Ornaghi publie, sous un titre imagé (la lyre, la vache et les femmes insolentes1) et un sous-titre plus explicite, une analyse du contexte de réception et de promotion de la figure du poète grec Archiloque et de sa poésie depuis l’époque archaïque jusqu’à l’époque hellénistique. L’auteur, docteur de l’université de Turin depuis 2006, a déjà beaucoup travaillé sur la comédie grecque (Cratinos, Aristophane, Eupolis), la poésie bucolique (notamment Théocrite) et la poésie archaïque. Il s’est aussi plus particulièrement consacré à l’étude du contexte de réception de la poésie archaïque et à l’analyse des biographies de poètes de cette période : l’ouvrage se situe au carrefour de ces deux champs de recherche.
L’objectif comme le rappelle Antonio Aloni dans sa préface est d’approfondir la connaissance des facteurs socio culturels qui ont contribué à la construction de la figure du poète et à la réception de sa poésie depuis l’époque d’Archiloque jusqu’à celle de Sosthenès et de Mnesiepès. A la croisée de l’analyse proprement littéraire et de l’approche historique, l’ouvrage aborde un aspect que D. Clay avait laissé de côté.2 La méthode, pluridisciplinaire, repose sur la mise en contexte des sources et témoignages et Ornaghi s’applique à reconstituer les différentes phases de sédimentation de la biographie d’Archiloque. Pour lui, les facteurs religieux et les cultes sont déterminants et il aboutit à une forme de «politisation» du message de la poésie archiloquéenne, dans le sens où le contexte socio culturel et historique propre à la cité est déterminant dans l’approche de l’œuvre proposée. Il définit aussi (et ce n’est pas un des moindres mérites de l’ouvrage) une méthode propre d’analyse des données littéraires, qui consiste à chercher par une mise en contexte, systématiquement historique, socioculturelle et spatiale, la logique propre de l’élaboration de la tradition. Organisé en trois parties, l’ouvrage possède des indices d’auteurs, de passages et des noms de lieux très utiles. Il est doté d’une bibliographie complète et constitue un bon outil de travail malgré quelques photos de moindre qualité.
La principale difficulté tient à l’éparpillement de la documentation (témoignages littéraires et épigraphiques sur plus de 4 siècles) que l’auteur a rassemblé dans la première partie (p. 3 à 66). Le corpus littéraire, non exhaustif, mais composé de près 50 textes, classés par thèmes, traduits mais sans apparat critique, ne constitue pas un doublon des testimonia des éditions de références (Tarditi et Gerber) mais plutôt un point d’appui pour la suite de la démonstration. Les inscriptions, même si l’auteur se défend de proposer une nouvelle édition (p. 37), font l’objet par bien des aspects d’un véritable travail critique (relecture sur pierre, recension systématique des principales variantes). Les passages les plus problématiques sont en majuscules et en gras, ce qui permet de repérer rapidement les nouvelles propositions de lecture et de traduction.
La deuxième partie, composée de quatre chapitres thématiques, est consacrée à l’analyse et à l’interprétation du corpus rassemblé. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un commentaire du corpus mais plutôt d’une approche chronologique de l’évolution de la biographie et de la figure d’Archiloque. Le premier chapitre («Déméter et Archiloque à Paros», pp. 69-113) s’attache à analyser les références aux divinités dans l’œuvre poétique et à reconstituer la réalité cultuelle de Paros (notamment à travers celle de la colonie de Thasos). Déméter Thesmophoros joue un rôle de premier plan, aussi bien dans l’œuvre du poète, dans les inscriptions que dans l’histoire de la cité des Cyclades à l’époque archaïque et classique, alors que l’on assiste à une forme d’épuration progressive de la figure de la déesse dans le contexte alexandrin de réécriture de la vie d’Archiloque. Ornaghi tente de reconstituer les caractéristiques du culte du Thesmophorion probablement situé sur l’actuelle colline d’Hagia Anna au sud-ouest de l’acropole de Paroikia : le culte était contrôlé par les Kabarnoi, probablement une sorte de caste sacerdotale à laquelle Archiloque et sa famille ont pu appartenir ; dit
Le second chapitre consacré à la tradition biographique de l’ Archilocheion (p. 116-179) analyse en détail l’inscription de Mnesiepès, dans le but de comprendre la disparition progressive, dans la tradition, de la figure de Déméter. Ce document exceptionnel témoigne de ce que l’auteur appelle «la delfizzazione» de la figure du poète, c’est-à-dire la diffusion de l’influence d’Apollon de Delphes via l’oracle de la Pythie, qu’il attribue aussi bien au caractère local du culte du dieu (sanctuaire de la Mandra à Paros), à l’influence iliadique et épique qu’à une origine extérieure, avec le développement du rôle international du sanctuaire dès le VIIème s. Ce phénomène trouve aussi son origine dans une réinterprétation de la poésie d’Archiloque, dans un processus déductif répandu à l’époque hellénistique que l’auteur a déjà analysé en 2008 à propos des poètes de cour de Samos.3 Aussi l’épisode de la rencontre avec les Muses est-il le résultat de ce processus de réinterprétation. Les femmes qui insultent le poète s’inscrivent dans la tradition des
Le troisième chapitre (pp. 181-256) explore plus en détail le lien entre Athènes, Delphes et la tradition biographique de la vie d’Archiloque dans le but de reconstituer les motivations culturelles et politiques des changements dans le
Le dernier chapitre intitulé du Thesmophorion à l’ Archilocheion (pp. 258-316) consiste, par un processus pendulaire, à vérifier les hypothèses précédentes, mais dans le cadre de Paros, afin d’expliquer la géographie des cultes et d’analyser l’héroïsation du poète du point de vue chronologique. En convoquant conjointement l’inscription de Mnsesiepès, le Marmor Parium et l’inscription de Sosthenès, l’auteur propose de reconstituer l’évolution des cultes pariens et l’intérêt croissant pour la figure d’Archiloque au début de l’époque hellénistique. Le IIIème s. marque un changement important avec l’entrée de l’île dans le koinon des Nésiotes et la domination des Ptolémées, et l’inscription de Mnesiepès reprendrait un certain nombre de thème de propagande ptolémaïque. Ce point aurait peut-être mérité des développements plus précis. Le phénomène s’accompagne d’une réorganisation du culte : si le document de Mnesiepès fixe les récits traditionnels et le
Dépourvu de conclusion, l’ouvrage se termine par une série d’appendices très utiles mais qui ne se rattachent pas toujours directement à l’organisation de l’ensemble : le propos avance par paliers successifs pour approfondir la thèse de l’auteur mais les répétitions et les excursus font parfois perdre le fil la démonstration. C’est le cas de la conclusion de la première partie (pp. 112-113) qui aborde l’apport déterminant des Kabernoi mais qui n’est exploitée dans la suite de l’ouvrage que de manière trop ponctuelle (notamment p. 315). Certaines interprétations sont un peu forcées et n’emportent pas toujours l’adhésion : c’est le cas du sens rituel de
Notes
1. Il s’agit des trois éléments majeurs de l’anecdote «étiologique» de l’inscription de Mnesiepès : la lyre que les jeunes femmes rencontrées par Archiloque lui donnent en échange de la vache qu’il était censé aller vendre.
2. D. Clay, Archilochos heros. The cult of Poets in the Greek Polis, Center for Hellenic Studies, Harvard University Press, Washington D.C., 2004. ( 2005-09-32).
3. Ornaghi M., I policratei Ibicei. Ibico, Anacreonte, Policrate e la cronografia dei poeti della corte di Samo, « Ann Ferr » III, 1 2008, (online), pp. 14-72.