Ce livre s’articule en trois chapitres de longueur très inégale, précédés d’une introduction et suivis de deux appendices et d’une conclusion.
Dans l’introduction, Mecci fournit un état de la recherche sur les liens entre le cynisme antique et le christianisme primitif. Il observe que l’apport du cynisme à la formation du christianisme fait encore l’objet d’un vif débat, notamment chez les chercheurs étasuniens et, dans une moindre mesure, anglais. L’auteur rappelle l’essor de cette Cynic Hypothesis, dont il signale d’emblée aussi quelques limites, notamment la méconnaissance d’études sur le sujet non rédigées en anglais. Il énonce donc le but de son travail : vérifier la Cynic Hypothesis à l’aune des derniers acquis de la recherche internationale.
Le premier chapitre porte sur l’hellénisation de la Palestine à l’époque de Jésus et sur la diffusion de la philosophie cynique dans la région (« Il Mondo di Gesù. La Cultura Ebraica, l’ellenizzazione e la Filosofia Cinica »). Après un rappel historique sur les rapports entre la Palestine et le monde gréco-romain, l’auteur discute le niveau d’hellénisation de la région, notamment à la lumière de la thèse de Martin Hengel (Judentum und Hellenismus, Tübingen 1969). Mecci conclut que la pénétration de la culture grecque en Palestine est certaine, mais sans doute plus circonscrite que ce que Hengel croyait, et qu’il est probable que le cynisme, par l’attitude de ses adeptes et par son implantation à Gadara, y était plutôt bien connu. On ne peut affirmer pour autant que Jésus connaissait certainement le cynisme : quant aux exemples souvent invoqués de la morale de l’Ecclésiaste et de la figure de Jean Baptiste, Mecci en montre clairement la faiblesse.
Le cadre théorique posé dans le premier chapitre permet d’affronter une question fondamentale pour le livre : Jésus a-t-il été influencé par le cynisme ? C’est le sujet du long chapitre 2 (« Gesù era cinico ? »).
Mecci exprime d’emblée son scepticisme quant à la possibilité de prouver un lien entre la prédication de Jésus et la pensée cynique. Il commente ensuite les études de Burton L. Mack sur la « Source Q » (p. 39-70). Après avoir rappelé l’état de la recherche sur cette dernière, l’auteur expose les grandes lignes de la thèse de Mack et le tri opéré par celui-ci au sein de la Source Q. Les limites de la méthode de Mack ressortent de son interprétation de l’expression « royaume des cieux », qu’il rattache à la réflexion cynique sur la royauté et sur la société. Pour vérifier sa thèse, Mecci se livre à une analyse détaillée de la pensée politique de Diogène et du cynisme antique, ce qui l’amène à souligner les différences entre les projets d’innovation sociale prônés par Diogène et par Jésus, et donc à réfuter l’interprétation de Mack.
La seconde partie du chapitre est consacrée au théories du collectif américain se réunissant dans le « Jesus seminar ». Après un rappel historique sur ce groupe et sur son activité, Mecci en souligne les aspects problématiques sur le plan scientifique. Il choisit ensuite de se concentrer sur un de ses représentants majeurs, F. Gerald Downing, qui présente l’avantage de soutenir clairement la thèse d’un rapport direct entre le cynisme et Jésus.
Afin d’illustrer à la fois la méthode adoptée par Downing et les problèmes qu’elle pose, Mecci sélectionne trois cas d’études : la femme cananéenne de Mc 7,24-30/Mt 15,21-28, les célèbres paroles de Jésus en Mt 6,26-29/Lc 12,24-31 (« Regardez les oiseaux du ciel… ») et les instructions données par Jésus aux disciples en Mc 6,8-9/Mt 10,9-11/Lc 9,3-5. Dans les trois cas, Downing a proposé un lien avec le cynisme. Pour les deux premiers, à travers un réexamen des sources cyniques et chrétiennes, Mecci démontre que les rapprochements proposés sont trop vagues pour être pertinents. L’étude du troisième exemple amène l’auteur à des conclusions légèrement différentes. L’analyse du lexique employé invite à exclure une assimilation des disciples aux philosophes cyniques ; mais quant à la possibilité d’une polémique implicite contre ces derniers, Mecci se montre plus ouvert, en estimant (sur la base aussi de témoignages patristiques) que les premiers chrétiens pourraient avoir ressenti le besoin de se démarquer des cyniques. Il conclut que les ressemblances superficielles qui existent entre les deux mouvements pourraient avoir poussé les premiers auteurs chrétiens à distinguer le plus possible leur message de la pensée cynique.
Après Jésus, l’auteur consacre un dernier chapitre à la figure de Paul (« Paolo e il cinismo »). Il se concentre sur deux passages de la Première lettre aux Corinthiens, où des chercheurs ont cru pouvoir identifier une influence cynique.
Le premier texte étudié est 1Cor 7,29-31, pour lequel Romano Penna a signalé un parallèle dans un épisode de la vie de Diogène selon Diogène Laërce. Mecci soumet les arguments de Penna et le texte antique à une analyse très fine, aussi bien du point de vue philologique que de celui de l’histoire de la philosophie. Cela l’amène à nuancer les conclusions du savant italien : même s’il est possible, voire probable, que Paul se soit inspiré de l’argumentaire de Diogène, il l’a adapté à la conception du monde propre à la nouvelle religion.
Mecci s’intéresse ensuite aux sources de 1 Cor 9,24-7, rapproché par Hermann Funke du Discours 8 de Dion de Pruse. Il conclut que les deux textes ne s’inspirent sans doute pas d’Antisthène, comme le croyait Funke, mais aussi que Paul, tout en exploitant la réflexion philosophique de son temps, lui donne encore une fois une direction chrétienne et s’efforce peut-être aussi de distinguer le christianisme du cynisme. Mecci trouve ainsi chez Paul une confirmation de l’hypothèse avancée à la fin du premier chapitre. Pour l’attention portée aux ressemblances entre les deux mouvements, et pour le soin de ne pas les confondre, l’auteur voit dans le corpus paulinien un véritable tournant dans les rapports entre cynisme et christianisme.
Les deux appendices se penchent sur trois penseurs cyniques. Tout d’abord, Onésicrite d’Astypalaea : Mecci résume les quelques informations sur sa vie, cite en entier et commente le long témoignage de Strabon sur sa rencontre avec des gymnosophistes, puis s’attarde sur les doutes (uniquement modernes, et qu’il prouve être sans fondement) quant à l’appartenance d’Onésicrite à l’école cynique.
Une deuxième appendice est consacrée à deux penseurs qui, sans être directement liés au christianisme naissant, sont importants pour comprendre les liens unissant le cynisme et la culture juive dans l’Antiquité : Oinomaos et Méléagre de Gadara. Mecci souligne que, contrairement à ce qu’on a pu penser encore récemment, il faut identifier Oinomaos avec le mystérieux Abnimos hagardi (« de Gader », c’est-à-dire Gadara), présenté dans plusieurs sources juives comme un penseur « païen » intéressé à la Bible. Or ce portrait ne correspond pas à l’image que nous pouvons nous faire d’Oinomaos : il s’ensuit qu’Abnimos est juste un « philosophe type » censé représenter un penseur grec ouvert à la culture juive. Selon Mecci, le choix d’Oinomaos s’expliquerait par son origine (la ville de Gadara) et par sa critique de la religion traditionnelle. Quant à Méléagre, l’auteur rappelle d’abord sa double production philosophique et poétique, ce qui l’amène à poser la question du rapport entre les deux : comme Marie-Odile Goulet-Cazé, il conclut en faveur de l’hypothèse d’une évolution de la pensée de l’auteur. Ensuite, Mecci insiste sur l’importance de Méléagre (peut-être le premier auteur gréco-romain à mentionner le respect du Shabbat) pour l’histoire des rapports entre le monde juif et la culture gréco-romaine.
Dans la Conclusion, Mecci résume le déroulement de son analyse, en mettant l’accent sur quelques conclusions majeures qui en découlent : l’impossibilité de parler d’un Jésus cynique sur la base des témoignages écrits disponibles ; la volonté de distinguer le cynisme du christianisme, présente déjà dans les premiers écrits sur la vie et l’enseignement de Jésus ; par conséquent, l’importance du cynisme, à côté du platonisme et du stoïcisme, dans l’évolution de la pensée chrétienne.
Comme le remarque l’auteur lui-même dans l’introduction, le sujet abordé dans ce livre est assez épineux. Les opinions des différents penseurs cyniques sont souvent difficiles à déterminer à partir de la tradition indirecte ; la Cynic hypothesis concerne aussi la compréhension de l’origine du christianisme et de son originalité ; son étude nécessite la maîtrise de plusieurs disciplines ; le risque de surestimer les points de contact entre les deux courants (l’auteur parle de « parallelomania ») est toujours présent. On ne peut donc que saluer la précision de l’analyse de Mecci, dont les conclusions sont toujours équilibrées et nuancées. Même lorsque sa réflexion l’amène à réfuter une thèse, il ne manque pas d’en souligner des points intéressants et des aspects qui lui paraissent recevables[1].
Cinismo e cristianesimo delle origini présente ainsi un bilan critique complet et précis des différents aspects de la Cynic Hypothesis et, par là, des rapports entre la philosophie cynique et le christianisme naissant. Les thèses des différents chercheurs font l’objet d’un commentaire attentif, qui remonte systématiquement aux sources antiques pour vérifier l’interprétation des modernes et qui mobilise de nombreuses études dans plusieurs domaines (histoire de la philosophie et du christianisme, philologie[2]) : l’objectif de pallier l’absence de certains travaux européens dans le débat sur le sujet (mené par des chercheurs étasuniens) est pleinement atteint.
Compte tenu de la richesse de l’analyse que ce livre propose, il est particulièrement regrettable qu’il n’ait pas reçu une relecture plus approfondie, qui aurait notamment permis d’éliminer plusieurs coquilles. Parfois, la démonstration aurait aussi gagné à être affinée. Quelques passages (surtout des notes) sont un peu redondants ; quelques développements, bien qu’intéressants, sont très longs et finissent par nuire à la cohérence du raisonnement. C’est notamment le cas des pages consacrées aux thèses de Downing et de l’appendice sur Onésicrite. Au chapitre 2, Mecci annonce qu’il étudiera trois exemples tirés de l’œuvre de Downing. Or presque vingt pages séparent le deuxième exemple du troisième : entre les deux, on trouve un long développement sur la religiosité cynique (en lien avec le deuxième exemple : p. 88-105) et des conclusions provisoires (d’autres viendront clore le chapitre), brièvement illustrées par un autre exemple qui, n’étant pas parmi les trois annoncés, vient brouiller le plan initial (p. 105-107). Une exposition plus claire et succincte aurait sûrement facilité la lecture. Quant à l’appendice sur Onésicrite, on peut légitimement se demander si le simple fait que ce philosophe cynique ait vécu au moment du premier contact entre les cultures juive et grecque justifie un développement de vingt pages[3].
Soyons clairs : ces imperfections alourdissent un peu le déploiement de la réflexion de Mecci, sans pour autant rien enlever aux qualités de ce livre, qui apporte une contribution significative non seulement pour l’histoire de la philosophie antique et du christianisme, mais également pour l’histoire de la recherche dans ces domaines.
Notes
[1] Par exemple, p. 104, n. 320 sur Downing ; p. 105-116 sur la pauvreté et sur la tenue vestimentaire chrétiennes et cyniques.
[2] Deux seules remarques sur la riche bibliographie : pour la conception chrétienne du temps (abordée à p. 129, n. 31), on pourrait renvoyer à F. Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris 2020 ; le titre de la monographie de M. C. De Vita, Giuliano imperatore filosofo neoplatonico est confus avec la collection dont elle fait partie.
[3] Dans l’introduction (p. 15), Mecci observe aussi que cet auteur a été quelque peu négligé par les spécialistes du cynisme antique. Ce serait une raison valable pour lui consacrer une appendice, si le but du livre était de dresser un panorama complet de ce courant.