Ce volume réunit les contributions présentées lors d’un colloque international tenu à Barcelone en mars 2009 sous le titre Homo Romanus Graeca Oratione, dont le but était de mettre en évidence la survivance du concept de Grèce et d’identité grecque sous la domination politique de Rome durant trois siècles (du II e au IV e s. apr. J.-C.). La question de l’identité grecque dans le monde romain a donné lieu à une réflexion profonde, liée en particulier au mouvement littéraire de la Seconde Sophistique. Le présent recueil apporte une nouvelle contribution à cette vaste problématique. Ainsi que l’explique Francesca Mestre dans un avant-propos, le titre est emprunté à Aulu-Gelle, qui raconte que Caton l’Ancien critiquait son contemporain Aulus Albinus pour avoir écrit une histoire de Rome en grec (XI, 8). Entre l’époque de Caton et celle d’Aulu-Gelle, de grands changements sont intervenus. Au II e s. apr. J.-C., une attitude comme celle de Caton n’est plus envisageable. Le grec est devenu une langue acceptée, connue, étudiée et utilisée par les Romains. L’ homo Romanus n’est plus seulement l’habitant de Rome. Des homines Romani se trouvent désormais partout dans l’Empire, y compris dans la partie orientale, où le grec est la langue de communication. La domination romaine a contraint les Grecs intégrés dans l’ Imperium Romanum à réfléchir au sujet de leur propre identité, non seulement comme citoyens de villes grecques et héritiers d’un passé grec prestigieux, mais aussi comme sujets des Romains, citoyens romains et même parfois magistrats d’un Empire devenu universel. Le cas de Plutarque est exemplatif. Ce citoyen romain de Béotie (Lucius Mestrius Plutarchus) parvint à construire une identité alliant son attachement à la Grèce et son rôle comme citoyen romain.1 Un autre fait d’importance est à prendre en considération : la consolidation culturelle du christianisme et l’émergence d’un nouveau discours utilisant les mêmes instruments et les mêmes moyens de diffusion. Les intellectuels chrétiens de cette époque attachent autant d’importance que leurs homologues païens à des questions comme le choix de la langue, l’éducation, les modèles littéraires ainsi que les références identitaires et culturelles.
Contexte général
C’est le point de vue philosophique qui est présenté en premier par Michael Trapp (Philosophia between Greek and Latin culture: naturalized immigrant or eternal stranger?). Il met en contraste l’idée grecque selon laquelle la philosophie est le véritable instrument de la civilisation avec la vision des intellectuels latins, pour lesquels la philosophie pourrait apparaître comme trop grecque et comme un simple signe d’éducation raffinée.
Étudiant un concept juridique (ἀποκήρυξις ou abdicatio) dans le contexte du genre déclamatif, Lluís González Julià (Abdicatio Graeca : transferencia legal en las declamaciones grecorromanas sobre desheredados) montre que, contrairement à l’opinion d’un grand nombre de spécialistes qui pensent qu’il s’agit de deux procédures légales différentes, ces deux termes désignent le même concept : l’exhérédation.
Consuelo Ruiz Montero ( La Vida de Esopo (rec. G) : niveles de educación y contexto retórico) montre que de nouveaux genres narratifs prennent plus d’importance durant cette période. Le texte anonyme de la Vita Aesopi est mis en parallèle avec des œuvres d’autres auteurs de ce temps (Plutarque, Dion de Pruse et Lucien) pour mettre en exergue la nature érudite et sophistiquée de cette vie, le public auquel elle est destinée ainsi que la tradition (satirique et cynique) à laquelle elle appartient.
José-Antonio Fernández-Delgado ( Babrio en la escuela grecorromana) souligne la place centrale occupée par les fables de Babrios dans l’éducation. Le fabuliste grec a été très vite incorporé dans le répertoire des maîtres d’école à cause de sa grande utilité pour la pratique de la composition et pour les techniques de paraphrase. Ce succès est dû aussi à l’utilisation de ce texte comme modèle pour les exercices d’écriture, comme le montrent les témoins papyrologiques.
Le bilinguisme est aussi un signe d’identité. Emmanuelle Valette ( « Le vêtement bigarré des danseurs de pyrrhique » : pratiques du bilinguisme dans la correspondance de Fronton et Marc Aurèle) utilise la correspondance de Fronton avec son élève, l’empereur Marc Aurèle, pour évoquer certaines questions relatives à la présence et à la fonction de termes grecs dans des textes latins ( code-switching). Cette problématique permet d’approcher de plus près le statut du grec dans la culture romaine d’époque impériale. Fronton établit un lien entre le grec et la pratique philosophique. Ses considérations sur φιλοστοργία ou sur le « loisir » associé à la culture grecque lui permettent de tracer les contours d’une Grèce imaginaire.
La contribution d’Alberto Nodar ( Greeks writing Latin, Romans writing Greek?) montre combien la documentation papyrologique est une source essentielle pour l’étude des phénomènes de bilinguisme dans l’Empire gréco-romain. Partant d’un papyrus d’Herculanum, P. Herc. 817 ( Carmen de Bello Actiaco), il montre dans quelle mesure les textes latins ont été influencés par les textes grecs aussi en ce qui concerne les aspects formels. Dans ce cas spécifique, le scribe choisit manifestement d’imiter le ductus grec pour donner une plus grande dignité au texte.
Antònia Soler ( Resseguint els grecs a partir de la memòria dels morts: cinc peces d’epigrafia grega funerària a Roma) met en évidence des interférences entre les systèmes graphiques grec et latin dans certaines inscriptions funéraires grecques de la collection du Cardinal A. Despuig i Dameto (1745-1813), très marquées par le contexte romain dans lequel elles ont été gravées.
Partant de l’usage que fait le roman de Chariton (V, 2, 4) d’un texte homérique ( Il., XVIIII, 22-27, presque équivalent à Od., XXIV, 315-317), Carles Miralles ( Memòria i ús dels textos) examine le mode de citation des classiques grecs dans la prose de l’époque impériale.
Fonction de la littérature
Dans une contribution dont le titre rappelle la célèbre formule d’Horace, renversée et appliquée ici à Rome ( Roma capta? Letteratura latina e sistema letterario greco nei primi secoli dell’impero), Roberto Nicolai étudie la valeur et l’usage des canons littéraires depuis l’époque de Quintilien jusqu’à la fin du II e s. apr. J.-C. Les canons de la littérature grecque et latine dans le livre X de Quintilien montrent que, selon le rhéteur, les auteurs latins peuvent égaler les écrivains grecs dans certains genres importants (poésie épique, élégie, historiographie, art oratoire), tandis que d’autres genres sont à la fin de leur phase productive. L’auteur tente de poursuivre les canons en incluant la production littéraire du II e s. et observe que la situation est semblable à celle décrite par Quintilien.
Paolo Desideri ( Storia declamata e storia scritta nel secondo secolo dell’Impero: Dione, Plutarco e la rinascita della cultura greca) analyse dans quelle mesure l’intérêt particulier porté par certains auteurs durant le II e s. apr. J.-C. à la narration d’événements historiques appartenant au passé grec est révélateur de l’intention de ces auteurs, qu’il s’agisse d’historiographes ou de déclamateurs, qui veulent transformer l’histoire de la Grèce classique en un symbole de l’identité grecque.
La relation de Lucien avec le pouvoir de Rome reste difficile à préciser. On reconnaît aujourd’hui une ironie cynique de la part du satiriste au sujet de la puissance de Rome. Ivana S. Chialva ( Elogio, adulación y parodia: desconciertos en torno al encomio Imágenes de Luciano) montre que, dans un texte de Lucien peu analysé, Eikones ( Imagines), qui est peut-être la plus élaborée des ecphraseis écrites par le satiriste, on découvre un éloge adressé à la belle Pantheia, originaire de Smyrne, la maîtresse de Lucius Verus. Une analyse des procédés sophistiques mis en œuvre par Lucien pour masquer l’intention réelle de son opuscule permet de suggérer une possible nuance satirique dans cette eulogie supposée d’une femme proche de l’empereur. Ce mélange de genres permet aussi de prendre une certaine distance critique face au pouvoir politique de l’Empire.
On arrive au Bas-Empire avec l’étude de Bernard Schouler ( Libanios, ou la sophistique comme critique), où sont explorés les éléments de critique des autorités locales que la déclamation sophistique peut contenir.
Auteurs païens
David Konstan ( Seeing Greece with Pausanias) se concentre sur la technique de composition de Pausanias. La Description de la Grèce aurait pour but non une utilisation sur une route géographique réelle, comme s’il s’agissait d’une carte, mais une lecture par un public érudit, dans un voyage intellectuel, comme des aides mnémotechniques, en accord avec la technique de la mémoire attribuée à Simonide de Céos.
Partant des termes se rapportant à la nourriture et à l’art culinaire dans les Lettres de parasites d’Alciphron, Pilar Gómez ( Alcifrón: gastronomía virtual en la Atenas clásica) examine le contraste entre le contexte réel de l’auteur, qui est romain, et l’utilisation de la tradition littéraire dans le champ sémantique de la gastronomie.
Francesca Mestre ( La sophia de Philostrate. Quelques idées sur le Gymnastikos) propose une lecture du terme σοφία, en particulier dans le Gymnastikos de Philostrate, et montre que c’est précisément la longue tradition de ce mot qui permet d’inclure, à l’époque de Philostrate, tous les éléments utilisés pour la survie de l’identité grecque.
Le dialogue entre le passé et le présent a laissé des traces aussi dans la poésie. Juan Pablo Sánchez ( Honesto de Corinto: estilo, fuentes y público de un poeta de los julio-claudios) montre comment les poèmes d’Honestus de Corinthe (probablement un citoyen romain), connus par l’ Anthologie Grecque et par des inscriptions de Thespies en Béotie, malgré leur profond ancrage dans la culture grecque, reflètent la situation nouvelle de la Grèce romaine à l’époque julio-claudienne.
En 1929, Johannes Sykutris fit paraître un article sur une brève tragédie parodique du IV e s. attribuée par erreur à Lucien : Ocypus. Sykutris expliquait la majorité des anomalies métriques et textuelles de ce texte du pseudo-Lucien en les interprétant comme des caractéristiques de la langue du IV e s. Orestis Karavas ( Estudio crítico-textual del Ocipo de Pseudo-Luciano según las notas de Johannes Sykutris) reprend les notes de Sykutris, négligées par les éditeurs modernes de l’ Ocypus, et les applique à une étude critique et textuelle de ce texte.
Auteurs chrétiens
Ernest Marcos Hierro ( Some Remarks on Roman Identity and Christian Imperial Ideology in the Works of Eusebius of Caesarea) tente de mettre en lumière les liens existant entre l’usage de la dénomination « Romain » (‘Ρωμαῖος) dans l’ Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée (263-339) et l’idéologie chrétienne impériale qui émerge de ses discours adressés à l’empereur Constantin. Le monothéisme chrétien et la monarchie de Constantin ont constitué la base d’un nouvel ordre impérial dans lequel l’adjectif « Romain » désigne le citoyen chrétien de l’Empire de Constantinople comme un πεπαιδευμένος.
La contribution d’Alberto J. Quiroga Puertas (Vir sanctus dicendi peritus : Rhetorical Delivery in Early Christian Rhetoric) est consacrée à l’éloquence chrétienne, en particulier Jean Chrysostome et Ambroise de Milan.
Ilaria Ramelli ( Gregory of Nyssa’s Christianized Form of the Stoic Oikeiôsis) montre comment Grégoire de Nysse a intégré la théorie stoïcienne de l’ oikeiôsis dans la pensée chrétienne (influencée par le platonisme et la philosophie chrétienne d’Origène).
Montserrat Camps-Gaset ( Mythe classique et image féminine dans le poème Κατὰ γυναικῶν καλλωπιζομένων de Grégoire de Nazianze) étudie le poème de Grégoire de Nazianze dans lequel il s’en prend aux cosmétiques féminins et au maquillage, critique habituelle dans la tradition chrétienne antique. Il définit un modèle particulier de femme et de comportement humain, auquel il oppose sa propre conception de l’attitude féminine.
Les centons chrétiens constituent un cas tout à fait spécifique dans la littérature antique tardive, car les productions latines précèdent les grecques. Adolfo Egea José Luis Vidal ( De los virgiliocentones de Proba a los homerocentones de Eudocia) se penche sur deux exemples significatifs de centons chrétiens en latin et en grec, à savoir les textes de Proba et d’Eudoxie. Il est probable qu’Eudoxie a connu le travail de Proba et qu’elle a imité certaines caractéristiques de composition.
Cet ensemble de travaux met bien en lumière la complexité et la richesse de trois siècles de culture grecque dans un environnement romain ainsi que la dette que les deux domaines ont contractée l’un envers l’autre. L’ouvrage, soigné, comporte une bibliographie finale et un index.
Notes
1. R. Preston, Roman Questions, Greek Answers: Plutarch and the Construction of Identity, Simon Goldhill (éd.), Being Greek under Rome. Cultural Identity, the Second Sophistic and the Development of Empire, Cambridge, 2001, p. 86-119.