En se plaçant dans la perspective de l’histoire de l’exégèse, Peter C. Bouteneff se propose d’étudier la manière dont les récits de création de Genèse 1-3 ont été lus et interprétés par les premiers chrétiens. Après avoir fait le point sur les versions hébraïque et grecque des deux récits de la création dans le livre de la Genèse et sur leur exégèse juive (qui apparaît relativement tardivement, au cours des II e et I er avant l’ère commune, en particulier dans le Sirach et le Livre des Jubilés), l’auteur consacre le premier chapitre à Paul. Tout en étant influencé par l’exégèse juive, Paul opère une double rupture avec celle-ci. D’une part, il associe la création à l’action du Christ ; d’autre part, il perçoit Adam comme le premier pécheur et comme une image inversée du Christ. Pour autant, la doctrine du péché originel n’est toujours pas présente chez Paul ; elle apparaît plus tard, avec Jérôme, puis avec Augustin qui se fonde sur la traduction latine de la Bible par Jérôme. Tout en poursuivant la lecture christianocentrée de la Genèse initiée par Paul, le IIe siècle met en place, pour les siècles suivants, les principes de l’exégèse chrétienne, notamment autour de la notion de typologie qui permet de lire et d’interpréter les livres juifs à la lumière des quatre évangiles. Il est intéressant de noter que les penseurs chrétiens de l’époque ne mettent toujours pas l’accent exclusivement sur la faute d’Adam, mais plutôt sur le libre-arbitre de l’homme. C. Bouteneff s’intéresse à Justin le martyr, Méliton de Sardes, Théophile d’Antioche et Irénée de Lyon. Ce dernier exprime pour la première fois l’idée d’une règle de foi (p. 75) qui doit présider à la lecture et à la compréhension des Écritures. Son attitude est peut-être à relier à sa volonté de réagir face à des interprétations différentes et non réglées des écritures, en particulier celle des Valentiniens.
Après s’être brièvement intéressé à Tertullien, l’auteur consacre tout un chapitre à Origène qui engage l’exégèse chrétienne sur une nouvelle voie. Origène pose essentiellement la question de l’historicité des événements relatés dans les récits de création, en relation avec la différence entre sens littéral et sens spirituel. Il doute ainsi que certains événements aient réellement eu lieu, attitude qui a pu lui amener quelques soucis. Notamment, concernant la cosmologie, il ne cherche pas à insister sur l’interprétation littérale ou scientifique de Genèse 1-3. Après une brève notule sur Cyrille de Jérusalem, Athanase d’Alexandrie et la Philocalie, le dernier chapitre concerne les Cappadociens et la manière dont ils se fondent sur Origène tout en ne le disant pas explicitement, en raison de la condamnation dont ce dernier a fait l’objet. C. Bouteneff aborde successivement Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse et quelques-unes de leurs oeuvres. Cette étude met en exergue les liens entre eux, surtout entre Grégoire de Nysse et Basile de Césarée, mais aussi leurs approches exégétiques différentes.
Cet ouvrage s’adresse à un public cultivé large ; un appendice donnant les deux récits de création dans la version grecque de la Septante et dans différentes traductions anglaises, ainsi que trois index (auteurs modernes, sources et sujets) permettent au lecteur de s’y repérer. Cet ouvrage est bienvenu en ces temps de débats houleux autour du créationnisme et de l’évolution, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Il permet de revenir sur certaines idées reçues. Il rappelle que certaines lectures littérales sont peut-être plus récentes que certains ne le supposent parfois. Ainsi, à la lecture des pages de C. Bouteneff, on s’aperçoit que les six jours avaient finalement peu de place dans les commentaires chrétiens antiques et qu’ils n’étaient pas vraiment perçus comme un fait historique. Les exégètes ne cherchaient pas à les relier aux données scientifiques de leur temps. Cette attitude est particulière suggestive par rapport au débat actuel sur le créationnisme qui prend à la lettre le récit de la Genèse. Il est également intéressant de relever que l’idée d’une généalogie humaine remontant à Adam émise par les auteurs chrétiens antiques n’implique pas celle que l’homme est né coupable de la faute d’Adam. Bien au contraire, ces auteurs mettent l’accent sur le libre-arbitre, position intéressante si on la met en perspective avec le long débat ultérieur en Occident autour de cette notion de libre-arbitre et de celle de péché originel.
Ce que l’on peut regretter est le traitement réservé aux textes provenant des groupes dits hérétiques. Le terme même d’ hérésie n’est pas mis à distance. À propos d’Irénée, l’auteur mentionne les Valentiniens, mais sans donner de détail sur leur exégèse, ce qui est dommage, notamment pour ce qui concerne la distinction entre image et ressemblance. De même, la manière dont certains gnostiques ont interprété le serpent de la Genèse aurait pu être abordée. Confronter la façon dont ces groupes interprètent la Genèse à celle pratiquée par les auteurs ici étudiés aurait été très fructueuse. Il est vrai que l’ouvrage n’aurait plus eu la même ampleur. Les remarques qui précèdent sont finalement plus une incitation à poursuivre ce type de travail en élargissant le corpus étudié, sans tenir compte des frontières établies peu à peu entre orthodoxie et hérésie.
Notre dernière remarque concerne la création ex nihilo. C. Bouteneff la mentionne à propos de Justin le martyr qui parle de “unformed matter” (p. 62) ; nous ne sommes pas sûre que cette expression exprime réellement l’idée de création ex nihilo. Celle-ci serait apparue plus tardivement, au cours du IVe siècle.
Ces deux remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de l’ouvrage, qui invite à approfondir le thème abordé.