Le présent ouvrage rassemble les contributions présentées, dans le domaine de l’Antiquité gréco-romaine, lors de la 9e rencontre annuelle de l’EASR (European Association of the Study of Religions) organisée à l’Université de Messine en septembre 2009, en lien avec la conférence spéciale de l’IAHR (International Association for the History of Religions). Il s’agissait, dans le cadre de cette rencontre scientifique, de susciter le débat sur le rôle joué par les phénomènes religieux dans l’histoire culturelle de l’Europe et, plus particulièrement, de mettre en valeur comment l’histoire des religions, dans sa formation et son développement comme discipline scientifique, a été spécialement influencée par son « identité européenne ».
L’entreprise s’inscrit dans une démarche de réflexion sur les conditions d’émergence de l’histoire des religions, attentive à prendre en compte l’environnement culturel de l’Europe du XVIIe siècle, mais tout particulièrement aussi les influences de la Grèce et de la Rome antiques. Un tel souci de privilégier un cadre conceptuel large vise à ne pas réduire l’approche des religions antiques à la seule étude des dieux, temples, prêtres et rituels : en définissant la religion comme produit culturel, dans une perspective où les notions de mémoire et d’expérience peuvent s’avérer opératoires, il devient possible d’explorer les relations hommes-dieux en tirant profit des recherches qui entendent mettre l’accent sur les individus, sur les processus d’interaction entre individus et sociétés, entre mémoire individuelle et collective, et analyser des phénomènes émotionnels et cognitifs.
En écho aux deux volets consacrés à l’Antiquité grecque et romaine lors de la conférence, le livre est organisé en diptyque : une première partie traite des rapports entre mémoire et religion dans le monde grec, tandis qu’une seconde partie porte sur l’expérience religieuse dans le monde romain. La lecture de chacun de ces deux ensembles est orientée par un chapitre introductif qui précise brièvement les enjeux de la réflexion.
Pour la partie grecque, N. Cusumano souligne en particulier que l’exploration des liens entre mémoire et religion conduit à s’interroger sur la façon dont les identités se définissent et se construisent à travers la relation au passé. Il fait valoir l’importance de processus de remémoration qui permettent d’analyser des tensions entre changement et continuité et insiste à juste titre sur le travail de mémoire à l’œuvre dans la mise en place et la célébration de rituels dont l’agencement peut refléter et conforter un ordre social. Les phénomènes religieux trouvent ainsi leur place dans une histoire de la mémoire où il s’agit d’analyser la signification qu’un présent donné attribue au passé.
Les cinq contributions qui explorent ensuite, sur des terrains très divers, la problématique des rapports entre mémoire et religion, ont choisi de privilégier la documentation textuelle.
Un passage de l’ Enquête d’Hérodote est pris comme support d’une riche et subtile réflexion (N. Cusumano), très attentive à l’architecture et au vocabulaire même de la narration, sur la prise de serment considérée comme domaine privilégié pour apprécier les relations entre hommes et dieux dans leur dimension performative et dans leurs implications sociales. L’auteur analyse cette pratique en lien avec la notion de confiance et avec des processus où la tension entre mémoire et oubli se révèle être une composante essentielle.
Deux communications mettent à profit le témoignage de Pausanias. I. Solima prend l’exemple des cultes d’Artémis dans le Péloponnèse pour évaluer le rôle de la mémoire mythique mais aussi historique dans le déroulement des pratiques rituelles : on regrettera ici cependant le caractère superficiel d’une présentation trop peu soucieuse de prendre en compte l’ensemble des développements récents de la recherche ou d’affiner la réflexion sur des notions qui font problème (par exemple celle de rite d’initiation). D. Bonanno, dans une contribution bien informée des travaux récents, se fonde sur le livre IV de la Périégèse et, plus spécifiquement, sur le récit de la redécouverte par les Messéniens de textes sacrés, pour mettre en lumière, à travers une comparaison avec l’épisode biblique du Livre de la Loi, la spécificité de la reconstruction de la mémoire messénienne. L’auteur se livre ici à un intéressant exercice comparatif qui enrichit, dans le sillage d’études comme celles de J. Assmann1 et d’A. Hartmann,2 la réflexion à la fois sur la constitution d’une mémoire culturelle et sur les formes d’objectivation de la mémoire.
Dans une contribution attentive à prendre en compte les difficultés liées à la superposition, dans les textes, de strates chronologiques diverses, D. Motta prend l’exemple de l’importance accordée à Achille par Zosime dans son Histoire nouvelle pour montrer l’influence que peuvent exercer sur des auteurs de l’Antiquité tardive des figures héroïques archaïques : leur popularité est entretenue dans un contexte culturel et religieux façonné par une historiographie attentive à perpétuer le souvenir du rôle salvateur joué par de tels personnages. On constate ici que la mémoire mythique peut en venir à prendre le pas sur la réalité historique.
La documentation épigraphique est mise à l’honneur dans la contribution de G. F. Chiai, suivie d’une bibliographie qui aurait gagné à être resserrée. À partir de deux catégories de textes, les inscriptions exposées dans l’espace public des cités d’une part et, d’autre part, les inscriptions trouvées a l’intérieur des sanctuaires, l’auteur s’attache à montrer comment la mémoire religieuse entretenue par ces documents constitue une part significative des histoires locales qui se développent dans les cités aux époques hellénistique et romaine, en lien avec le souci d’exprimer une identité culturelle. Les textes analysés ici sont bien connus (tel le dossier de Magnésie du Sipyle en rapport avec l’apparition d’Artémis Leukophryéné, le décret d’Argos pour le sophiste Antiochos d’Aigai, la chronique de Lindos, les récits de guérison en lien avec le culte d’Asclépios ou les stèles dites de confession) ; ils relèvent de « l’histoire intentionnelle »,3 révélatrice des stratégies identitaires à l’œuvre dans les reconstitutions que les communautés élaborent de leur propre passé, souvent à partir d’éléments mythiques propres à sceller des parentés entre cités .
Le volet romain est moins développé. Précédé d’une seule page introductive visant à souligner, pour une approche historique, le caractère opératoire de la notion d’expérience, il se compose également de cinq contributions qui explorent des formes d’expériences religieuses dans un cadre dont l’ouverture permet d’aborder des aspects variés.
Comme pour prolonger la réflexion sur les concepts, J. Rüpke, à travers un aperçu de comportements liés à la présence d’images divines dans les temples, souligne l’intérêt qu’il y aurait à prendre en compte de façon beaucoup plus approfondie dans les études sur la religion romaine les aspects qui touchent à l’expérience et aux émotions.
En prenant appui sur plusieurs exemples, à l’époque impériale, de cultes dont l’accès est limité à des groupes (en particulier en lien avec Mithra), et en combinant les témoignages de l’archéologie, de l’épigraphie et de la littérature (les Métamorphoses d’Apulée), M. Arnhold cherche à analyser la façon dont les dimensions collectives et individuelles peuvent être imbriquées dans l’expérience religieuse. A. Mastrocinque quant à lui propose d’interpréter l’imagerie dionysiaque qui se déploie sur les sarcophages romains connus par les publications de Matz et Turcan4 comme l’expression d’expériences religieuses en lien avec des rituels où étaient impliqués des membres de grandes familles romaines.
En fait d’expérience religieuse, le rituel des Saliens fournit un objet intéressant de réflexion, mais l’analyse qu’en donne Ch. Guittard se limite à une présentation des données qui servent à en définir la place dans le calendrier religieux de Rome et à reconstituer le déroulement et le symbolisme de la procession qui lui est associée.
La puissance de suggestion qui se dégage des ruines bien conservées du temple d’Isis à Pompéi amène V. Gasparini à analyser comment les Anciens ont pu tirer profit de cette dimension dans la célébration de rituels dont l’auteur souligne par ailleurs l’intégration dans un système d’organisation de l’espace du sanctuaire où le théâtre, en particulier, aurait occupé une position clé, permettant d’associer au culte des spectacles à valeur sacrée. On suivra volontiers l’auteur dans son analyse précise et suggestive de la complexité d’une dynamique rituelle révélatrice des multiples facettes que peut prendre la notion d’expérience religieuse.
Cet ensemble de contributions, utilement suivies de bibliographies d’ampleur variée, témoigne de la richesse, dans le domaine religieux, de ce que J. Assmann a pu définir comme la « dynamique du souvenir culturel » : on comprend que la mémoire appréhendée ici, en lien avec le thème de l’oubli qui lui est lié, est une mémoire « culturelle » qui s’applique à des niveaux de temporalité différents et s’attache à toutes les formes symboliques (mythes, rites, monuments, paysages) où une identité de groupe est à même de s’exprimer. En privilégiant des approches qui relèvent de la sociologie et de l’anthropologie de la mémoire, les réflexions amorcées ou développées ici sur la fonction sociale du passé et sur les rapports entre mémoire collective et identité culturelle aboutissent à montrer que l’enjeu est d’affiner notre définition de la religion ou des religions considérées comme formes particulières de mémoire collective.
Notes
1. Religion und kulturelles Gedächtnis, München, 2000.
2. Zwischen Relikt und Reliquie : objektbezogene Erinnerungspraktiken in antiken Gesellschaften (Studien zur Alten Geschichte Bd. 11), Berlin, 2010.
3. L. Foxhall et al. (eds.), Intentional history : spinning time in ancient Greece, Stuttgart, 2010.
4. R. Turcan, Les sarcophages romains à représentations dionysiaques, Paris, 1966; F. Matz, Die dionysischen sarkophage. 1-3 (Die antiken Sarkophagreliefs 4.1-3), Berlin, 1968-1969.