Ce livre n’est pas un manuel de paléographie pour papyrologues, mais une histoire des écritures grecque et latine que l’on trouve dans les papyrus. Papyrus est le mot repris dans le titre. Il est un peu trompeur. En effet, si l’auteur utilise l’énorme masse des papyrus disponibles, il a recourt aussi aux parchemins, ostraca, tablettes de bois et tablettes cirées dont l’apport est loin d’être négligeable pour son étude. Par ailleurs, qui dit papyrus pense avant tout à l’Egypte et l’immense majorité des témoins que l’auteur emploie provient de ce pays. Mais plusieurs papyrus viennent d’autres régions (Italie, Grèce, Israël, Jordanie, Syrie) et il en va de même des parchemins (Syrie), des ostraca (Libye) et des tablettes (Grande-Bretagne, Algérie) sans oublier les codex sauvegardés dans des bibliothèques depuis l’antiquité tardive. Cavallo ne néglige aucune source. En définitive, il nous offre une histoire des écritures grecques et latines utilisées dans des textes documentaires ou littéraires non épigraphiques jusqu’à la fin du VIIe s. p.C., en prenant pour point de départ la seconde moitié du IVe s. a.C. pour le domaine grec et le Ier s. a.C. pour le domaine latin.
Le lecteur de ce compte rendu doit en être conscient: les lignes qui suivent donnent une image tronquée du livre recensé. En effet, celui-ci est exceptionnellement analytique et il est impossible de résumer en 2500 mots les innombrables analyses extrêmement approfondies et très fines que l’auteur donne des différentes écritures utilisées dans la documentation dont il dispose. Dans la mesure du possible, j’ai essayé de présenter les écritures les mieux attestées à une chaque époque. Mais d’autres écritures, dont certaines ne sont que des variantes, cohabitent avec celles-ci. Je n’ai pu en rendre compte.
La partie de l’ouvrage consacrée à l’écriture grecque est la plus étendue parce que la mieux documentée (p. 21-140). En voici les différents chapitres. “Les plus anciennes écritures grecques sur papyrus (IVe-IIIe s. a.C.)” (p. 21-38). Dans les plus anciens témoins papyrologiques, l’écriture grecque ne présente pas de différence substantielle entre les usages documentaires et libraires et ne diffère guère, sauf certains tracés plus souples, de l’écriture utilisée dans les inscriptions contemporaines. Mais ces papyrus anciens sont trop rares et trop mal répartis dans l’espace pour rendre compte d’une situation graphique qui devait être plus complexe. Dans des papyrus un peu plus récents apparaissent des formes graphiques qui tendent toujours à plus de rapidité. Dans une série de documents provenant des papiers de Zénon et écrits à Alexandrie, on trouve une écriture assez stylisée appelée écriture de chancellerie alexandrine. Sa caractérisrique la plus évidente est la disposition des lettres selon une ligne directrice qui en détermine la morphologie. Il est probable que cette écriture a été adoptée sous une forme moins rigide et stylisée dans les papyrus littéraires. Les lignes ultérieures de l’évolution de l’écriture grecque entre la moitié et la fin du IIIe s. peuvent se suivre à travers des témoins qui, même s’ils ne sont pas dépourvus d’éléments graphiques de l’écriture de chancellerie alexandrine, s’en détachent, car la forte extension horizontale de l’écriture dans son ensemble leur fait défaut tandis que les lettres prennent des tracés plus souples et des proportions plus régulières. En fait, le ductus se montre tantôt plus posé et calligraphique tantôt plus rapide et informel. On peut aussi observer que, déjà au IIIe s., on assiste à la naissance d’une écriture dotée de traits décoratifs. Les mêmes caractéristiques se retrouvent sans différences substantielles dans les écritures des papyrus littéraires entre le second quart et la fin du IIIe s. a.C. Parfois, cependant, le ductus est plus posé et les formes plus arrondies et calligraphiques. On assiste en fait à la naissance d’une véritable écriture libraire que l’auteur met en relation directe avec la fondation de la bibliothèque d’Alexandrie. Selon lui, celle-ci devait imposer une production libraire plus intense qui détermina une évolution et un affinement des formes d’écriture vers plus de calligraphie.
“De la non distinction à la distinction: écritures cursives et écritures posées (IIe s. a.C.)” (p. 38-49). La transition du IIIe au IIe s. ne se marque pas par des transformations radicales dans l’écriture grecque, mais on observe un écart toujours plus prononcé entre écritures posées, parfois calligraphiques, et écritures semi-cursives ou cursives. C’est de toute évidence dans ces dernières que les signes évoluent vers de nouvelles formes. Selon l’auteur, la cursive, une écriture de ductus très rapide, ne pouvait pas naître avant la pleine époque hellénistique. En effet, c’est seulement alors que les pratiques administratives atteignent une intensité et une diffusion impensables même à l’époque de la polis quand les affaires entre les citoyens se fondaient plus sur les rapports verbaux que sur la documentation écrite. Une observation analogue vaut pour les écritures libraires qui, sous l’influence de la cursive, tendent à devenir toujours plus rapides et informelles non seulement par les interactions évidentes avec les écritures documentaires, mais aussi par la demande de livres et les pratiques de lecture autrement plus étendues qu’aux époques précédentes. Pourtant l’évolution de l’écriture dans le sens cursif est plutôt lente puisqu’on ne peut parler de véritables semi-cursives ou cursives qu’à partir du IIIe-IIe s. A côté de ces écritures fleurit au IIe s. un courant d’écritures posées qui se manifeste non seulement dans la production libraire, mais aussi dans la production documentaire soit pour conférer à des documents une certaine dignité graphique soit parce que certaines mains étaient coutumières des écritures posées et non des cursives.
“Maturation et variété des écritures cursives et posées (Ier s. a.C. – Ier s. p.C.)” (p. 49-78). Dans les documents du Ier s. a.C., on utilise avant tout des écritures semi-cursives ou cursives même si une distinction nette entre les deux catégories ne peut être établie, car le degré de “cursivité” des diverses écritures varie. En fait, la cursive atteint la pleine maturité vers l’époque d’Auguste. On trouve aussi des textes littéraires en semi-cursive ou cursive, normalement des copies privées. Dans cette période Ier s. a.C. – Ier s. p.C., une riche série d’écritures posées et calligraphiques apparaît.
“Ecritures libres et écritures normatives (IIe-IIIe s. p.C. et au-delà)” (p. 78-118). La période entre le Ier et le IIIe s. témoigne du plus grand accroissement de la production écrite qui atteint son point culminant au IIe s. Pour expliquer ce fait, l’auteur avance une hypothèse : la réorganisation administrative de l’empire romain en général et de l’Égypte en particulier exigeait un plus grand nombre de fonctionnaires qui ont produit une énorme documentation. De plus, l’instruction scolaire plus répandue a pour conséquence l’augmentation du nombre des personnes qui lisent et écrivent. En tout cas, à partir du IIe s., dans le domaine des écritures soit cursives (ou semi-cursives) soit posées et calligraphiques se perçoit un processus de différenciation majeure des typologies graphiques même si de véritables changements structurels font défaut. A côté des écritures cursives se rencontrent, dans les pratiques documentaires des IIe et IIIe s., des écritures dont les lettres ont plusieurs fois une base ou des éléments cursifs, mais qui dans l’ensemble sont tracées avec un ductus plus ou moins posé. Une écriture de chancellerie autrement stylisée et assez caractéristique s’affirme entre le IIe et le IIIe s. et aura une influence plus ou moins marquée sur les documents de l’époque: l’écriture de chancellerie alexandrine dite de Subatianus Aquila. Les écritures posées que l’on rencontre aux IIe et IIIe s. dans les papyrus littéraires montrent une grande variété de solutions graphiques. L’apparition à cette époque de nouveaux courants culturels, de nouveaux faisceaux de lecteurs, de nouvelles pratiques de lecture, de nouveaux textes et la création de nouvelles bibliothèques publiques et privées imposaient une production libraire plus vaste et plus variée qui répondait aux exigences multiples d’un public socialement et intellectuellement stratifié. L’écriture montre donc des typologies graphiques diversifiées en relation avec ces exigences multiples. Le phénomène graphique le plus notoire auquel on assiste parmi les écritures posées et calligraphiques de cette époque est la formation d’écritures normatives c’est-à-dire d’écritures qui suivent certaines règles répétées soit dans les techniques soit dans les manières d’exécution. Ces écritures se forment sur le terrain des diverses tendances graphiques de l’époque que l’on ne peut examiner faute de place. A l’intérieur des courants les plus importants, on se contentera de citer la majuscule arrondie ou onciale romaine, la majuscule biblique, la majuscule alexandrine, enfin, le style sévère. L’évolution de deux branches du style sévère donnera naissance à la majuscule ogivale droite et à la majuscule ogivale inclinée.
“De la majuscule à la minuscule (IVe – VIIe s. p.C.)” (p. 118-140). Plus on avance dans l’époque byzantine plus la richesse se concentre dans les mains de puissantes familles entraînant la disparition ou presque de la catégorie sur laquelle reposait l’instruction et la culture. S’ensuit une concentration de l’alphabétisation et de la production libraire à l’intérieur de grandes familles de fonctionnaires d’Etat et de propriétaires terriens et à l’intérieur des nouvelles institutions représentées par les églises et les monastères. La documentation reste abondante, mais les typologies sont moins diversifiées qu’à l’époque romaine. La production des livres est marquée par la raréfaction de ceux-ci, mais aussi par une moindre présence de textes de la tradition classique au profit d’écrits chrétiens. Dans le domaine des écritures soit cursives et semi-cursives soit posées d’usage bureaucratique ou de chancellerie, au IVe s. et aux siècles suivants, on peut établir encore une fois une distinction entre un courant caractérisé par la verticalité des axes, des formes arrondies et souvent un agrandissement des lettres et un courant reconnaissable à l’inclinaison des axes et à l’allongement des hampes. Mais les variantes ne manquent. Les transformations graphiques qui prennent cours à cette époque sont strictement liées aux réformes de Dioclétien à la suite desquelles la langue et l’écriture latines pénètrent en Égypte comme jamais auparavant. Dans les milieux administratifs ou judiciaires oeuvrent des mains toujours plus nombreuses capables d’écrire dans les deux langues et les deux écritures. L’écriture bureaucratique grecque fondée sur la majuscule entre toujours plus en contact avec l’écriture latine maintenant fondée sur la minuscule jusqu’à la formation de signes graphiquement équivalents, mais parfois phonétiquement différenciés dans les deux écritures. Ce phénomène, la koinè graphique gréco-latine, amorce un processus de transformation plus rapide des formes graphiques majuscules en minuscules. Des papyrus montrent que le passage de la majuscule à la minuscule est achevé entre le Ve et le VIe s. au moins dans certaines pratiques documentaires. En dernière analyse, la koinè graphique gréco-latine a évolué en cursive byzantine. Enfin, quand, dans le monde byzantin des alentours de 800, surgissent de nouveaux ferments culturels et quand les écritures majuscules antiques et monumentales à usage libraire disparaissent, c’est la stylisation de chancellerie opérée sur la cursive byzantine qui est promue comme écriture des livres devenant ainsi la minuscule grecque normale de Byzance. Il s’agit d’une écriture plutôt élégante, mais qui peut être exécutée avec un ductus rapide, adaptée à réaliser des livres lisibles en un temps relativement bref, comme les nouvelles pratiques intellectuelles le réclament.
Cavallo passe ensuite à l’écriture latine (p. 142-190). Les papyrus latins sont bien moins nombreux que les papyrus grecs. Par ailleurs, la plupart d’entre eux proviennent d’Egypte alors qu’une masse énorme de témoignages écrits était produite en Italie et dans la partie occidentale du monde romain. Heureusement, même si bien peu de ceux-ci subsistent, ils ont permis d’améliorer nos connaissances.
“Cursive et capitale (Ier s. a.C. – Ier/IIe s. p.C.)” (p. 143-156). L’écriture cursive latine apparaît dans les documents survivants au Ier s. p.C. : elle est caractérisée par une inclinaison nette vers la droite, des variantes graphiques, des ligatures importantes. Cette écriture montre qu’à cette époque, l’écriture latine, dans certaines de ses manifestations, s’est libérée des tracés rigides propres aux écritures sur tablettes même si ceux-ci continuent à résister encore longtemps. Un autre genre d’écriture est celui qui, même s’il est exécuté à l’encre sur papyrus, semble constituer la transposition d’une écriture gravée avec le stylet sur tablettes de cire. L’usage d’un calame à pointe flexible fait que l’épaisseur des traits varie plus ou moins. Mais l’existence de plumes métalliques, évidemment utilisées avec de l’encre, est bien attestée. Il n’est donc pas exclu que, pour les écritures sur papyrus (ou directement sur le bois) tracées selon l’éducation graphique et les modalités de l’incision dans la cire, on en faisait usage à la place du calame. Mais il s’agit d’une hypothèse qu’il faut vérifier. Existe aussi au Ier s. une capitale dont les plus beaux exemples se trouvent dans les livres. En voici quelques caractéristiques : lettres de formes épigraphiques, rigoureusement isolées et avec hastes verticales ; dessin souple ; d’habitude, contraste d’épaisseur entre les traits; souvent ajouts d’élégants appendices aux extrémités des traits verticaux.
“L’écriture latine entre capitale, écriture de chancellerie, cursive et minuscule” (IIe-IVe s. p.C.) (p. 156-175). A partir du IIe s., un type spécial de capitale posée est attesté dans les pratiques documentaires. A part quelques simplifications de tracé, il ne résulte pas de différence dans la forme des lettres. Le caractère distinctif le plus notoire est constitué par l’absence de contraste entre les traits épais et les traits filiformes. Parmi les écritures en usage dans les pratiques de chancellerie commence à se former, peut-être déjà à la fin du Ier s., mais certainement au IIe s., une cursive élancée, aux traits minces, décidément inclinée vers la droite dans laquelle certaines formes et ligatures tendent toujours plus à s’organiser en un système pour aboutir au IIIe s. à une écriture documentaire quasi normative. Cette écriture de chancellerie disparaît avec la fin du IIIe s. On la retrouve plus tard sous le nom de litterae caelestes comme écriture réservée à la seule chancellerie impériale. Une évolution plus libre des lettres se révèle entre le Ier et le IIIe s. dans la cursive d’usage courant appelée “écriture commune”. Cette évolution peut se suivre à travers des écritures gravées ou à l’encre qui attestent un processus de réduction ou de simplification des traits des lettres menant à la formation de la minuscule. Au IVe s., celle-ci s’est définitivement substituée à la majuscule. Entre la fin du IIe et le IVe s., justement comme conséquence de la substitution de la minuscule à la majuscule, des changements apparaissent dans l’usage de l’écriture posée même si on continue à utiliser la capitale calligraphique dans divers documents et livres, ceux-ci surtout de haute qualité.
“Les écritures d’époque romaine tardive et leurs fonctions : cursive nouvelle, semi-onciale, onciale (IVe/Ve-VIIe s. p.C.)” (p. 174-190). Dans l’usage quotidien et dans la documentation privée, l’écriture couramment utilisée encore après le IVe s. est la cursive nouvelle qui, à partir du Ve s., montre un ductus plus rapide et acquiert des caractéristiques différentes par rapport à l’époque précédente comme un certain élan en hauteur et, souvent, l’inclinaison résolue de l’axe vers la droite. Entre les IVe-Ve et VIe-VIIe s., des écritures de chancellerie sont toujours attestées. Toutefois, après le mandat impérial de Trèves de 367 qui prohibe l’utilisation des litterae caelestes réservée à la seule chancellerie impériale, les bureaux provinciaux et municipaux d’Orient et d’Occident sont contraints, pour conférer une physionomie graphique particulière et distinctive aux documents qui en émanent, d’adopter les litterae communes autrement dit l’écriture courante désormais minuscule, mais en leur imprimant de nouveaux procédés stylistiques. Parmi les écritures posées d’usage plus spécifiquement libraire, la semi-onciale et l’onciale prédominent à partir du IVe s. En Orient, la semi-onciale est, comme de règle en Occident, exécutée avec un axe droit, mais présente en général un aspect plutôt serré ou est dessinée de manière rigide et anguleuse et est influencée par l’écriture grecque. Elle est aussi attestée plusieurs fois dans sa variante à axe incliné vers la droite. Une véritable semi-onciale de tradition occidentale est attestée dans des codex de conservation bibliothécaire, assez nombreux. L’écriture onciale est une écriture mixte qui comporte des lettres tirées de l’alphabet capital, des lettres minuscules et des lettres dont la forme est caractéristique de l’alphabet oncial (A, D, E, M). Elle est attestée dans les papyrus depuis le moment de sa formation qui reste toutefois problématique. Le A et le D de l’onciale peuvent s’observer peut-être déjà au IIe s. ( P.Oxy. I 30, de bellis Macedonicis), mais les lettres typiques de l’onciale se rencontrent surtout à partir du IVe s. Quant aux exemples les plus accomplis de l’écriture onciale, ils se trouvent à partir du Ve s. L’onciale semble être une écriture artificielle (créée comme écriture chrétienne?) dans laquelle convergent des formes de la capitale, de la minuscule et des formes nées de nouvelles expériences d’écriture sans exclure une influence stylistique de la majuscule biblique grecque dans l’agencement final de l’écriture. La fracture entre Orient et Occident est consommée au temps d’Héraclius et détermine la disparition de l’écriture latine dans les provinces orientales. L’enquête de Cavallo s’arrête ici, avec la disparition de l’écriture latine en Orient et l’apparition de la minuscule grecque byzantine.
L’auteur était le mieux à même d’écrire ce livre. Outre ses compétences proprement paléographiques, on relève le souci qu’il a de lier l’évolution de l’écriture à celle de la société. Par ailleurs, pour chaque document cité, et ils abondent, l’auteur fournit une illustration ou renvoie à un ouvrage qui en contient une. Résumons en une phrase. En plus d’une solide étude sur l’évolution des écritures grecque et latine, ce livre fournit un excellent instrument pour dater les papyrus plus que pour les déchiffrer sans toutefois être inutile pour mener à bien cette dernière démarche. Apprécions en un mot: remarquable!