En 2001, J. Alvar Ezquerra publiait à Barcelone un ouvrage passé relativement inaperçu intitulé Los misterios. Religiones “orientales” en el Imperio Romano, dont R. Gordon avait déjà rédigé la préface. Le présent volume, traduit et édité par le même Gordon—avec qui il fonda en son temps le prometteur Electronic Journal of Mithraic Studies —, en offre une version élaborée bien plus qu’une simple traduction actualisée, destinée à faire connaître à un plus large public la réflexion menée depuis de longues années par J. Alvar sur certaines des religions à mystères qui connurent un notable succès dans l’Occident romain aux premiers siècles de notre ère.1
Pour l’auteur, durant les trois dernières décennies, entre les études relatives au déclin des cultes gréco-romains classiques et celles portant sur l’émergence du christianisme, on aurait trop souvent sous-estimé le rôle des religions orientales de la tradition cumontienne, qu’il préfère, à l’instar de R. Turcan, qualifier plutôt de cultes gréco-orientaux, un rôle qu’il se propose donc de réévaluer et de remettre à la place qui serait la sienne, à la charnière entre cultes polythéistes classiques et monothéisme chrétien. Cette position est courageuse, en ces temps où la thèse de Franz Cumont, développée voici plus d’un siècle par le savant belge,2 apparaît de plus en plus difficilement recevable, tant sur la forme que sur le fond, car tributaire à la fois d’une vision christiano-centrée de l’histoire des religions très inappropriée et d’une vision colonialiste de l’Orient—et d’ailleurs quel Orient?—qui n’est aujourd’hui plus la nôtre, comme l’ont encore montré de récentes rencontres internationales auxquelles Alvar, Gordon et l’auteur de ces lignes ont d’ailleurs participé.3
Pour ce faire, il a choisi de s’intéresser à trois des cultes les plus importants de cette “catégorie”, ceux de Cybèle et Attis, Isis et Sarapis, enfin Mithra, conçus comme appartenant à un même ensemble cohérent, nonobstant leurs nombreuses différences. Une commune sophistication intellectuelle, des mythes fondateurs peu familiers pour ne pas dire étrangers aux sociétés de l’Occident latin, des rituels plus ou moins visibles et parfois étranges, voire un nouveau développement relativement contemporain, lors de la période flavienne, sont pour l’auteur autant d’éléments qui concourrent à en proposer une analyse parallèle, en chapitres successifs, autant que comparée. Ce choix est lui aussi courageux et sans doute plus original qu’il n’y paraît, tant les études mithriaques, métroaques et isiaques ont semblé s’éloigner les unes des autres depuis plusieurs années, les principales enquêtes se concentrant plutôt, et sans doute pas uniquement par facilité comme J. Alvar le suggère avec malice, sur telle ou telle divinité. Cependant, on peut hésiter à suivre l’auteur lorsqu’il expose dans une courte première partie pourquoi la notion de “mystères”, lien fondamental entre rite et salut, est centrale pour son étude. L’équation religions gréco-orientales = cultes à mystères, nonobstant certaines convergences lexicales et rituelles, peut apparaître réductrice et inappropriée, voire source de confusion, comme l’auteur le reconnaît lui-même (p. 22 n. 11). On est alors en droit de se poser la question de la pertinence réelle de la “trinité cultuelle” sélectionnée par l’auteur et de son traitement. Si la dimension comparative ne peut qu’apporter beaucoup à notre questionnement sur les cultes du monde antique, dans le cas présent, elle me semble se heurter très vite à une difficulté de taille : la (re)mise en situation des traces de dévotion, leur contextualisation précise en fonction des milieux d’origine et de réception, sociaux et professionnels, ethniques et genrés, conduit à l’impossibilité de traiter la documentation comme un bloc uniforme et lisse, dissolvant le concept de religions orientales, même limitées à trois, dans une multitude de contextes spécifiques, nuancés, quasiment personnels.
Afin de mieux appréhender la réception, les transformations et les influences socio-religieuses de ces cultes sur la société romaine de l’époque impériale, J. Alvar organise sa réflexion autour de trois thèmes, conçus comme des systèmes : les croyances, les valeurs et les rituels de ces trois cultes, qu’il envisage, dans une cinquième et dernière partie, dans leur rapport au christianisme. L’idée maîtresse veut que ces cultes, une fois adaptés à un système religieux qui leur est originellement étranger mais s’avère potentiellement susceptible de les intégrer à des degrés divers, deviennent des éléments à part entière de l’offre religieuse des premiers siècles de notre ère, des religious consumer-goods disponibles sur le marketplace of religions cher à J. North. Romanisés, ils s’avèrent toutefois capables de développements ultérieurs quasi-autonomes, susceptibles à l’occasion de se croiser, comme le montrent les sanctuaires édifiés à l’époque flavienne au sein desquels cohabitent temples d’Isis et de Mater Magna, tel celui découvert voici une décennie à Mainz (Mogontiacum, Germania Sup.). Ces confluences religieuses sont bien moins évidentes, comme le remarque justement J. Alvar, avec Mithra. Ce faisant, ces cultes auraient joué un rôle fondamental dans l’évolution des sensibilités religieuses, passant du statut de sacra peregrina à surveiller de près à celui de défenseurs du monde gréco-latin contre le christianisme en passe de triompher. Une telle analyse n’est pas nouvelle et peut apparaître datée dans un monde anglo-saxon où R. MacMullen et R. L. Fox sont sans doute plus connus que M. Vermaseren et U. Bianchi. L’auteur n’en est pas dupe. L’un des points forts de ce livre est d’ailleurs d’avoir su intégrer ce différentiel historiographique et de proposer une réflexion riche—J. Alvar semble avoir beaucoup lu -, personnelle et finalement à contre-courant de la réflexion actuelle. Ce faisant, on peut là encore douter du bien fondé de cette vision d’une religion hellénistique qui deviendrait moins civique et plus personnelle, moins collective et plus individuelle. Les deux niveaux, à l’échelle de la cité et de l’individu, n’ont-ils pas toujours cohabité depuis que la cité existe et perduré longtemps encore?
Le rappel des différents mythes fondateurs des cultes pris en considération dans l’ouvrage n’est pas inutile lorsque l’on sait, ou croit savoir sur la foi d’une documentation étique qui se résume parfois à la prose d’Apulée, l’importance de la transposition de ces événements mythiques en actes rituels dans le processus de l’initiation; actes rituels que l’initié devait mimer ou jouer pour pouvoir se rapprocher des dieux, sinon s’identifier à eux. Analysant ensuite le développement de ces cultes au sein de l’ oikoumenè hellénistique puis romaine, J. Alvar fait une large place, à juste titre, à l’hénothéisme tel que l’ont analysé H. Versnel ou R. Turcan,4 à savoir l’acceptation, dans le sein des croyances personnelles, de la supériorité d’une divinité—Isis, Sarapis, Mithra, Sol, etc.—sur toutes les autres, plutôt que de considérer, à l’instar de nombre de modernes, ces cultes comme des polythéismes aux tendances monothéistes, comme si l’arrivée du christianisme était inévitable, une analyse qui n’est guère de bonne méthode.5 J. Alvar, âgé de vingt ans à la mort de Franco, va même plus loin, n’hésitant pas à considérer que c’est bien plus le christianisme de la Trinité, des saints et des martyrs qui se transforme en polythéisme et non le contraire, reprenant là certains arguments de ces sectes chrétiennes qui s’accusaient respectivement de polythéisme. L’analyse est d’autant plus intéressante que l’enquête à mener doit mettre à contribution un nombre considérable de documents, de nature extrêmement variée et parfois fortement contradictoires, comme si une réponse unique n’était guère possible. Aux essais théoriques et phénoménologiques s’oppose souvent une documentation que d’aucuns esquivent allègrement, tant elle peut ruiner aisément de belles constructions intellectuelles. J. Alvar affronte cette contradiction vite prégnante avec lucidité et honnêteté, hésitant aussi à monter des échafaudages sur des lacunes et des fragments. Il connaît trop bien les sources, mithriaques, métroaques et même isiaques, pour faire fi de cette difficulté. Un autre intérêt de recourir à la documentation de première main est d’échapper au risque de surinterprétation ou de mésinterprétation des sources relatives aux mystères et aux perspectives eschatologiques (salutifère comme sotériologique) délivrées par ces cultes, trop souvent lus à travers le prisme déformant de perceptions sinon de conceptions fortement teintées de christianisme. Mais cette démarche hautement respectable ne doit pas s’arrêter en chemin et il faut absolument s’interroger aussi sur ce qui distingue le succès de cultes originaires d’Iran, d’Anatolie ou d’Égypte, à l’époque hellénistique et à l’époque romaine, dans le monde grec, dans l’empire romain mais aussi sur leurs terres d’origine (la Selbstverständnis, trop souvent négligée), au risque de transformer les cas particuliers de Rome ou de la Péninsule Ibérique en une généralité qu’ils ne sont pas. Délos, Ostie et son port montrent bien qu’il existe divers niveaux de pénétration et de visibilité de ces cultes, diverses stratégies d’appropriation aussi qu’il importe de différencier avec précision et méthode. S’il est nécessaire de s’interroger sur les contextes multiculturels que peuvent représenter Athènes, Délos ou Rome, il ne faut pas négliger pour autant les micro-contextes locaux, quels qu’ils soient, révélateurs d’une religiosité bien différente, ancrée dans des paramètres identitaires ancestraux et traditionnels qui leurs sont propres, mais susceptible d’évoluer elle aussi, quoique sans doute différemment d’un territoire à un autre, d’un moment à un autre.
Ceci étant, comme le rappelle J. Alvar en quelques très bonnes pages, bien plus que les divinités classiques, Isis, Sarapis, Cybèle ou Mithra apparaissent comme maîtres de l’ordre cosmique des choses, de l’au-delà et même du destin, protecteurs des destinées individuelles, capables de sauver les humains des naufrages et de la maladie. Tous—à l’exception de Sarapis, la fonction étant réservée à Osiris—ont su également assurer leurs fidèles de leur bienveillance lorsqu’il s’est agi pour eux de quitter le monde des vivants et leur promettre une immortalité bienheureuse, comme l’atteste le livre XI des Métamorphoses d’Apulée. Dans ce cadre, l’initiation, qui résulte d’un appel de la divinité et nécessite des épreuves, apparaît comme le moyen pour le myste, de son vivant, d’accéder à une vie nouvelle, à un état privilégié d’union à la divinité. Cette nouvelle vie, baignée par la grâce divine, est placée sous la protection du dieu. En échange, l’initié est soumis à des obligations d’obéissance, de piété et de pureté, qui lui ouvrent à l’occasion la porte de certains sacerdoces, une place privilégiée au sein du culte qui s’accompagne de la connaissance de la signification profonde des mythes et des dieux. Indéniablement, ces épreuves individuelles, même si elles ne sont sans doute pas individualisées, révèlent une composante plus personnelle, plus intime du lien unissant homme et divinité. Mais les cultes en question sont-ils réservés aux seuls initiés? Sans doute pas et, outre l’initiation, d’autres actes liturgiques, rituels, souvent collectifs, participent à l’établissement de ce lien : le taurobole, le criobole, les banquets sacrés, la prière, le chant ou la danse, sans oublier l’incubation. Et l’on peut se demander alors dans quelle mesure la mystique était réellement une forme supérieure de religiosité pour les Anciens, et non une vue de l’esprit des historiens occidentaux des siècles passés.
Mais les cultes gréco-orientaux offrent certainement encore plus que cela. J. Alvar a très certainement raison lorsqu’il écrit que les individus ne pouvant exprimer leur adhésion à la romanité à travers les cultes civiques traditionnels ont cherché dans ces cultes étrangers désormais romanisés un moyen d’affirmer leurs prétentions sociales. Les exemples ne manquent pas et concernent, ce qui n’est pas pour surprendre, assez souvent des personnes d’origine servile qui, bien que parvenues, grâce au commerce le plus souvent, à une certaine aisance financière, ne peuvent, par l’intermédiaire de la religion civique, participer de manière active à la vie de la communauté ni même avoir le simple sentiment d’être membre à part entière de cette communauté. Dans ces conditions, elles se tournent vers nos divinités (Isis ou Cybèle pour les femmes, les esclaves et les affranchis, Mithra pour les hommes et les militaires, même si une telle répartition peut apparaître schématique), accueillantes pour tous ceux qui se sentaient exclus des cultes civiques et, en même temps, protégées par le pouvoir impérial. Le fidèle, qui vit dans un monde où les croyances sont fondamentalement pragmatiques, et qui, dans son rapport aux dieux, attend le plus souvent du concret, y trouve un temps son compte.
Dans ce contexte, les cultes gréco-orientaux ont fonctionné longtemps en termes de complémentarité et de supplémentarité, puisant dans le Zeitgeist de quoi se nourrir et se développer, selon une logique sommative en vertu de laquelle des éléments de nature et d’origine très variées pouvaient cohabiter, interagir voire fusionner. Le christianisme primitif n’a pas fonctionné autrement, même si beaucoup ont du mal à l’admettre, avant que les uns et les autres ne se radicalisent progressivement et que le curseur ne se déplace de la cohabitation vers la concurrence, la comparaison devenant un instrument de différenciation davantage que de dialogue et de rapprochement. C’est dans ce cadre que naissent la célèbre théorie de “l’imitation diabolique”, en même temps que les discours dogmatiques qui conduiront à la disparition progressive des polythéismes traditionnels du monde méditerranéen.
Une quinzaine de planches, plusieurs index complètent le volume, ainsi qu’une bibliographie très dense de plus de vingt pages, qui pose toutefois quelques problèmes. Outre les traditionnels titres que l’on aurait aimé y trouver mais qui n’y figurent pas—peut-on traiter des mystères sans jamais citer le toujours très utile recueil Mystères et syncrétismes, Études d’Histoire des Religions, 2 (Strasbourg, 1975), avec l’étude de F. Dunand, “Les mystères égyptiens aux époques hellénistique et romaine”, 11-62, proposer plusieurs pages sur la Sérapeum d’Alexandrie sans utiliser la dissertation de M. Sabottka, Das Serapeum in Alexandria (Berlin, 1985), désormais publiée par l’IFAO comme tome 16 des Études Alexandrines (Le Caire, 2008), réfléchir sur la religion romaine sans jamais citer les travaux de J. Scheid, etc. -, on peut se demander si certains titres qui s’y trouvent n’auraient pas pu être davantage utilisés. Ainsi, il paraît délicat d’évoquer la naissance du Sarapis gréco-romain en se référant encore au Ptolemaic Alexandria de P. Fraser et d’ignorer l’étude fondamentale de P. Borgeaud et Y. Volokhine, pourtant citée p. 427 dans la bibliographie, ou encore le dernier ouvrage de M. Malaise, cité lui aussi p. 436.6 On reste également à l’occasion dubitatif devant la pertinence des références utilisées, parfois terriblement datées : les pages sur la première diffusion isiaque négligent les travaux de la dernière décennie mais s’appuient sur T. Brady, cité Brady 1987 (p. 62 n.113), qui correspond en fait à Brady 1978 (p. 427 dans la bibliographie), mais n’est que la réimpression anastatique d’une étude publiée en 1935!7 On pourrait multiplier les exemples. Plusieurs points de détail mériteraient également d’être revus. Quelques-uns, relevés ici et là , sur les seuls cultes isiaques. P. 61, il est erroné d’écrire qu’à haute époque hellénistique, Sarapis est coiffé du calathos; il porte en règle générale l’atef d’Osiris et ne se pare du calathos que bien plus tard. Sur la même page, il est faux de dire que le couple isiaque apparaît souvent sur les monnaies hellénistiques.8 P. 62, le succès de Sarapis à la cour des Ptolémées doit être considérablement relativisé; c’est un leurre qu’une étude onomastique de W. Clarysse sur les noms théophores donnés aux enfants nés de membres de la cour d’Alexandrie, à paraître, confirmera encore : les noms formés sur celui de Sarapis en sont quasiment absents. P. 179, rien ne permet de dire que le poète Maiistas fut un prêtre. P. 186, Memphis n’est pas dans le Fayoum et l’on connait au moins deux autres versions de l’arétalogie d’Isis, qu’il faut ajouter à la liste donné : l’une de Cassandreia en Macédoine ( RICIS Suppl. I, 113/1201), l’autre conservée au Musée de Fetihye ( RICIS 306/0201). P. 192, Osiris n’est pas très présent dans les laraires d’Occident, loin de là . P. 296 ss, les considérations sur Isis marine sont à préciser et à revoir.9
Ces quelques remarques de détail n’enlèvent rien à l’intérêt que l’on peut prendre à la lecture de l’effort de J. Alvar, qui se révèle finalement d’une grande richesse et dont le lecteur attentif ne pourra que tirer grand profit.
Notes
1. Cf. déjà , “El culto a Isis en Hispania”, in La religión romana en Hispania (Madrid 1981), 309-319 ; “El culto de Mitra en Hispania”, MHA 5 (1981), 51-72.
2. La première édition des Religions orientales dans le paganisme romain date de 1906 ; l’édition de référence, la 4e, de 1929.
3. C. Bonnet, J. Rüpke et P. Scarpi (éds), Religions orientales—culti misterici. Neue Perspektiven—nouvelles perspectives—prospettive nuove (Stuttgart, 2006); C. Bonnet, S. Ribichini et D. Steuernagel (éds), Religioni in contatto nel Mediterraneo antico. Modalità di diffusione e processi di interferenza, Atti del 3 colloquio su “Le religioni orientali nel mondo greco e romano”, Loveno di Menaggio (Como), 26-28 maggio 2006, Mediterranea 4 (Pisa, 2008).
4. H.S. Versnel, Inconsistencies in Greek and Roman Religion 1. Ter Unus. Isis, Dionysos, Hermes. Three Studies in Henotheism (Leiden, 1990); R. Turcan, “L’hénothéisme mithriaque”, in Mithra et le mithriacisme (Paris, 1993), 145-152.
5. Cf., par exemple, P. Athanassiadi et M. Frede (éds), Pagan Monotheism in Late Antiquity (Oxford, 1999); E. DePalma Digeser, The Making of a Christian Empire. Lactantius and Rome (Ithaca-London, 2000).
6. M. Malaise, Pour une terminologie et une analyse des cultes isiaques (Bruxelles, 2005).
7. T. Brady, The Reception of the Egyptian Cults by the Greeks (330-30 BC), The University of Missouri Studies 10 (Columbia, 1935).
8. Cf. L. Bricault (dir.), Sylloge Nummorum Religionis Isiacae et Sarapiacae (Paris, 2008).
9. Cf. L. Bricault, Isis, dame des flots (Liège, 2006).