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Dans le sillage de l’intérêt grandissant qu’on porte à l’Antiquité tardive, plusieurs poètes chrétiens de cette période ont reçu plus d’attention qu’auparavant. Mais il y a toujours des poètes qui restent un peu sur la touche. L’un d’entre eux, Commodien, a fait maintenant l’objet d’un un rattrapage de grande envergure, vu la parution d’une nouvelle édition de ses poèmes. Ce poète est très intéressant, tant par son oeuvre un peu étrange que par sa personnalité mystérieuse. Jean-Michel Poinsotte, qui s’occupé du poète depuis plusieurs années, a produit, dans la série latine des Belles Lettres, un nouveau volume des Instructions de Commodien. Ce volume mérite l’attention pour son approche adéquate et son ampleur impressionnante. C’est un livre de grande valeur pour la recherche des idées primitives des chrétiens.
Aucune oeuvre poétique chrétienne du monde antique ne nous est transmise avant celles de Commodien. Ce poète a écrit deux ouvrages : les Instructiones et le Carmen apologeticum, quelquefois indiqué sous le titre Carmen de duobus populis. Alors que le Poème apologétique est un poème unique, les Instructions se composent de quatre-vingts pièces, de dimensions variables, réparties en deux livres. Le premier livre est adressé aux païens, en particulier aux païens judaïsants. On peut signaler une répartition en trois parties : sur les dieux païens (4-22), sur les ennemis du christianisme (23-40) et sur la fin des temps (41-45). Le deuxième livre s’adresse aux chrétiens : Poinsotte l’appelle à juste titre “un manuel du savoir-vivre chrétien”. Les poèmes reflètent une théologie chrétienne qui doit beaucoup au judaïsme. La datation des poèmes est aussi difficile que celle du poète : il y a eu des datations du troisième au cinquième siècle, mais l’opinion générale le date maintenant au siècle dit de la crise, c’est-à-dire le troisième. Commodien reste un personnage énigmatique, dont le floruit doit se trouver dans les années 250-260 environ. Pourtant, une datation exacte semble impossible pour le moment et Poinsotte souligne que souvent dans l’Antiquité on écrivait une oeuvre sur une longue période. Cette pratique ne complique pas seulement la datation absolue, mais aussi la datation relative des deux oeuvres de Commodien. Poinsotte montre de façon convaincante que Commodien a rédigé son oeuvre lui-même (pp. xxxii-xxxiv).
L’introduction est vaste, surtout la partie qui porte sur le texte de l’oeuvre et ses curiosités. Néanmoins, pour avoir une image complète de la figure de Commodien et en particulier de la dispute complexe sur son origine, il faut lire l’article de Poinsotte déjà paru sur ce sujet. 2 Etant donné que Commodien est le premier poète chrétien, il est dommage que Poinsotte n’aborde pas le sujet de l’origine de la poésie chrétienne. Pourquoi Commodien a-t-il choisi d’écrire en vers, malgré l’absence d’exemples chrétiens comparables ? Quelle était l’influence de la poésie qualitative qu’on trouve déjà dans le Nouveau Testament et dans certains hymnes chrétiens du IIe siècle? Nous avons aussi quelques considérations sur les arguments de Poinsotte. Quoiqu’ il ait bien argumenté son opinion, il reste difficile à croire que Commodien ait volontairement produit des hexamètres plutôt inhabituels. Poinsotte exprime son point de vue d’une façon incisive (p. xii) : “Il aurait été tout à fait capable de composer des hexamètres parfaitement corrects. Mais c’eût été transiger trop ostensiblement avec des valeurs “séculières” qu’il dénonçait.” Mais pourquoi Commodien a-t-il essayé d’écrire en hexamètres ? Si les hexamètres étaient vraiment trop contaminés par la poésie païenne, il aurait pu écrire dans un mètre vraiment accentuel syllabique ou en prose par exemple. De plus, il cite assez souvent des auteurs païens (voir Poinsotte, pp. xxxvii-xli), ce qui démontre qu’il a de l’estime pour ses précurseurs séculiers. À côté de cela, il y a quelques passages où Poinsotte semble raisonner trop vite, p. ex. quand il dit que Commodien “apparaît souvent comme un homme plein d’expérience, sans doute âgé” (p. xv)—ne peut-il pas avoir utilisé les expériences d’autres personnes pour ses écrits?—ou quand il affirme que Commodien était “intransigeant et hostile à tout compromis spirituel” (p. 20).
Le style est un des aspects les plus discutés de l’oeuvre de Commodien. Il a écrit en hexamètres sans se soucier beaucoup des règles de la métrique classique. Son emploi des mots est souvent étrange et gênant. Sa morphologie, sa syntaxe, son style et sa phonétique présentent un caractère exceptionnel. Le plus grand mérite de l’édition de Poinsotte semble être l’utilisation soigneuse du texte de Commodien. Ainsi que l’éditeur l’explique dans son introduction, il ne nous reste qu’un manuscrit, C, qui date du IX e siècle. Il y a trois textes de base sur une copie aujourd’hui perdue du manuscrit : A, B et l’ editio princeps de Rigault. La première édition fondée sur le manuscrit médiéval est celle de Dombart de 1887. Poinsotte s’est attaché au C, tout en reconnaissant la valeur de A, B, et de Dombart. Les éditions modernes de Martin (1960, CCSL 128) et Salvatore (1965 le livre un et 1968 le livre deux) ont aussi pris en considération. Poinsotte a choisi de s’appuyer sur le manuscrit C, plus que sur les éditions, sans qu’il les ignore d’ailleurs.1 Ça implique que les nombreuses variantes de l’orthographe des Instructions ont souvent été maintenues dans l’édition de Poinsotte. Cette approche nous donne un texte qui ressemble au texte original, tel que Commodien l’a probablement écrit, plus que les éditions récentes, particulièrement celles qui précèdent l’édition de Martin, qui ont été “corrigées” d’après l’usage classique. Mais il faut se garder des lapsus des copistes médiévaux bien sûr, comme Poinsotte lui-même l’admet : “Il nous a semblé (…) que le risque était moins grand d’attribuer à C. des dictiones qui n’étaient pas les siennes que de faire de ce poète marginal un écrivain aussi classique que possible.” (p. lvii). Le résultat est un texte réaliste, si aliénant qu’il soit quelquefois. Heureusement, l’éditeur a prévu les problèmes que l’orthographe inhabituelle pourrait poser aux lecteurs habitués plutôt à l’orthographe classique, et il a marqué des variantes troublantes dans l’appareil critique (voir p.ex. p. 2, 9: “perdoctos (= -tus)”). De plus, les variantes orthographiques les plus habituelles qu’on trouve dans l’oeuvre de Commodien, sont signalées dans l’introduction.
La critique du commentaire sur un des poèmes des Instructions peut nous donner une idée de l’approche de Poinsotte. Nous prenons l’ Instruction 1,41, intitulée De antichristi tempore. C’est le premier poème d’une série sur la fin des temps, comme le signale Poinsotte, qui s’efforce constamment de préciser la place de tel ou tel poème dans l’oeuvre. D’abord, il est étonnant que Poinsotte maintienne le mot antichristi dans le titre, bien que l’acrostiche ait été antechristi. Ainsi que Poinsotte le mentionne dans son introduction (p. lviii), il est très probable que les acrostiches soient plus fiables que les titres. Quatorze fois, le titre d’un poème a une autre orthographe que l’acrostiche. Néanmoins, Poinsotte a choisi de ne pas corriger le titre de l’instruction 1,41. Le poème commence par une citation d’Isaïe 14,16-7, empruntée clairement au texte de l’ Ad Quirinum de Cyprien. Ensuite, Commodien décrit la fin du monde où l’antéchrist, en la personne de Néron de inferno leuatus, et Elie viennent sur terre. Ensuite il décrit la manière dont Jésus revient et dont les Juifs sont trompés dans leurs espérances. Quant à la datation, nous avons déjà mentionné l’opinion de Poinsotte, à savoir qu’une datation exaxte estpresque impossible. Néanmoins, il fait un essai de datation relative pour le Poème apologétique et les Instructions (pp. xix-xx) d’après Instructio 1,41. Il est question d’un antéchrist au singulier ici. Mais dans le Poème apologétique deux antéchrists sont évoqués. Poinsotte suppose que “c’est un Antéchrist double qui a été maladroitement réduit à l’unité” (p. xx). Il tente de démontrer dans les notes (pp. 302-4) qu’on peut voir l’existence de deux antéchrists dans le poème. Ses arguments semblent un peu trop recherchés. Pourquoi Commodien ne pourrait-il pas changer d’avis entre la parution des Instructions et le Poème apologétique ? Et comment se fait-il que Commodien ait pu se tromper sur un aspect aussi délicat de la théologie chrétienne, sur lequel il met souvent l’accent ? Il semble donc qu’une telle conclusion ne soit pas soutenable. L’ampleur de cet analyse montre toutefois la profondeur du commentaire (p. ex. pour 1,41 : 22 notes, i.e. douze pages, sur vingt vers), dont le seul désavantage est que le livre est moins maniable que ce que le lecteur moyen souhaiterait. Mais la conséquence positive est que l’édition de Poinsotte est beaucoup plus qu’une traduction : c’est un vrai commentaire du texte. Il y a des références partout dans les notes. Les autres poèmes de Commodien sont parfois mentionnés : p. ex. le contenu de 1,41 est comparé à celui du Poème apologétique, ce qui révèle plusieurs divergences, les quatre premiers vers faisant penser au début du premier livre des Instructions etc. Mais il y a aussi des références aux autres auteurs, p. ex. l’opinion d’Augustin et de Victorin de Poetovio sur l’antéchrist et la figure de Néron chez Lactance, Sulpice Sévère, Tertullien, Ambroise, Jean Chrysostome et d’autres auteurs chrétiens. Il en est de même pour la littérature moderne, que Poinsotte semble connaître très bien. Le travail de l’éditeur visant à restituer le texte que Commodien aurait pu écrire, se révèle clairement dès le début du vers neuf de l’instruction 1,41 : Poinsotte écrit Res qua *suffine redit, ce qui est la lecture du manuscrit C, en indiquant dans l’appareil critique qu’il faut le lire comme Rex quam sub fine. Cette reproduction “classique” a été choisie comme texte d’édition par Martin, par Salvatore (qui a quas au lieu de quam) et par d’autres éditeurs modernes. Le choix de Poinsotte est élucidé dans l’annotation correspondante. Par de telles interventions, le lecteur moderne peut s’imaginer lire le texte plus ou moins comme on le faisait au IIIe siècle, ce qui est un grand acquis de l’édition de Poinsotte. Les conjectures de l’auteur (dans Instructio 1,41 au vers vingt, argumenté aux pp. 309-11), qui ne sont pas très nombreuses toutefois, sont également bien étayées dans les notes.
Cela dit, il faut souligner que cette édition nouvelle est un livre érudit. Commodien offre un regard exceptionnel sur la pensée du christianisme ancien, dans lequel l’influence de la religion juive était plus forte que dans les siècles suivants. De plus, il est le premier poète chrétien dont nous pouvons lire une oeuvre considérable. Quoique les anciennes éditions de Commodien soient plus modernes que quelques-unes des éditions de ses successeurs (comme Juvencus, le premier poète dit “classique” chrétien, seulement disponible dans l’édition de Huemer de 1891, CSEL 24), la nouvelle édition est justifiée à la fois par l’approche textuelle et l’ampleur du commentaire. Par conséquent, le livre de Poinsotte contribue beaucoup à l’étude du christianisme des premiers siècles, pour lequel les poèmes de Commodien sont une source d’une importance à ne pas sous-estimer. Plusieurs index à la fin facilitent une recherche efficace dans le livre. Le texte, tout comme le commentaire, est le couronnement du travail que Poinsotte a consacré à l’un des poètes chrétiens les plus obscurs de l’Antiquité.
Table des matières : Introduction ix-lx
I—Un auteur et une oeuvre atypiques ix-xxii
II—Le recueil des Instructions xxii-xxxiv
III—La forme des poèmes xxxiv-l
IV—La recherche d’un texte plausible l-lx
Bibliographie lxi-lxxi
Conspectus siglorum lxxiii-lxxvi
Commodien—Instructions 1-90
Début des Instructions de Commodien en acrostiches 91-97
Notes 99-481
Index biblique 485-498
Index des auteurs classiques 499-518
Index des auteurs chrétiens 519-550
Index des passages du Poème apologétique 551-557
Notes
1. Il est louable d’apprendre dans l’introduction que Poinsotte a consulté l’auteur de la dernière édition, Salvatore, avant de publier son livre.
2. Poinsotte, J.-M. (1996). “Commodien dit de Gaza.” Revue des études latines 74: 270-281.