkmk) remarquables (ainsi le P. Rylands 9, El Hibeh, fin du VI e siècle av. n.è. ; cf. en général Mark Depauw, A Companion to Demotic Studies, Papyrologica Bruxellensia 28, Bruxelles, 1997, p. 137). On sait tout l’apport des enteuxeis ptolémaïques à notre connaissance de la société du royaume lagide. Le catalogue établi par Jean-Luc Fournet et Jean Gascou a montré toute la richesse des pétitions dans l’Egypte byzantine : « Liste des pétitions sur papyrus des V e -VII e », dans La pétition à Byzance, D. Feissel et J. Gascou éd., Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Monographies 14, Paris, 2004, p. 141-196.
L’auteur recense avec précision le vocabulaire grec et latin des termes désignant la violence (principalement hybris et bia en grec, iniuria et contumelia en latin, p. 54-56). Il envisage ensuite fort justement sa recherche dans une perspective historiographique qu’il développe dans le chapitre 3. Il y analyse la généalogie du concept à travers les sociologies de Max Weber ou Norbert Elias, les philosophies de Marx, Nietzsche, Kiekegaard, Heidegger ou Sartre, ou encore la pensée d’Hannah Arendt sur le totalitarisme nazi. Son objectif est de définir le terme de « violence » dont l’utilisation révèle un point de vue subjectif : « In other words, using the label ‘violent’ to describe an action or a person is a way of declaring unacceptable something that another thought appropriate, natural, or necessary ». Il donne pour exemple de la pertinence de cette définition deux textes, l’un un papyrus documentaire, P. Ryl. II 144 (=Appendix A n°14) et un passage du Digeste (9.2.5.3-9.2.6).
Le chapitre 1 offre une excellente entrée en matière en étudiant un dossier papyrologique centré sur le P. Mich. III 174, les plaintes de Ptolemaios, fils de Diodôros, adressées entre 145 et 147 au préfet d’Egypte Lucius Valerius Proculus. Son objet est un incident violent qui l’a opposé à un certain Ammonios, alias Kaboi. L’auteur récence dans le chapitre 2 les différents formes de violence dans l’Egypte romaine, en particulier les violences politiques et les violences collectives. Il mentionne ainsi les violences entre Juifs et Alexandrins en 38, la révolte juive de 115-117, ou les violences d’Etat rapportées par les Acta Alexandrinorum (p. 35), mais sans développer. Le lecteur devra donc recourir à d’autres études pour mieux connaître ces discours de haine et d’appel à la violence contre les Juifs rapportés par Flavius Josèphe dans le Contre Apion (I, 219-320), les violences qui aboutissent à la destruction physique des Juifs d’Egypte sous Trajan (cf. Joseph Mélèze Modrzejewski, « Génocide et fiscalité. La fin de la communauté juive d’Egypte », dans Un peuple de philosophes. Aux origines de la condition juive, Paris, Fayard, 2011, p. 283-310), une révolte qui rend les Juifs coupables du crime de sédition défini par les juristes romains comme un crimen maiestatis ( Digeste 48.4), ou bien la violente répression à Alexandrie sous Caracalla entre décembre 215 et avril 216, qui aboutit à des massacres dont l’étude comporte une dimension juridique (cf. en dernier lieu Chris Rodriguez, « Caracalla et les Alexandrins : coup de folie ou sanction légale ? », JJP, t. 42 (2012), p. 229-272). L’auteur laisse aussi de côté les violences interpersonnelles qui ne sont pas documentées par les pétitions, ainsi les lettres privées (cf. la célèbre lettre sur un infanticide conservé par le P. Oxy. IV 744 du 17 juin de l’an 1 av. n.è.). On s’étonnera plus de voir écartés les rapports médicaux d’expertise établis par les dêmosioi iatroi, car leur expertise après une requête adressée à un agent de l’administration romaine. Or ces requêtes sont formulées après des actes de violence entraînant des blessures ou la mort (cf. Fritz Mitthof : « Forensische Medizin im römischen Ägypten : die rechtsgeschichtlichen Aspekte », Symposion 2007 (Durham, 2-6 septembre 2007), E. Harris et G. Thür (ed.), Vienne, 2008, p. 301-318, et Réponse de B. Legras, p. 319-324).
Cela étant dit, on ne peut que louer l’acribie de l’auteur qui sait toujours replacer les case-studies constituant son corpus dans une perspective plus générale, qui est toujours pleinement historique. Il intègre avec pertinence à son analyse les grilles d’analyse les plus actuelles. L’étude du P. Oxy. XXXVI 2758 (=Appendix A n°35) est ainsi menée (p. 113-114) en sollicitant les concepts de gender et d’ ethnicity : la violence est exercée envers Taamois la femme du pétitionnaire Hêraklas. On appréciera tout particulièrement ses réflexions prudentes et mesurées sur le degré de violence de la province impériale comparée à d’autres espaces de l’Empire, Rome ou l’Asie mineure, ou à des lieux contemporains, par exemple Détroit ou Topeka (p. 50). L’auteur est remarquablement attentif au document, la pétition, qu’il définit comme un « world-creating act ». Le très utile corpus de sources traduites en Appendix atteste de la rigueur de la recherche.
Ce travail montre clairement comment la papyrologie juridique peut éclairer de manière vivante notre connaissance de la société égyptienne sous domination romaine. L’ouvrage deviendra donc sans conteste un livre de référence indispensable pour les historiens et les juristes travaillant sur le thème de la violence dans les mondes antiques et plus particulièrement dans l’Egypte grecque et romaine.