Valérie Fromentin (Université de Bordeaux) et Estelle Bertrand (Université du Maine) ont produit le premier volume d’une édition en deux volumes consacrée aux livres 45, 46 et 47 de l’ Histoire romaine écrite en grec au début du troisième siècle ap. J-C par le sénateur Dion Cassius, pour la Série grecque des Belles Lettres sous le patronage de l’Association Guillaume Budé. C’est la première fois qu’une édition de l’oeuvre de Dion Cassius apparaît chez Budé sans la collaboration de Marie-Laure Freyburer-Galland, dont le travail sur Dion a tant avancé nos connaissances d’une source peu appréciée de l’histoire romaine. Ce premier volume nous fournit un texte critique, une traduction, et de brèves notes sur les livres 45-46, ainsi que deux chapitres aussi cruciales qu’intéressantes dans le texte cassien encore existant; les éditeurs envisagent un second volume consacré au Livre 47. Une longue notice introduit le premier volume avec un résumé détaillé de l’histoire textuelle des deux livres; l’édition répond aux attentes avec un Index nominum utile (qui omet à juste titre les noms les plus communs) et un Conspectus siglorum.
Le livre 45 commence en 44 av. J-C avec les séquelles de l’assassinat de Jules César et les débuts d’une querelle entre Antoine et Octavien, alors que le livre 46 raconte la défaite d’Antoine à Mutine, l’arrivée d’Antoine à Rome et le consulat qui s’ensuit, et l’établissement du second Triumvirat en 43 av. J-C. Ces livres montrent le début de la vie publique d’un Auguste à venir et les origines des disputes qui mèneront à leur résolution à Actium; Dion Cassius, plus souvent pour le mieux que pour le pire, est la meilleure source pour une vue d’ensemble relativement complète de ces mois essentiels, et certes pour la production d’un récit plus ou moins cohérent.
Le projet initial qui a mené à la présente édition fut la thèse de doctorat de Bertrand soutenue en Sorbonne en 1997, qui consiste en une traduction française et un commentaire historique des livres 45, 46 et 47. Les recherches de Bertrand, révisées à fond, se joignent au texte critique que Fromentin a préparé. Le résultat de cette collaboration fructueuse est un bénéfice auxpour les études relativement négligées de l’histoire de Dion, bénéfice qui nous fait attendre avec impatience la parution du livre 47 de la même série, ce qui complète le récit intégral de la succession césarienne en 44 jusqu’en 42 av. J-C. Le projet est magnifique: pour ceux qui étudient cette période, le Budé Fromentin-Bertrand répond aux besoins et deviendra l’un des textes de référence à consulter.
En ce qui concerne le texte de base de Dion Cassius, il convient de consulter l’édition de Boissevain en quatre volumes (Berlin 1885-1901, avec un cinquième volume consacré à une concordance en 1931) qui sert de base pour l’édition Loeb rédigée par Earnest Cary (1914-1927), dont le texte fut disponible aux lecteurs de l’ Histoire de Dion Cassius avec une sorte d’apparat qui respectait les limites de cette série: la traduction de Cary est basée sur une version qui date de 1905-1906 rédigée par Herbert Baldwin Foster. Jusqu’ici quatre volumes de Dion Cassius ont paru chez Budé.1 Il est bien naturel que l’oeuvre magistrale de Boissevain serve de base à cette nouvelle édition de Dion; le texte du présent volume, comme celui de son prédécesseur dans la même série, n’est pas si différent du texte de Boissevain. Les notes critiques ne sont pas exhaustives; en revanche, elles offrent les jugements fins et discrets en cataloguant les variantes et les conjectures (par exemple, en notant tout simplement les variantes orthographiques). Même si cette édition ne fournit pas l’apparat critique le plus complet (on a toujours recours à Boissevain), néanmoins il convient de dire que cette édition est la meilleure pour les livres de Dion Cassius.
Nous tenons à signaler au lecteur un outil très valable inclus dans l’introduction: il s’agit des concordances détaillées qui permettent de comparer de près Dion et Cicéron, Plutarque, Appien et d’autres (et surtout les Philippiques de Cicéron, une comparaison soutenue à travers le commentaire, ainsi que Dion et Appien). Un résumé excellent et extrêmement complet des deux livres entiers guide le lecteur non seulement dans le texte de Dion mais aussi dans les récits analogues encore existants sur les mêmes événements. La bibliographie est exhaustive et elle comprend les oeuvres de haut niveau à côté des thèses de doctorat américaines relativement obscures. Comme les autres volumes consacrés à Dion Cassius dans cette série, le compte rendu de la tradition manuscrite est un modèle de clarté. Là où le texte de Fromentin vaut le plus, c’est dans son usage critique de l’évidence des témoins indirects. Certaines lectures exclues par Boissevain ont été restituées. Il s’agit donc d’une amélioration par rapport à Boissevain; même si l’édition précédente avait ouvert la voie, les raffinements de ce texte ne sont ni négligeables ni insignifiants. En ce qui concerne la ponctuation (toujours difficile et trop souvent sous-estimée), le texte de Fromentin est supérieur à tous les autres.
Il faut noter que la notice du volume concentre exclusivement sur les livres pris en considération sans aucune introduction à Dion Cassius lui-même, ce qui estaurait souhaitable. On s’attend à une telle introduction une fois que les premiers livres, sous forme de fragments, auront paru dans la même série. Tout de même la notice sert de guide pratique à bon nombre de problèmes plutôt généraux concernant l’usage de Dion en tant que source pour cette époque. Bien que le lecteur de ce livre sans connaissances ni contexte de l’auteur ait besoin de renseignements préalables, un grand atout de la prose lucide et de l’approche méthodique des éditeurs est le style accessible de cet ouvrage pour le lecteur de l’histoire ancienne, même sans connaissances spécialisées concernant Dion . L’introduction à la section consacrée au passage de la République au Principat est particulièrement bien faite, ce qui convient bien, étant donné la déchéance de la République, thème qui préoccupe Dion à travers toute son histoire; ces deux livres fournissent les sources les plus centrales pour une analyse de l’attitude de Dion par rapport à l’évolution vers l’autocratie.
Le commentaire, comme celui de tous les volumes récents du recueil Budé, est redoutabletrès appréciable par sa longueur ainsi que par son contenu et, il constitue bien plus qu’un ensemble de notes complémentaires. Des références approfondies qui ont pour but de mettre en parallèle les passages enrichissent les notes, comme cela est déjà fait aussi dans la notice, avec une sélection ample et judicieuse de sources secondaires. Cette sélection de sources est soigneusement équilibrée (puisque même pour Dion Cassius, nos bibliographies ne peuvent pas être exhaustives, quoique ce volume s’approche d’un tel idéal). Le vaste contexte fourni par les passages parallèles fait du volume une référence exceptionellement utile, qui permet d’accumuler tous les testimonia antiques à propos d’un événement quelconque pendant ces deux ans cruciaux, avec de juste évaluations des controverses. Les notes textuelles sont intercalées entre les commentaires historiques; en accord avec les pratiques de la série, les notes correspondent à la traduction et non au texte grec. Le traitement de la réponse de Calène à Cicéron dans la défense d’Antoine (46, 1-28) est impressionnant; Bertrand montre une grande maîtrise de la tradition romaine de l’invective. Ailleurs sa maîtrise des points les plus fins de la loi romaine se manifeste, et les notes sur Mutine et les séquelles de la bataille sont perspicaces. Dans les notes, les détails abondent sur les personnages clés du récit; l’ Index nominum, qui est plutôt bref, aurait pu fournir encore plus de détails sur les dates et les rôles. Les notes à 45, 5 sur les noms changeants d’Octavien offrent un compte rendu parmi les meilleurs qui soient disponibles d’une saga onomastique complexe. Les notes lexicographiques foisonnent d’informations utiles. Dion a été critiqué injustement pour son obsession, semble-t-il, des présages (le plus souvent d’ordre météorologique); Bertrand traite de cet aspect de sa pensée avec justesse. Bref, les commentaires sur les deux livres constituent un aspect de la tradition épexégétique: très bien écrits, efficaces et éminemment informatifs; l’éditeur de la Série grecque Jacques Jouanna est à louer pour sa bonne volonté qui permet l’insertion dans l’édition de ces notes de grande valeur, qui sont à certains égards l’aspect le plus réussi de l’édition.
La traduction est annotée avec quelques notes sur le sujet et sur la chornologie (il aurait été souhaitable d’en avoir davantage); elle est élégante et fluide. Certes elle constitue une meilleure traduction que celle de Cary (tout comme celle de Foster) chez Loeb à la fois sur sa lisibilité et sur la fidélité au texte grec. Comme prévu, les difficultés présentes chez Dion demeurent dans la version de Bertrand; on ne cherche pas à réhabiliter la prose de Dion, prose qui est parfois turgide et obscure (pour ne pas dire thucydidéenne). Assez souvent des questions qui pourraient se poser sur la traduction sont résolues de manière complète dans les notes. Heureusement les éditions de Budé les plus récentes comprennent un prospectus des volumes disponibles.
Fromentin et Bertrand sont à féliciter pour leur édition exemplaire de deux livres importants du récit de Dion, volumes qui fournissent en même temps le commentaire le plus complet qui soit disponible actuellement, ainsi qu’une traduction exacte. En ce qui concerne les livres de Dion, désormais cette édition constituera la première et la meilleure à consulter. Nous attendons avec plaisir les volumes à venir dans ce projet de série, et en particulier l’édition Fromentin-Bertrand du livre 47 de Dion. Étant donné le projet simultané qui vise à produire une édition complète des Scriptores Historiae Augustae, ceux qui étudient l’histoire romaine ont raison d’apprécier les volumes et les initiatives de la série Budé.
Notes
1. Dion Cassius, Histoire Romaine, Livres 41 et 42. Texte établi par M.-L. Freyburger-Galland, traduit et annoté par F. Hinard et P. Cordier (2002); Livres 48 et 49. Texte établi, traduit et annoté par M.-L. Freyburger et J.-M. Roddaz (1994, 2e tirage 2002); Livres 50 et 51. Texte établi, traduit et annoté par M.-L. Freyburger et J.-M. Roddaz (1991, 2e tirage 2002). Roddaz fut membre du jury qui jugea la thèse de doctorat de Bertrand.